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La vie parlementaire · L'état de grâce écourté



Louis Massicotte
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1994-1995

· Rubrique : La vie parlementaire



Malgré la domination du débat référendaire, le nouveau Parlement issu des élections du 12 septembre 1994 aura adopté 48 projets de loi au cours de la session qui s'est terminée le 22 juin en plus d'avoir fourni son lot habituel de grandes batailles et de petites manoeuvres.

Après avoir entretenu durant près de sept mois le suspense un peu dérisoire que permet notre régime constitutionnel, le premier ministre Daniel Johnson met fin à la plus longue législature en un demi-siècle en annonçant le 24 juillet 1994 la dissolution du Parlement et la tenue d'élections générales pour le 12 septembre suivant.

Parmi les libéraux sortants, nombreux sont ceux qui ont l'impression, pour reprendre une expression qu'on entendra dans l'autre camp l'année suivante, de «courir à l'abattoir», tant est généralisée l'impression que le Québec est mûr pour un changement de gouvernement. Daniel Johnson a sagement choisi de ne pas brusquer les échéances et de laisser s'accréditer l'image du renouveau. Pourtant, six mois après l'assermentation du nouveau cabinet, son parti n'a toujours pas redécollé dans les sondages. Il traîne dix points derrière le Parti québécois en début de campagne. Près de la moitié des 78 députés libéraux sortants ont décidé de ne pas se représenter, et plusieurs autres avaient annoncé leur retrait de la vie politique avant la dissolution. La concentration excessive du vote libéral dans les circonscriptions anglophones entraîne de surcroît un gaspillage de suffrages.

Le soir du 12 septembre, l'électorat se révèle plus partagé que prévu. Les péquistes font élire 77 des leurs, contre 47 libéraux et le chef de l'Action démocratique. Du point de vue parlementaire, c'est une victoire convaincante, qui leur donne le pouvoir sans partage, mais ceux qui au Parti québécois n'ont pas encore oublié que notre système électoral est un miroir déformant s'aperçoivent vite que leur majorité parlementaire recouvre une avance infime de 13 800 voix sur presque 4 millions de votes valides (0,3% du total). Les vainqueurs accusent le coup et, comme un humoriste le fera remarquer, à n'en juger qu'à la physionomie des politiciens et de leurs partisans sur l'écran à la soirée des élections (et particulièrement à la mine funéraire qu'affiche Lucien Bouchard sur l'estrade), on aurait cru à une courte victoire des libéraux!

Victoire empreinte de déception, donc, car chacun sait bien que ce scrutin n'est qu'un prélude à l'affrontement référendaire annoncé pour 1995. Avec 44,7% des voix et des sondages qui ne donnent plus l'avance aux partisans de la souveraineté, la partie semble mal engagée. La mauvaise humeur des nouveaux maîtres, leur conviction d'avoir été frustrés d'une victoire plus complète par la malhonnêteté de leurs adversaires, se manifesteront par de nombreuses demandes de recomptage, une contestation d'élection et l'introduction d'un nouveau registre électoral.

La passation des pouvoirs a lieu le 26 septembre. Le nouveau conseil des ministres compte 20 membres, dont six femmes. La moitié des ministres ont siégé dans les cabinets Lévesque ou Johnson. Le cabinet ne compte aucun anglophone ou allophone, ces communautés ayant massivement boudé le PQ comme de coutume lors du scrutin.

Le premier ministre, & qui le pouvoir sied comme un gant, va rapidement adopter un style présidentiel. La présentation du cabinet prend l'allure d'une distribution de tâches, le chef du gouvernement s'adressant à ses ministres comme le général de Gaulle naguère aux siens. Il prend sur lui de répondre à nombre de questions en Chambre et s'en tire très bien. I2annonce de l'offre au nouveau premier ministre d'une résidence officielle (bientôt surnommée «l'Élysette»), sise au 1080 rue des Braves dans la Vieille Capitale, accentue l'image d'un style plus présidentiel que collégial. Et lorsque Rita Dionne-Marsolais donnera fin janvier des signes de maladresse dans la gestion du portefeuille de la Culture, c'est M. Parizeau qui se l'attribuera.

