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Les débats idéologiques



Denis Monière
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1993-1994

· Rubrique : Les débats idéologiques



Après une année référendaire dominée par la question constitutionnelle, la vie intellectuelle en 1993-1994 a été centrée sur les enjeux socio-économiques où des positions plus critiques de l'ordre social se sont manifestées.

Depuis une décennie le devant de la scène idéologique a été occupé par les penseurs de droite qui ont prôné le désengagement de l'État, le retour aux lois du marché et la suprématie des droits individuels sur les droits collectifs. Concurrence, excellence, productivité, responsabilité individuelle sont devenues les maîtres mots du progrès et de la prospérité. Cette logique sociale a pu s'imposer dans la foulée de la crise des finances publiques et des échecs de l'État providence. La mondialisation des échanges économiques, les changements technologiques et l'effondrement du modèle socialiste ont assuré l'hégémonie mondiale de l'idéologie libérale.

Mais l'histoire des idées n'est pas un fleuve tranquille et aucune domination n'est éternelle: les heures de gloire du néo-libéralisme semblent s'estomper progressivement. La récesssion économique prolongée a invalidé et discrédité les recettes monétaristes qui n'ont pas rempli les promesses de relance économique et n'ont réussi qu'à accroître le chômage, la pauvreté et les inégalités sociales. Le mirage des «trente glorieuses» s'est dissipé car il est désormais impossible d'envisager un lien entre la croissance économique et la création d'emplois. Un tel contexte est propice à l'émergence de la contestation sociale et à l'intensification du débat idéologique. On a donc assisté à une résurgence de la critique sociale qui a profité des échecs du néolibéralisme pour réactualiser un discours de contestation. On s'est attaqué au règne de l'économie, à la vision élitiste de la société et au déclin de la morale publique. Les réformes de l'éducation et des programmes sociaux marquées du sceau de la philosophie néo-libérale ont suscité de vives controverses. Enfin, la crise de l'emploi et l'appauvrissement des classes moyennes ont interpellé les principaux agents sociaux.



Un journal de débat

La vie intellectuelle a été marquée cette année par la création d'un journal idéologique, L'Agora, qui se définit comme un journal d'idées, de débats et de combats et qui fut lancé en septembre 1993. Cette initiative du philosophe Jacques Dufresne comblait une lacune du champ intellectuel québécois où les lieux de débats intellectuels sont rares. Son ambition est de proposer une hiérarchie de valeurs centrée sur le sens de la justice et sur la redéfinition d'une morale civique. Au nom de ce néo-moralisme, il entend développer une vision critique des institutions et des pratiques dominantes de notre société.

Ce journal refuse de se définir selon le continuum gauche-droite et se veut ouvert aux pensées nouvelles, qui sortent des sentiers battus par les logiques des appareils partisans, syndicaux et corporatifs. Ce journal accorde aussi un espace éditorial plus important que les autres médias aux questions relatives à la santé, à l'écologie, aux sciences et à la philosophie.

Au fil des premiers numéros, on y a dénoncé l'immoralisme civique qui gangrène les mécanismes de redistribution de la richesse et qui creusent le déficit des finances publiques. On y a fait le procès de l'État providence qui par son interventionnisme encourage la dépendance, l'irresponsabilité individuelle et la corruption des moeurs. On y développe un projet de société axé sur la responsabilité et l'initiative individuelle favorisées par la décentralisation des pouvoirs et le contrôle local. Enfin, L'Agora, pour manifester son indépendance à l'endroit des partis traditionnels, s'est associé au Groupe de réflexion Québec et à la formation d'un troisième parti politique en publiant le manifeste intitulé «Un Québec responsable» en novembre 1993.




La recherche d'une troisième voie

La fondation du parti Action démocratique du Québec par les dissidents libéraux a suscité une vive controverse qui a porté à la fois sur l'opportunité et le contenu programmatique de cette entreprise. Si la formation d'un laboratoire de réflexion qui transcendait les frontières partisanes avait été bien accueilli, le passage à l'action ne fit pas consensus. Plusieurs figures de proue de ce mouvement s'en dissocièrent lorsqu'il s'est agi ne passer à l'action électorale invoquant les risques de l'improvisation et de la confusion dans une conjoncture où les Québécois seront appelés à choisir leur avenir politique. Un nouveau parti qui se situait dans la famille souverainiste mais qui n'avait aucune chance de prendre le pouvoir aurait eu un effet divisif sur les forces de changement et aurait favorisé le statu quo constitutionnel.

Certains estimaient cette démarche malgré tout nécessaire pour briser l'hégémonie du bipartisme et semer de nouvelles idées dans le débat public, chose qui leur semblait impossible à l'intéreur des deux principales formations existantes, décrites comme sclérosées par leur orthodoxie respective. On y voyait aussi un avantage stratégique dans une éventuelle campagne référendaire car ce nouveau parti en ralliant les nationalistes qui ne pouvaient se reconnaître dans le Parti québécois pourrait élargir le soutien à l'option souverainiste.

