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Les élections du 12 septembre 1994 · Malgré tout une belle victoire



Pierre Drouilly
UQAM


L'année politique au Québec 1994-1995

· Rubrique : Articles divers



Même s'ils étaient un peu déçus le soir des élections du 12 septembre 1994, les péquistes ont obtenu leur meilleur score depuis 1981. Les libéraux ont aussi de quoi se réjouir mais ils font face à un défi majeur: leur légitimité en tant que porte-parole éventuel de la majorité francophone.

Curieuses élections que celles du 12 septembre 1994! À l'annonce des résultats définitifs, le premier ministre élu, Jacques Parizeau, affichait un sourire un peu forcé, tandis que le premier ministre battu, Daniel Johnson, arborait un sourire radieux. Il est vrai que presque tous les sondages publiés pendant la campagne électorale prévoyaient un écart bien plus grand entre le vote au Parti québécois et celui au Parti libéral: cet écart, le soir des élections, se réduisait à un infime tiers de point d'avance pour le Parti québécois, moins de 15 000 voix séparant les deux partis (tableau 1).




Pourtant, pour l'ensemble des résultats électoraux obtenus par le Parti québécois depuis sa fondation, ceux de 1994 viennent au second rang, devancés seulement par les résultats de 1981 (+ 4,5%). Ils dépassent de 3,4% ceux de 1976, élections qui furent saluées à l'époque comme une éclatante victoire. Avec 77 élus face à 47 députés libéraux, le Parti québécois obtenait un succès à peine inférieur à celui de 1981 (80 députés péquistes contre 42 libéraux), mais un peu meilleur que celui de 1976 (71 députés péquistes face à 26 députés libéraux et 13 autres députés de l'opposition).

Mais la déception des dirigeants péquistes, et de leurs sympathisants, ne tenait pas seulement à l'écart entre leurs attentes et le résultat des élections. Elle tenait aussi au sentiment que le mouvement souverainiste s'essoufflait depuis quelques années. Rappelons que le 26 octobre 1992, le NON à l'accord de Charlottetown avait obtenu 56,7% des voix, et qu'un an plus tard, au cours des élections fédérales du 25 octobre 1993, le Bloc québécois obtenait 49,3% au Québec et faisait élire 54 de ses candidats, sur un total de 75. Après avoir connu des sommets au début des années 90 dans les sondages, le sentiment souverainiste s'apaisait depuis quelques mois, et, à la veille des élections du 12 septembre 1994, il venait d'atteindre un plancher, aux alentours de 30% des intentions de vote brutes dans les sondages.

Abstraction faite de ces considérations plus générales, et sans doute plus importantes, pour la tenue d'un référendum promis par Jacques Parizeau dans les quelques mois qui suivraient la victoire de son parti, nous estimons que l'élection du Parti québécois le 12 septembre 1994 constitue une belle victoire électorale, à mi-chemin entre son élection de 1976 et sa réélection de 1981. Après, les dures défaites de 1985 et de 1989, c'était un changement important de la vie politique québécoise que de revoir le Parti québécois revenir au pouvoir: cela prouvait déjà qu'il n'était pas un phénomène passager, ni seulement l'expression politique de la crise nationale des années 1960 et 1970.



Les députés élus

Aux élections de 1989, le Parti libéral avait fait élire 92 députés, le Parti québécois 29 et le Parti Égalité quatre. Entre 1989 et le déclenchement des élections de 1994, six élections partielles ont eu lieu: dans les circonscriptions de Montmorency (le 12 août 1991) pour remplacer Yves Séguin démissionnaire en raison de son désaccord sur la TVQ; d'Anjou (le 20 janvier 1992) pour remplacer René-Serge Larouche démissionnaire en raison de son désaccord avec la gestion de la crise d'Oka; de Portneuf (le 5 juillet 1993) pour remplacer Michel Pagé quittant la politique pour raisons de santé; de Lavaldes-Rapides (le 13 décembre 1993) pour remplacer Guy Bélanger en désaccord avec la politique libérale sur l'entente de Charlottetown; dans Bonaventure (le 21 février 1994) pour remplacer Gérard-D. Lévesque récemment décédé; et enfin dans Shefford (le 28 février 1994) pour remplacer Roger Paré lui aussi quittant la politique pour des raisons de santé. Les cinq premières de ces six élections partielles furent remportées par le Parti québécois, qui rompait ainsi avec une longue série de 32 défaites dans des élections partielles depuis 1976. Mais à la surprise générale, le Parti québécois perdit l'élection dans Shefford en faveur des libéraux. Ces six élections partielles ont changé la composition de l'Assemblée nationale, mais pas autant que la crise politique qui secoua le Québec après l'échec de l'entente de Charlottetown et l'élection de Daniel Johnson à la tête du Parti libéral.