Le petit nombre de ministres - en cela M. Parizeau ne fait que confirmer un tournant pris par son prédécesseur - complique la tâche du premier ministre. Dans le but transparent de dorer la pilule pour les oubliés de l'équipe péquiste à qui leurs états de service permettaient d'espérer un maroquin, il recourt à l'expédient classique des adjoints parlementaires, mais y ajoute une innovation habile. Techniquement nommés adjoints parlementaires du premier ministre, 14 députés sont qualifiés par décret de «délégués régionaux» puisque leurs attributions sont définies non plus en termes sectoriels, comme le voulait la pratique depuis la création du poste en 1954, mais en termes géographiques en fonction des régions administratives. Les délégués sont chargés de faire «bouger» les structures centrales et d'y débloquer les dossiers régionaux.



La composition de la nouvelle Assemblée

Les élections marquées par un changement de gouvernement: occasionnent habituellement un renouvellement plus important de la députation'. Cette année, le renouvellement s'est opéré davantage par le biais de départs (42 députés, dont seulement quatre péquistes) que de défaites (21 sortants ont mordu la poussière). Des 125 députés élus en 1994, 62 étaient membres de l'Assemblée lors de la dissolution.

Le nombre des nouveaux députés (63) paraît impressionnant, mais il faut en déduire huit <4chevaux de retour» (tous péquistes) qui refont surface, souvent après plusieurs tentatives. À leur tête Camille Laurin (député de 1970 à 1973 et de 1976 à 1985), Bernard Landry (19761985), Jean-Pierre Charbonneau (1976-1989) et quelques élus de 1981 disparus en 1985: Claude Lachance, Gilles Baril, Yves Beaumier, Raymond Brouillet et David Payne. La nouvelle Assemblée compte donc seulement 55 figures réellement nouvelles, dont 40 péquistes, 14 libéraux et Mario Dumont. Au moins 35 députés déclarent être domiciliés dans une municipalité qui n'est pas incluse dans leur circonscription électorale.

John Ciaccia, réélu sans interruption dans Mont-Royal depuis 1973, est doyen de l'Assemblée. La première élection de Camille Laurin remonte encore plus loin (1970), mais il a perdu son siège entre 1973 et 1976, puis entre 1985 et 1994. On compte une douzaine d'élus de 1976, mais parmi eux, seuls Jean Garon, Guy Chevrette, François Gendron, Jacques Brassard, Jean-Pierre Jolivet, Denis Perron siègent sans interruption depuis cette date. La carrière parlementaire au Québec, en cette ère de volatilité électorale, est fort incertaine. Le même phénomène s'observe d'ailleurs sur la scène fédérale, et il est légitime d'y voir l'une des causes de la faiblesse du Parlement vis-à-vis de l'exécutif.




Couverture de la session

La première session de la 35e législature est ouverte par le lieutenant-gouverneur Martial Asselin le 29 novembre. Avec le consentement de son vis-à-vis, le premier ministre fait élire à la présidence de l'Assemblée Roger Bertrand, député de Portneuf, et aux deux vice-présidences Pierre Bélanger et Raymond Brouillet. Daniel Johnson devient chef de l'opposition, avec Pierre Paradis comme leader parlementaire et Georges Farrah à titre de whip. Du côté gouvernemental, le leader parlementaire Guy Chevrette sera assisté de son collègue François Gendron et du député André Boisclair. I2ancien ministre Jolivet devient whip en chef, avec droit d'assister aux séances du conseil des ministres. Il sera assisté de Cécile Vermette et Normand Jutras, alors que Rosaire Bertrand devient président du groupe parlementaire péquiste.