Les fondateurs, jean Allaire et Marie, Dumont, dans leur document-manifeste, refusent de se situer idéologiquement soit à gauche, soit à droite. Ils s'engagent plutôt à combattre le conservatisme, qu'il soit de gauche ou de droite, et veulent s'attaquer en particulier aux avantages socio-économiques que se sont donnés les générations qui ont profité des acquis de la Révolution tranquille. «C'est entre les générations que se situent désormais les pires inégalités.» Au paradigme de la lutte des classes, cher aux générations des années 1960 et 1970, ils opposent le paradigme de la lutte des générations.

Ils prétendent enrayer le désabusement et le cynisme envers la classe politique et les institutions en suscitant un regain de responsabilité chez les citoyens et en réduisant le rôle de l'État. Leur programme d'action préconise un usage extensif des référendums, le vote libre des députés à l'Assemblée nationale, l'élection du premier ministre au suffrage universel, la création d'un revenu minimal vital, la liaison de l'aide gouvernementale au respect de l'environnement, la mise sur pied d'un guichet unique pour les entreprises, le retour à la discipline dans les écoles. Sur le plan constitutionnel, le manifeste propose de réaliser la souveraineté dans un nouveau partenariat avec le Canada mais ne fait pas de la souveraineté un préalable à l'implantation des réformes proposées. On soutient qu'il faut d'abord faire le ménage dans la maison Québec avant de changer son statut politique. Quoi qu'en disent ses promoteurs, le discours du groupe Allaire est beaucoup plus près de l'idéologie du Parti libéral que de celle du Parti québécois.

Le parti de l'Action démocratique verra le jour mais, miné par des enjeux stratégiques, son atterrissage sur la scène politique sera pénible. Jean Allaire se retirera et laissera la place aux jeunes.




La lutte des générations

Comme dans la dynamique des idéologies la nouveauté trouve sa raison d'être en s'opposant à l'ancien, le débat idéologique en 1993 prit l'allure d'une lutte de génération. La querelle entre les vieux et les jeunes couvait depuis plusieurs années, depuis que la récession bouchait l'entrée des nouvelles générations sur le marché du travail. Mais ce débat se polarisa à l'occasion des interventions du forum Option jeunesse qui publia un manifeste intitulé «La petite noirceur». (Le Devoir, 15 et 16 juillet 1993) Tout comme le parti de l'Action démocratique, il s'agit encore là d'un sous-produit du débat constitutionnel au sein du Parti libéral qui dut expulser le président de sa commission jeunesse, Mario Dumont, à la suite de sa participation à la campagne du NON au référendum de 1992.

Mathieu-Robert Sauvé, dans son essai Le Québec à l'âge ingrat (Montréal, Boréal, 1993) résumait ainsi le malaise de la jeunesse: «Les jeunes d'aujourd'hui se sentent floués et ont très peu de gratitude pour leurs contemporains. On leur avait promis une société de loisirs. Ils se retrouvent avec une société sans but et qui ne croit pas à son avenir» Et qui leur laisse la portion congrue du gâteau de la prospérité des trente dernières années.

Les jeunes ne remettent nullement en cause l'économie de marché. Ils s'attaquent plutôt aux «planqués de la Révolution tranquille» qui se sont créés des situations confortables et qui accaparent les ressources publiques et bloquent l'entrée sur le marché de l'emploi. L'avenir des jeunes est entravé par le fardeau de la dette engendrée par les acquis de la «majorité contente». Ils revendiquent l'équité entre les générations. Pour y arriver et réduire les dépenses publiques, ils ont proposé la fin de la gratuité des soins de santé, l'abolition de la sécurité d'emploi dans la fonction publique, le bénévolat obligatoire pour les assistés sociaux.

La principale réplique est venue de Pierre Bourgault (Le Devoir, 29 juillet 1993) qui a qualifié le document du forum Option jeunesse de petit catéchisme néo-libéral mal digéré, de pensée revencharde obsédée par le déficit. Bourgault rejette une logique sociale fondée sur le conflit des générations et dénonce la vacuité de l'idéologie du consensus et le mythe de la troisième voie: «Cette troisième voie n'est qu'un leurre, voire une imposture. Elle est un véritable guetapens, la fuite en avant d'un esprit léger et racoleur qui tient pour vieille et dépassée l'idée de liberté et d'indépendance.» Sa diatribe contre «Super Mario» lui valut une série de répliques outragées. Mais d'autres jeunes (Le Devoir, 27 août, 30 août et 14 septembre 1993) ont manifesté leur désaccord avec l'analyse de Mario Dumont. Ils récusent la croisade contre l'État qui cherche à le rendre responsable de tous les maux de la société. «Leur révolte contre ce qu'ils appellent les abus des générations précédentes fait peine à voir parce que aveuglée par l'ampleur de la dette publique, elle rate son objet en s'attaquant aux trop rares mesures qui nous permettent de croire encore en une certaine justice sociale.» Ce débat a montré le caractère illusoire de l'usage du concept de génération pour fonder un consensus idéologique.