Au moment du déclenchement des élections de 1994, huit sièges, détenus depuis 1989 par des libéraux sont vacants à la suite de la démission de leur titulaire: Lise Bacon, Jean-Pierre Bélisle, Lawrence Cannon, Albert Côté, MarcYvan Côté, Claude Dauphin, Gil Rémillard et Louise Robic ont déjà quitté la politique au printemps 1994, et parmi ceux-ci il y a trois ministres de premier rang, très proches de Robert Bourassa. Trente-sept autres députés libéraux ne se représentent pas, parmi lesquels d'autres ministres importants, Sam Elkas, Yvon Picotte, Claude Ryan, André Vallerand et bien entendu Robert Bourassa lui-même, ainsi que Jean-Pierre Saint-Onge, président de l'Assemblée nationale. De plus, le député Jean-Guy Saint-Roch, proche du groupe allairiste, siège comme indépendant. Un autre député libéral, Yvon Lafrance, siège comme représentant de l'Action démocratique.

Au Parti Égalité, une crise interne provoque de tels déchirements que deux députés siègent fi comme indépendants (Robert Libman et Gordon Atkinson qui seront battus), un député siège sous la bannière du Parti québécois (William B. Holden, qui sera lui aussi battu), et le quatrième député ne se représentera pas (Neil Cameron). Au Parti québécois enfin, Luce Dupuis, qui fait face à des accusations de corruption dont elle sera finalement acquittée, siège, elle aussi, comme indépendante, et elle ne se représentera pas.

Avec tous ces changements d'allégeance, la composition de l'Assemblée nationale est, au moment de la dissolution, de 78 libéraux, 33 péquistes, quatre indépendants, un Parti Égalité et un Action démocratique du Québec, auxquels s'ajoutent huit sièges vacants. Des 117 députés sortants, 62 seront réélus (29 péquistes et 33 libéraux), 21 seront battus (17 libéraux, trois indépendants dont un ex-libéral et deux ex-Parti Égalité, et un péquiste, lui-même ex-Parti Égalité). Les 34 autres députés sortants ne se représentent pas: parmi eux il y a 29 libéraux, un Parti Égalité, une indépendante expéquiste et trois députés péquistes (Carmen Juneau, Denis Perron et Gérald Godin qui décédera quelques temps après les élections). Les élections de 1994 ont donc renouvelé environ la moitié de la députation de l'Assemblée nationale.

Parmi les 63 nouveaux venus on compte quelques anciens députés péquistes, battus en 1985, en 1989 ou qui avaient quitté la politique: Gilles Baril,Yves Beaumier, Raymond Brouillet, Jean-Pierre Charbonneau, Claude Lachance, Bernard Landry, Camille Laurin et David Payne seront tous réélus. On compte surtout, au Parti québécois, plusieurs nouvelles figures de premier plan: Louise Beaudoin, jean Campeau, David Cliche, Rita Dionne-Marsolais, Richard LeHir, Daniel Paillé, Robert Perreault, Matthias Rioux, Jean Rochon, Sylvain Simard, dont plusieurs sont devenus ministres du gouvernement Parizeau. Chez les libéraux, les nouvelles figures sont bien entendu moins nombreuses, mais on peut néanmoins citer les noms de Yvan Charbonneau, Fatima Houda-Pépin, Pierre Marsan et François Ouimet. Parmi les figures connues du Parti libéral, seule Lucienne Robillard a été battue, la plupart des anciens ministres du gouvernement de Robert Bourassa ne s'étant pas représentés, et la plupart de ceux du gouvernement de Daniel Johnson provenant de circonscriptions sûres pour le Parti libéral. Parmi les candidats vedettes du Parti québécois, quelques-uns mordent la poussière: Diane Lavallée, Monique Simard, Réjean Thomas, et dans les deux premiers cas par des marges infimes (respectivement 146 et 25 voix de majorité libérale). Dans le cas de l'élection dans Bertrand, la candidate péquiste (Monique Simard) a allégué des fraudes (certains électeurs auraient voté dans la circonscription alors que leur résidence habituelle était ailleurs) et contesté l'élection: le cas s'est retrouvé devant les tribunaux.