Les présidences et vice-présidences de commission, autres prix de consolation à l'intention des exclus du pouvoir, sont partagées entre les deux partis. Les péquistes obtiennent la présidence des commissions des institutions (Sylvain Simard), du budget et de l'administration (Jacques Baril), de l'Éducation (joseph Facal), de la Culture (David Payne) et des Affaires sociales (Denis Lazure). Chez les libéraux, les présidences vont à Gérald Tremblay (Économie), Yvon Vallières (Agriculture) et Madeleine Bélanger (Aménagement). Les vice-présidences sont symétriquement réparties entre trois péquistes (Jean-Pierre Charbonneau, Denise CarrierPerreault et Michel Bourdon) et cinq libéraux (Christos Sirros, Jacques Chagnon, Yvon Charbonneau, Liza Frulla et Russell Williams). Et on fait grâce au lecteur des noms des neuf députés membres du Bureau &'l'Assemblée et des 15 autres désignés «présidents de séance» des commissions permanentes, toutes fonctions auxquelles se rattachent des indemnités supplémentaires. En ajoutant les ministres, et compte tenu des cumuls, on dénombre pas moins de 87 députés touchant de telles indemnités à un titre ou l'autre, ce qui ne laisse que 38 députés d'arrière-ban proprement dit. Peu connues du public, ces charges, dont certaines sont perçues comme des sinécures, se sont multipliées durant les années 1980. Aux yeux des plus cyniques, elles constituent à tout prendre le legs le plus tangible des réformes parlementaires tant claironnées de l'époque.




La réforme électorale

Proclamé (4produit haut de gamme, éminemment exportable» par son premier gestionnaire, le système électoral québécois n'en devient pas moins une cible immédiate des nouveaux maîtres du pouvoir. Le PQ ayant réussi moins bien que prévu aux élections, on s'y répète, comme aux années héroïques du parti, qu'il doit bien y avoir eu fraude quelque part. Défaite par 146 voix dans Bertrand, Monique Simard accuse les libéraux d'avoir conspiré de façon à faire inscrire sur la liste électorale de cette circonscription de villégiature des centaines de personnes qui n'y avaient pas droit, soit parce qu'elles n'y avaient qu'une résidence secondaire et non leur domicile habituel, soit même parce qu'elles n'avaient pas qualité d'électeur québécois. Sa requête en contestation d'élection fait état de plus de 800 personnes ayant voté illégalement. Quelque 200 des intéressés étant domiciliés dans la seule circonscription de Westmount, 21 autres en Ontario et cinq aux États-Unis (Le Devoir, 23 octobre 1994, p. AI et A14), la candidate malheureuse en conclut que des millionnaires anglophones et étrangers sont venus voler leur comté à d'honnêtes travailleurs québécois, et les audiences du tribunal à l'été 1995 mettront effectivement au jour des pratiques douteuses.

L'occasion paraît idéale au ministre Guy Chevrette de donner suite à l'un des engagements traditionnels du parti, soit de faire adopter une liste électorale permanente informatisée qui soit utilisable aux niveaux municipal, scolaire et provincial. Outre que tous les acteurs s'entendent pour trouver les campagnes électorales trop longues, on s'inquiète au parti de la possibilité que des masses de personnes n'ayant pas qualité de citoyen ne s'inscrivent illégalement sur les listes lors du référendum. Fondée sur la confiance, la procédure du recensement n'élimine pas de façon absolue cette possibilité malgré la présence de recenseurs représentant les deux partis. La contestation dans Bertrand arrive à point nommé, puisqu'elle suggère que les libéraux se livrent à des fraudes massives. On se croit donc justifié de se dispenser de leur consentement, malgré la tradition.

Fort pointue, l'accusation sera quelque peu émoussée par des révélations ultérieures. Un journaliste du Devoir, par exemple, déniche dans la liste des «fautifs» les noms de partisans ou sympathisants péquistes tels le juge Marc Brière, la comédienne Françoise Faucher et l'auteur Claude jasmin, qui tous plaident, avec vraisemblance, la bonne foi ou l'ignorance de la distinction entre «domicile» et «résidence», qui n'est en effet pas exactement du pain quotidien, même pour un public cultivé.