La pauvreté

Toutes les revues à contenu socio-politique, Cité libre, Relations, L'Action nationale et Possibles, en dépit de leurs sensibilités différentes, ont abordé le problème du chômage et de la pauvreté. Cité libre a consacré son numéro de mars-avril 1994 aux «crimes sociaux commis au nom du déficit et de l'austérité». On y a dénoncé «le caractère proprement fou du néo-libéralisme» qui réduit la vie sociale à une pure logique économique.

Relations, à l'occasion de la parution de son 6001 numéro, s'est félicité d'avoir maintenu le cap sur un projet «socialiste réaliste» de type suédois et de ne pas avoir succombé aux illusions du néo-libéralisme. L'Action nationale a consacré plusieurs éditoriaux à la détérioration de la situation de l'emploi et à la dégradation de la qualité des emplois tout en dénonçant l'inefficacité des politiques du gouvernement libéral. Pour son directeur, Rosaire Morin, la relance économique doit s'appuyer sur la solidarité économique, sur l'achat de produits québécois' sur le soutien au développement régional et aux initiatives locales. Seule la décentralisation permettra aux régions de retrouver leur vitalité économique et de stopper le dépeuplement qui les anémient. Dans son numéro de mai 1994, L'Action nationale examine le phénomène de la pauvreté chez les jeunes et publie une entrevue avec Mg' Bertrand Blanchet qui développe les thèmes de la décentralisation et de la solidarité sociale.

L'Agora (février 1994) a repris à sa manière ce thème de la décentralisation comme solution au problème de la pauvreté. Jacques Dufresne, après avoir critiqué la conception bureaucratique et statistique du seuil de la pauvreté, a proposé de confier aux régions l'administration des programmes de lutte contre la pauvreté, ce qui serait plus efficace et aurait l'avantage de limiter les fraudes. Dans son numéro de novembre 1993, plusieurs collaborateurs du journal préconiseront le travail partagé pour sortir de la crise du chômage.

La revue Possibles (été 1994) propose de son côté de remplacer l'État providence par l'État solidaire. Le temps est venu de revoir la philosophie qui a inspiré les programmes de soutien de l'État, de réactualiser la perspective autogestionnaire et de restaurer le rôle de la communauté. La sortie de la crise de l'emploi passe par un nouveau partage des responsabilités entre l'État et ses partenaires sociaux et en particulier les milieux locaux. Pour combattre l'accroissement des inégalités, on mise sur un modèle de développement alternatif fondé sur un équilibre entre le social et l'économie.

Le Conseil permanent de la jeunesse a lancé un cri d'alarme sur les effets désastreux de la pauvreté chez les jeunes en publiant un Sombre bilan de la situation économique des jeunes dont les faits saillants sont les suivants: 39% des jeunes de 15 à 29 ans sont en situation de pauvreté; 20% des jeunes sont affectés par le chômage; 35% des jeunes décrochent avant la fin du secondaire. Les jeunes sont confinés aux emplois précaires et temporaires. Ce rapport met aussi en cause la philosophie qui a inspiré la réforme de l'aide sociale et qui tend à attribuer la responsabilité du chômage et de la pauvreté aux individus afin de justifier le désengagement social de l'État.

En mars 1994, l'Assemblée des évêques du Québec a publié une déclaration inspirée par un groupe de penseurs dénonçant les effets de l'appauvrissement des Québécois et proposant des solutions pour lutter contre le chômage et la pauvreté. Le manifeste des évêques s'en prend au déficit de solidarité sociale engendré par la récession dont le fardeau est porté par les classes moyennes. On explique ainsi cette dynamique de la désintégration sociale: l'augmentation du nombre de prestataires de l'aide sociale et de l'assurance-chômage réduit le nombre de contribuables et accroît le fardeau fiscal de ceux qui ont encore un emploi. Alors que les riches s'enrichissent démesurément, les classes moyennes ont subi une baisse absolue de leur revenu familial et sont moins disposées à soutenir dés mesures de redistribution. De plus, le désengagement de l'État néo-libéral amplifie les effets de la pauvreté. Dans ce contexte, les évêques pensent que l'économie de marché est inapte à gérer l'économie et estiment que la solution du problème de la pauvreté exige une intervention des autorités politiques. «On doit résister à l'esprit de clocher et à l'individualisme Le plein emploi doit rester pour une société juste et compétitive un objectif majeur.» Le partage du temps de travail et la réduction du temps supplémentaire sont deux solutions envisagées par le document.