Transposés sur la carte électorale actuelle, les résultats des élections de 1989 auraient été de 92 libéraux, 30 péquistes et 3 Parti Égalité. Des 92 circonscriptions libérales de 1989, une est passée à l'Action démocratique (Rivière-du-Loup), 48 sont passées au Parti québécois et 43 sont restées libérales; des 30 circonscriptions péquistes de 1989, 29 sont restées au Parti québécois et une est passée au Parti libéral (Shefford); enfin les trois circonscriptions ayant donné une majorité au Parti Égalité en 1989 sont toutes passées au Parti libéral. Globalement donc, 53 circonscriptions ont changé d'allégeance et 72 ont gardé la même orientation politique. La répartition géographique des élus selon leur allégeance politique (cartes 3 et 4) est exemplaire, et illustre très bien la polarisation du vote selon les groupes linguistiques, comme nous le verrons plus loin.




La participation électorale

Avec un taux de participation de 81,6% (tableau 2), les élections de 1994 se situent dans la norme des élections québécoises depuis un quart de siècle. Il s'agit d'une augmentation part rapport aux élections de 1985 et de 1989 alors que le taux de participation avait chuté à 75,7% et 75,0% respectivement: déjà pour le référendum de 1992, la participation était remontée à 82,8%. Sans être revenu aux taux records de 1976 et de 1980, le taux de participation de 1994 se situe donc à un niveau fort honorable. En 1994, environ un demi-million de votes supplémentaires se sont exprimés par rapport à 1989, alors que seulement 200 000 électeurs se sont ajoutés sur la liste électorale.




La structure de la participation électorale en 1994 à travers les 125 circonscriptions du Québec ressemble davantage à celle du référendum de 1992 (corrélation de 0,873) qu'à celle des élections de 1989 (corrélation de 0,736) ou de 1985 (corrélation de 0,585). Elle s'apparente aussi à la participation au référendum de 1980 (corrélation de 0,849). Par rapport à 1992, le taux de participation s'est accru dans 35 circonscriptions et a reculé dans les 80 autres, mais par rapport aux élections de 1989 seule la circonscription de Saint-Jean (dans laquelle il a fallu reprendre le vote à cause de l'égalité des voix entre les candidats libéral et péquiste le 12 septembre) a vu son taux de participation reculer. Par rapport à 1992, les variations du taux de participation sont faibles dans l'immense majorité des cas. En 1994, le taux de participation a varié de 51,8% dans Ungava à 88,9% dans Jean-Talon.

La répartition géographique des taux de participation (cartes 5 et 6) révèle, une fois de plus, les grandes tendances de l'abstentionnisme d'isolement sociologique: les régions périphériques (Abitibi, Côte-Nord, Bas-du-Fleuve) et les parties centrales des grands centres urbains (Montréal en particulier) sont les régions les plus abstentionnistes, alors que c'est encore une fois le coeur du Québec (dans l'axe Montréal-Québec) qui constitue la région la plus participationniste, et notamment les banlieues de Montréal et de Québec. On notera le plus fort taux de participation des circonscriptions à forte composante anglaise, auquel s'associe sans doute une plus forte participation des électeurs anglophones (corrélation de 0,238), mais la relation entre participation électorale et composition ethnique des circonscriptions demeure néanmoins faible par rapport aux facteurs socio-économiques qui structurent la participation électorale.




Le Parti québécois

Avec 35,8% des électeurs inscrits et 44,4% du vote valide (tableaux 2 et 3), le Parti québécois réalise un score qui se situe au second rang de l'ensemble de sa performance depuis sa fondation (ses meilleurs résultats étant ceux de 1981). Il s'agit en 1994, en comparaison de 1989, d'un accroissement de 6,5% par rapport aux électeurs inscrits, et de 4,6% par rapport au vote valide. En votes valides, la progression du vote péquiste par rapport à 1989 est générale, puisqu'elle se produit dans 96 circonscriptions, le Parti québécois ne reculant que dans 29 circonscriptions. Parmi les 77 élus du Parti québécois, 45 le sont à la majorité absolue des voix (plus de 50% du vote valide), et le vote péquiste varie de 74,4% (Abitibi-Ouest) à 3,3% (D'Arcy McGee). Globalement le nombre de voix péquistes s'est accru de 380 000 par rapport à 1989.




Indépendamment du niveau qu'il atteint, le vote au Parti québécois conserve en gros toujours la même structure depuis une quinzaine d'années: en effet, le vote péquiste de 1994 à travers les 125 circonscriptions est fortement corrélé avec le vote au NON au référendum de 1992 (corrélation de 0,924), avec le vote péquiste de 1989 (corrélation de 0,869), de 1985 (corrélation de 0,868), de 1981 (corrélation de 0,837) ou encore avec le OUI au référendum de 1980 (corrélation de 0,865).

La répartition géographique du vote péquiste (cartes 7 et 8) révèle les régions dans lesquelles ses assises sont les plus fortes: Saguenay, Lac-Saint-Jean, Côte-Nord, Abitibi-Témiscamingue, Gaspésie, grandes banlieues francophones de Montréal et de Québec, Est de Montréal. Bien entendu, c'est la composition linguistique des circonscriptions qui détermine en grande partie la force du Parti québécois, comme on le verra plus loin. Illustrons seulement ce fait avec les quelques remarques qui suivent. Dans les 69 circonscriptions comprenant plus de 90% de francophones' (96,4% des francophones dans leur ensemble), le Parti québécois a obtenu presque 52% des voix, et a fait élire 56 députés; dans les 21 circonscriptions ayant entre 80% et 90% de francophones (86,1% de francophones dans leur ensemble), le Parti québécois a obtenu environ 47% des voix et il a fait élire 15 députés; dans les 12 circonscriptions ayant entre 70% et 80% de francophones (74,3% de francophones dans leur ensemble), le Parti québécois a obtenu environ 44% des voix et il a fait élire cinq députés; enfin dans les 23 circonscriptions ayant moins de 70% de francophones (46,4% de francophones dans leur ensemble), le Parti québécois a obtenu un peu moins de 24% des voix et il n'a fait élire qu'un seul député, dans Ungava (et dans ce cas on se doute fort que le pourcentage de francophones selon le recensement, 56,2%, est très inférieur au pourcentage de votants francophones car les électeurs amérindiens, dans ce cas-ci des Cris et des Inuits, ont des taux de participation électorale très faibles).




Le Parti libéral

Avec 35,5% des électeurs inscrits et 44,4% du vote valide, le vote libéral semble avoir peu bougé. Par rapport aux électeurs inscrits il n'a reculé que de 1,0%, et par rapport aux votes valides, il a reculé de 5,6%: en chiffres absolus, les voix libérales se sont accrues de presque 35 000. Cette apparente stabilité est en fait trompeuse. En 1994, le Parti libéral a pratiquement récupéré les voix du Parti Égalité (perte de 150 000 environ) qui étaient essentiellement des électeurs anglophones, et cela masque ses propres pertes aux mains des autres partis, et principalement du Parti québécois. Le pourcentage accordé au Parti libéral progresse dans 34 circonscriptions par rapport à son vote de 1989, et parfois dans des proportions très fortes. Mais il s'agit essentiellement des circonscriptions à forte composante anglophone, et situées pour la plupart dans l'ouest de Montréal: JacquesCartier (+42,1%), Westmount-Saint-Louis (+38,3%), Notre-Dame-de-Grâce (+ 38,3%), Robert-Baldwin (+ 37,0%), Pontiac 33,6%), Nelligan (+ 30,0%), D'Arcy McGee 29,4%), Mont-Royal (+ 26,3%), Saint-Laurent 24,6%), Marguerite-Bourgeoys (+ 21,6%), Outremont (+ 17,5%), Laporte (+ 17,4%), etc. Par contre, dans les 91 autres circonscriptions, le Parti libéral recule par rapport à 1989, dans 11 circonscriptions de moins de 5%. dans 20 circonscriptions de 5% à 10%, dans 31 circonscriptions de 10% à 15% et dans 29 circonscriptions de plus de 15%. Les plus forts reculs du Parti libéral se situent dans les circonscriptions les plus francophones, et notamment dans la ville de Québec et ses banlieues, là où le Parti québécois avait subi ses plus grandes pertes dans les années 1980.

Des 47 élus libéraux, 36 l'ont été avec la majorité absolue des voix (quatre avec plus de 80% des voix, sept avec entre 70% et 80% des voix, 10 avec entre 60% et 70% des voix, et 15 avec entre 50% et 60% des voix). Ce sont dans leur immense majorité des circonscriptions à forte composante anglophone ou allophone de Montréal. Treize députés libéraux seulement ont été élus dans des circonscriptions ayant plus de 90% de francophones, et cinq dans des circonscriptions comprenant entre 80% et 90% de francophones. Ces résultats, désastreux pour le Parti libéral puisqu'il se retrouve aujourd'hui avec moins de 40% des voix dans environ une circonscription sur deux, et moins du tiers des voix dans environ une circonscription sur quatre, sont néanmoins moins catastrophiques que ce à quoi on aurait pu s'attendre: le Parti libéral n'a pas été totalement rayé de la carte électorale du Québec francophone, et c'est cela qui a sans doute permis à Daniel Johnson de sauver, pour l'instant, sa carrière politique à la tête du Parti libéral.