Le retour de la polémique

Signe de vitalité et de renouveau provoqué par une situation de crise, les éditeurs n'ont pas craint de relancer le style pamphlétaire. Pierre Vallières dans Le devoir de résistance réaffirme sa foi en l'avenir du socialisme et lance un appel à la mobilisation contre le libéralisme triomphant et «la dictature du marché». Il passe au crible de sa pensée critique les événements mondiaux des dernières années pour montrer que le besoin de révolution est toujours pressant. «À l'aube du XXI' siècle, l'espoir révolutionnaire peut sembler relever du rêve le plus fou. Mais si les peuples sont nés libres et égaux pourquoi devraient-ils aujourd'hui consentir en silence à l'engrenage infernal d'une mondialisation forcée dont l'unique but est la recherche effrénée de la compétitivité et du profit à l'échelle planétaire?» (p. 56) Cet essai, au-delà de ses outrances verbales et de ses Jugements lapidaires, a le mérite de situer la question du Québec dans le contexte géostratégique mondial.

L'essai polémique de Jacques Pelletier, Les habits neufs de la droite culturelle (Montréal, VLB, 1994), dénonce quant à lui le conservatisme de certains intellectuels québécois qui sous couvert de modernisme préconiseraient un retour nostalgique à l'esprit élitiste qui caractérisait le Québec d'avant la Révolution tranquille. Cette nouvelle droite représentée par les jean Larose, Jacques Godbout, Denise Bombardier et François Ricard aurait réussi à imposer son hégémonie par le contrôle d'un réseau de soutien médiatique organisé autour de la revue Liberté, du magazine L'Actualité, des émissions culturelles de Radio-Canada et des Éditions du Boréal. Du haut de ces perchoirs, ils auraient propagé «une vision désenchantée, sceptique, ironique très post-moderne du Québec actuel».

Pelletier passe à la moulinette les oeuvres littéraires de ces représentants de la contre-réforme culturelle. À son avis, la prose de jean Larose par exemple distille le mépris à l'endroit du nationalisme, de la littérature québécoise, de la culture populaire et du mouvement féministe. Pour Larose, la société québécoise est malade, elle sombre dans l'inculture, l'insignifiance et la niaiserie et la cause de cette dégénérescence c'est le système d'éducation. «La réponse des néoconservateurs, c'est le retour en arrière: au cours classique fondé sur une pédagogie coercitive, disciplinaire [ ... ]» (p. 41) Il reproche ensuite à Larose de vouloir remplacer la littérature québécoise par la littérature française dans les programmes d'enseignement.

Mais sa critique la plus acide est adressée à François Ricard et à son analyse de «la génération lyrique». Il s'attaque à la vacuité de cette vision qui ne serait qu'une fiction littéraire habilement mise en scène pour dévaloriser les acquis de la Révolution tranquille et les fruits de l'action collective. Son discours rejoindrait celui de la classe d'affaires qui prêche la réduction des fonctions de l'État et des programmes sociaux comme solutions aux problèmes de la société québécoise. Il résume ainsi le programme idéologique de ces intellectuels: «En clair, "ce programme" implique l'abolition des services sociaux et le retour à des services privés dans les domaines de la santé et de l'éducation, avec en prime, la réactualisation, la réactivation du vieux collège classique aux vertus si extraordinaires» (p. 104) Pelletier rappelle à cet égard que l'ex-vice-première ministre, Lise Bacon, s'est emparée de cette argumentation pour fonder son diagnostic de l'état de la société québécoise et étayer les solutions néo-conservatrices qu'elle a soutenues devant le public de Cité libre en janvier 1993. L'influence de cette nouvelle droite s'est aussi fait sentir dans le projet de troisième voie du groupe Allaire publié par le journal L'Agora en novembre 1993. Enfin la réforme de l'enseignement au cégep a suivi la logique néoconservatrice en ne laissant que des miettes à la littérature et à la culture nationales.

Si les critiques de Jacques Pelletier atteignent leurs cibles, elles manquent par ailleurs de perspectives. Emporté par sa rage polémique, l'auteur oublie de situer ce courant dans un contexte plus large qui dépasse les cadres de la société québécoise. Il aurait pu montrer que nos écrivains révisionnistes ne sont pas très originaux et qu'ils reproduisent les thèses à la mode aux États-Unis et en France. Il ne propose pas non plus d'alternative progressiste à la célébration nostalgique du passé, de la formation «libérale», de la culture universalisante. Dénoncer est bien mais dépasser est mieux.