Prépondérance des facteurs personnels

Une chose semble de plus en plus évidente depuis quelques élections: les facteurs personnels, liés aux candidats, jouent de plus en plus fortement dans le choix des électeurs'. Limités jadis à peu près aux seuls chefs de partis (et encore Robert Bourassa avait été battu dans sa circonscription en 1976 par Gérald Godin) ou à quelques personnalités locales, les effets de personnalité semblent prendre de l'importance et indiquent qu'aujourd'hui le comportement électoral est moins partisan que jadis; il s'ensuit que le résultat du vote est moins explicable par la seule composition sociale des circonscriptions.

Nous avions déjà noté ce phénomène en 1985 et en 1989, mais aux élections de 1994 ce fait est encore plus évident. premier exemple: il a fallu que le Parti québécois attende le départ de certains députés pour espérer remporter des circonscriptions que tout prédisposait à voter pour lui. Ce fut le cas des circonscriptions de Bonaventure (Gérard-D. Lévesque), de Maskinongé (Yvon Picotte) et de Portneuf (Michel Pagé), toutes trois représentées par des personnalités importantes du Parti libéral.

Deuxième exemple: l'élection de Mario Dumont dans la circonscription de Rivière-du-Loup, avec plus de 54% des voix, n'est pas explicable autrement que par la personnalité du chef de l'Action démocratique, «petit gars du pays» propulsé sur l'avant-scène politique nationale et médiatique.

Troisième exemple: la faiblesse de certaines majorités péquistes face à des candidats libéraux prestigieux (comme Lucienne Robillard battue par seulement 407 voix dans Chambly). Quatrième exemple: la réélection de certaines personnalités libérales dans des circonscriptions massivement francophones (comme Roger Lefebvre dans Frontenac, Georges Farrah dans les Îles-de-la-Madeleine ou Yvon Vallières dans Richmond tous les trois ministres ou anciens ministres).

Dernier exemple enfin: l'appui démesurément élevé obtenu par certaines vedettes du Parti québécois, comme François Gendron dans Abitibi-Ouest (74,4%), Jean Garon dans Lévis (72,3%), Jacques Brassard dans Lac-Saint-Jean (71,7%), Francis Dufour dans Jonquière (69,4%), Jacques Léonard dans Labelle (65,8%), Louise Harel dans Hochelaga-Maisonneuve (64,8%), Guy Chevrette dans Joliette (64,7%), etc., dont certains sont élus et réélus sans interruption depuis 1976. Ce type d'adéquation presque parfaite entre un député et l'électorat de sa circonscription se retrouve aussi au Parti libéral (Michel Pagé et Yvon Picotte étaient élus et réélus sans interruption depuis 1973, et Gérard-D. Lévesque, le doyen de l'Assemblée nationale et le plus long mandat de tous les temps d'un député québécois, depuis 1956!). Parmi les 50 députés libéraux qui se sont représentés, 33 ont été réélus et seulement' 17 battus.

Pour le reste, la répartition du vote libéral à travers les 125 circonscriptions a pratiquement la même structure que le vote pour le OUI au référendum de 1992 (corrélation de 0,929), et une structure très proche de celle du vote libéral de 1985 (corrélation de 0,794), de 1981 (corrélation de 0,852) ou encore vote au NON en 1980 (corrélation de 0,848). Seul le vote libéral de 1989 apparaît différent de celui de 1994 (corrélation de 0,238), mais cela est dû, bien évidemment, à l'appui massif de l'électorat anglophone au Parti Égalité en 1989.

Outre les circonscriptions à forte composante anglophone ou allophone (à Montréal principalement, mais aussi dans certaines circonscriptions limitrophes), le vote libéral (cartes 9 et 10) se concentre dans le sud-ouest du Québec (Beauce, Bois-Francs, Cantons de l'Est) et dans l'Outaouais.




Les autres partis

Tous les autres partis réunis ont obtenu un peu plus de 400 000 voix, ce qui représente 8,7% des électeurs inscrits et 10,9% du vote valide.

Parmi ceux-ci, bien entendu, l'Action démocratique du Québec dirigée par Mario Dumont (lui-même élu dans Rivière-du-Loup) se distingue nettement avec environ 250 000 voix. Issu de la mouvance libérale, le parti de l'Action démocratique est une des conséquences des déchirements internes du Parti libéral lors des négociations de Charlottetown: le groupe de Jean Allaire fut en quelque sorte expulsé du Parti libéral, et les «allairistes», regroupés autour de Mario Dumont, fondèrent ce nouveau parti. L'Action démocratique a obtenu 6,5% des voix, mais en fait son score est de 9,9% des voix dans l'ensemble des 80 circonscriptions dans lesquelles elle a présenté des candidats. Exception faite de Rivière-du-Loup dans laquelle Mario Dumont a obtenu 54,8% des voix, le vote de l'Action démocratique varie entre 25,3% dans Champlain et 2,1% dans Mont-Royal: il dépasse les 10% dans 34 circonscriptions, et 15% dans neuf circonscriptions. La question évidemment est de savoir d'où proviennent principalement ces voix: du Parti libéral ou du Parti québécois?

La seule réponse que l'on puisse donner à cette question, à défaut de sondages qui auraient explicitement posé la question après les élections (pour qui avez-vous voté en 1994, pour qui avez-vous voté en 1989?), est statistique: dans les 80 circonscriptions dans lesquelles l'Action démocratique a présenté un candidat, son vote apparaît significativement corrélé, mais négativement, avec le vote libéral (corrélation de - 0,523), et il n'y a pas de corrélation significative avec le vote péquiste. Les pourcentages obtenus par 1 'Action démocratique varient donc en sens inverse des pourcentages obtenus par le Parti libéral, mais ce résultat n'est pas très probant dans la mesure où il peut être un effet du vote linguistique: on verra plus loin que tout comme le vote péquiste, le vote de l'Action démocratique est essentiellement un vote francophone, et en conséquence il varie statistiquement en sens inverse du vote libéral, qui reçoit l'appui massif de l'électorat non francophone.

Par ailleurs, dans la circonscription de Rivière-du-Loup, le vote obtenu par Mario Dumont est clairement un vote venant de tous les horizons politiques, puisque dans cette circonscription le candidat libéral n'a obtenu que 17,4% des voix (un recul de 37,1% par rapport à 1989) et le candidat péquiste n'a obtenu que 27,2% des voix (un recul de 14,9% par rapport à 1989). Mais ce dernier résultat indiquerait par contre que l'Action démocratique a davantage nui au Parti libéral qu'au Parti québécois.

La seule conclusion que l'on puisse tirer à partir des résultats électoraux, est que le vote de l'Action démocratique n'apparaît pas avoir une structure très évidente (on ne peut le relier directement à la composition sociale des circonscriptions), et qu'il s'agit principalement d'un vote de mécontentement, peu explicable par des méthodes statistiques. D'ailleurs, ce vote de mécontentement s'est manifesté par bien d'autres canaux, et à travers la multitude de tiers partis qui tous ensemble recueillent tout de même 4,4% du vote exprimé, et environ 170 000 voix.

Il a d'abord quelques candidats indépendants qui ont obtenu un vote important: Robert Libman, député sortant de D'Arcy McGee, élu sous la bannière du Parti Égalité en 1989, qui obtient 30,8%; André Arthur, animateur controversé à la radio de la région de Québec, qui obtient 28,9% dans Louis-Hébert; jean-Guy Saint-Roch, député sortant de Drummond, élu sous la bannière libérale en 1989, qui obtient 9,4%; Gordon Atkinson, député sortant de Notre-Dame-de-Grâce, élu sous la bannière du Parti Égalité en 1989, qui obtient 5,5%; mais aussi d'autres candidats indépendants qui ont obtenu un vote important (six d'entre eux ont obtenu entre 5% et 10%, et deux plus de 10% du vote). Même un parti comme le NPD-Québec qui a obtenu moins de 1 % du vote total (avec toutefois seulement 41candidats), obtient dans certaines circonscriptions des résultats surprenants: Montmorency (7,0%), Beauce-Nord (6,1%), Rimouski (5,4%), Viau (5,2%), Viger (5,1%), etc. Cela montre qu'il y avait en 1994 un niveau élevé de mécontentement envers le Parti libéral, mais aussi sans doute envers le Parti québécois, et qui s'est donc exprimé de manière éclatée à travers divers partis et divers candidats.




Le vote linguistique

Comme dans toutes les consultations au Québec, la langue est le facteur déterminant pour expliquer les comportements électoraux. Les élections de 1994 ne sont donc pas originales de ce point de vue. Le tableau 4 fournit les coefficients de corrélation entre le vote aux différents partis et la composition linguistique des circonscriptions pour les élections de 1989 et de 1994.




Les résultats du Parti québécois sont fortement corrélés positivement en 1994 avec le pourcentage de francophones (coefficient de 0,792) et négativement avec les pourcentages d'anglophones (coefficient de - 0, 7 5 1) et d'allophones (coefficient de - 0,578). Les corrélations vont dans le même sens qu'en 1989, mais elles se sont accentuées.

Inversement, les résultats du Parti libéral sont fortement corrélés positivement en 1994 avec le pourcentage d'anglophones (coefficient de 0,751) et d'allophones (coefficient de 0,610), et négativement avec le pourcentage de francophones (coefficient de - 0,8 10). En 1989, à cause du vote massif des anglophones en faveur du Parti Égalité, il n'y avait pas de corrélation significative entre le vote libéral et les pourcentages de francophones et d'allophones, et une faible corrélation négative (coefficient de - 0,252) entre le vote libéral et le pourcentage d'anglophones.

L'Action démocratique du Québec enfin, dans les 80 circonscriptions où elle a présenté des candidats, voit son vote corrélé positivement avec le pourcentage de francophones (coefficient de 0,480) et négativement avec les pourcentages d'anglophones (coefficient de - 0,416) et d'allophones (coefficient de - 0,422), même si dans ce cas les corrélations sont moins intenses que dans le cas du Parti libéral ou du Parti québécois.




Le vote linguistique à Montréal

Dans la région de Montréal, où se concentre la plus grosse partie de l'électorat non francophone et où les variations de composition linguistique des circonscriptions sont les plus fortes, les relations entre le vote et la composition linguistique des circonscriptions vont dans le même sens que dans l'ensemble du Québec, mais sont encore plus nettes: les coefficients de corrélation présentés dans le tableau 5 montrent que dans certains cas les relations sont presque parfaites, alors que les coefficients de corrélation dépassent la valeur 0,900. C'est ainsi, par exemple, que le vote péquiste a une corrélation de 0,945 avec le pourcentage de francophones, alors que le vote libéral a une corrélation de - 0,902, et le vote pour l'Action démocratique une corrélation de 0,775. Des corrélations statistiques aussi fortes se traduisent par des relations fonctionnelles, comme celle illustrée dans le graphique: le vote au Parti québécois est pratiquement proportionnel au pourcentage de francophones dans chaque circonscription.




Nous avons effectué une analyse spectrale du vote aux élections de 1989 et de 1994 dans les 40 circonscriptions de la région de Montréal: les résultats de cette analyse sont présentés dans le tableau 6. Pour chaque parti politique et chaque élection, on peut y lire les valeurs estimées du vote dans chaque groupe linguistique, avec les marges de confiance qui leur sont associées. Les résultats de ce tableau confirment les analyses précédentes.




Le Parti québécois, qui disposait déjà de la majorité absolue du vote francophone dans la région de Montréal en 1989 (55,5%), augmente légèrement cet avantage (58,3%) sans toutefois atteindre les niveaux de 1976 (63,9%), de 1981 (66,9%) ou le niveau atteint par le NON au référendum de 1992 (73,5%). La méthode statistique utilisée ne permet pas de déceler un vote anglophone ou allophone significatif pour le Parti québécois, mais ce vote ne saurait dépasser les 10%. Même conclusion pour le vote en faveur de l'Action démocratique: ce parti obtient environ 10% du vote francophone, mais aucun vote appréciable de la part des électeurs anglophones ou allophones.

En 1989, le Parti libéral obtenait, dans la région de Montréal, environ 43% du vote francophone, environ 86% du vote allophone, mais seulement 21% du vote anglophone. En effet, les électeurs anglophones appuyèrent alors massivement le Parti Égalité, puisque les trois quarts d'entre eux lui ont accordé leur vote, tandis que seulement 12% des électeurs allophones, et pratiquement aucun francophone ne votaient pour le Parti Égalité. En 1994, le retour de l'électorat anglophone au Parti libéral est pratiquement consommé puisqu'il obtient plus de 95% de ce vote, et pratiquement 100% du vote allophone. Chez les francophones, par contre, le Parti libéral se retrouve avec moins de 30% des voix, à peine plus qu'en 1976 (24,8%), au même niveau qu'en 1981 (30,0%) et à peine plus que le NON au référendum de 1992 (26,5%).

Si l'on suppose que le vote péquiste est exclusivement francophone, on peut calculer le vote francophone au Parti québécois en divisant le pourcentage qu'il obtient par le pourcentage de francophones dans chaque circonscription. Ce calcul montre que le vote péquiste francophone varie entre 78% (dans Mercier) et 22% (dans D'Arcy McGee). Curieusement, le vote péquiste francophone dépasse les 50% dans 77 circonscriptions, c'est-à-dire exactement le nombre de sièges remportés par le Parti québécois: il ne s'agit évidemment pas tout à fait des mêmes circonscriptions. Parmi les circonscriptions dans lesquelles le vote francophone est le plus faible, on retrouve en particulier plusieurs circonscriptions de l'ouest de Montréal (entre parenthèses on trouvera le vote francophone en faveur du Parti québécois calculé par la méthode indiquée précédemment): Nelligan (43,6%), Mont-Royal (43,3%), SaintLaurent (43,3%), Acadie (42,5%), Westmount-Saint-Louis (39,3%), Robert-Baldwin (34,4%), Jacques-Cartier (33,6%) et D'Arcy McGee (22,3%). On y retrouve aussi les circonscriptions de l'Outaouais: Hull (48,2%), Papineau (46,6%), Argenteuil (45,0%), Gatineau (40,1 %), Chapleau (34,8%) et Pontiac (26,7%).

On y retrouve enfin les circonscriptions très francophones (plus de 90%) que le Parti québécois n'a pas remportées, contrairement à ce que l'on attendait: Mégantic-Compton (46,1%), Beauce-Nord (45,9%), Frontenac (45,2%), Beauce-Sud (45,0%), Shefford (44,7%), Îles-dela-Madeleine (42,6%), Kamouraska-Témiscouata (41,3%), Richmond (41,2%), Montmagny12Islet (40,9%) et Rivière-du-Loup (27,3%). Dans ces circonscriptions, le prestige des candidats, la présence de tiers partis, l'organisation partisane ou les enjeux locaux ont sans doute fait la différence: si les électeurs de ces circonscriptions avaient appuyé le Parti québécois dans les mêmes proportions que le reste du Québec francophone, les résultats des élections du 12 septembre auraient donné une toute autre coloration à la victoire du Parti québécois, puisqu'il aurait alors obtenu pas loin de 90 députés, et le Parti libéral seulement 35.




L'avenir problématique du Parti libéral

Avec un peu moins de 45% du vote total, mais avec environ 54% du vote francophone, le Parti québécois a obtenu un résultat très honorable dans une démocratie pluraliste: malheureusement pour lui, l'extrême polarisation du vote linguistique, avec une minorité non-francophone unanimement tournée vers le Parti libéral, fait que les résultats des élections semblent plus serrés qu'ils ne le sont réellement parmi la majorité. Tel est le handicap électoral dont le Parti québécois est affligé depuis sa fondation.

Par contre, l'opposition au Parti québécois, chez les francophones du moins, est divisée: l'Action démocratique, avec environ 10% du vote francophone, a réussi une percée intéressante, mais son vote apparaît trop éclaté pour que l'on puisse aujourd'hui affirmer qu'elle a un avenir, et qu'elle n'est pas simplement un vote de réaction à une crise politique issue de la négociation de Charlottetown et du virage fédéraliste que Robert Bourassa, et aujourd'hui Daniel Johnson, ont fait prendre au Parti libéral.

Enfin, avec un peu moins du tiers du vote francophone, le Parti libéral se retrouve dans une situation politique très inconfortable. Du point de vue électoral, cela n'est pas fatal pour lui, puisqu'il bénéficie du vote massif des nonfrancophones, ce qui lui a permis d'arriver presque à égalité avec le Parti québécois. Évidemment, cela lui a quand même coûté le pouvoir, puisqu'il y a une très forte majorité de circonscriptions massivement francophones dans lesquelles c'est le vote francophone qui est déterminant pour l'issue du scrutin, et puisque depuis maintenant une quinzaine d'années le Parti québécois ne voit plus son vote cantonné aux seuls francophones montréalais qui ne lui rapportent pas beaucoup de sièges.

Le problème du Parti libéral est surtout politique: ramené au tiers de l'électorat francophone, tout comme en 1981, c'est sa légitimité comme porte-parole éventuel de la majorité française qui devient douteuse. C'est le cas déjà depuis une dizaine d'années du Parti libéral du Canada. Les événements à venir seront donc déterminants pour le Parti libéral.

Advenant un OUI au référendum, c'est la survie même du Parti libéral qui sera, à terme, à l'ordre du jour, car alors sa légitimité sera fortement érodée. Advenant un NON, le Parti libéral devra rapidement se trouver une orientation politique claire sur la question nationale pour couper la route à l'Action démocratique qui le talonne déjà dans les sondages auprès des francophones. Il devra peut-être aussi, s'il veut reprendre le pouvoir, se trouver un nouveau chef puisque, toujours selon les sondages, Daniel Johnson a, pour le moins, un sérieux problème d'image auprès de la population.