L'affaire Malavoy

Puis le 25 novembre éclate une bombe: la ministre Marie Malavoy confesse avoir voté à plusieurs reprises sans avoir qualité de citoyenne canadienne, son attachement au Québec l'ayant, dit-elle, empêché de régulariser sa situation... Si l'infraction est prescrite, elle n'en constitue pas moins une faute de jugement et un mépris de la loi largement suffisants pour coûter à l'intéressée, malgré l'estime que sa personne suscitait, dans le milieu artistique et dans son parti, son portefeuille ministériel. Si l'incident confirme le manque d'étanchéité du recensement, il suggère que les fautifs ne sont pas tous du même côté. «Après l'affaire Malavoy, écrira le commentateur Michel David, le PQ n'est pas en position de faire la morale à qui que ce soit.» (Le Soleil, 28 janvier 1995). Plus tard, le Directeur général des élections se déclarera incapable de confirmer ou d'infirmer l'affirmation du ministre Chevrette selon laquelle 250 000 immigrants ne possédant pas la citoyenneté canadienne auraient été inscrits aux dernières élections.

Dans son projet de loi 40, le ministre Chevrette n'y va pas de main morte. Le texte reprend une proposition faite l'année précédente par le Directeur général des élections, qui à l'époque avait suscité des échos défavorables chez certains intervenants. Une fois constitué, le fichier des électeurs sera mis à jour au moyen des renseignements transmis au Directeur des élections par l'électeur, par la Régie de l'assurance-maladie, ou par les directeurs du scrutin provinciaux ou municipaux à la suite d'une révision effectuée durant la campagne électorale. En plus de permettre des économies à long terme, ce fichier réduira de deux semaines la durée de la campagne électorale.

Le projet du ministre diffère de celui du Directeur des élections sur un point important. Au lieu d'être constitué par un recensement de départ, le fichier initial sera compilé à partir des listes utilisées aux élections de septembre. Celles-ci seront toutefois «épurées», car les noms qui y figurent ne seront inscrits au fichier que si les renseignements les concernant concordent avec ceux de la Régie. En cas de non-concordance, la Régie est présumée avoir raison et l'électeur tort: c'est à lui de fournir les renseignements établissant sa qualité d'électeur. S'il ne le fait pas, son nom ne sera pas inscrit au fichier.




L'opposition crie au viol

L'opposition libérale mène contre ce projet une obstruction sourde. Le gouvernement décide au printemps d'abandonner l'idée d'épurer les listes de septembre 1994: le fichier initial sera constitué par un recensement effectué du 5 au 10 septembre. En contrepartie, pouvoir sera donné aux recenseurs de s'enquérir de la citoyenneté des personnes et d'exiger des preuves à cet égard. L'électeur devra attester de l'exactitude des renseignements inscrits sur la fiche en la signant, mais la personne qui ne peut ou ne veut signer peut simplement déclarer que ces renseignements sont vrais et faire signer les recenseurs à sa place. Les amendes pour fausse déclaration sont augmentées. En juin, le gouvernement recourra à la clôture pour assurer l'adoption du projet. De façon prévisible, l'opposition libérale crie au viol d'une tradition parlementaire, faisant ainsi écho à des critiques semblables qui lui avaient été adressées en 1972 et 1988. Le geste du gouvernement réduit à néant la théorie, du reste hautement discutable, selon laquelle l'unanimité des grands partis est requise pour modifier le droit électoral. I2unanimité est souhaitable mais pas indispensable, et rien n'empêche la majorité de faire prévaloir sa volonté en cette matière, quitte à en payer le prix plus tard.




Le début référendaire à l'Assemblée

Contrairement à ce qui s'était produit en 1980, les phases préliminaires du processus d'accession à la souveraineté se déroulent en dehors de l'Assemblée. Certes, c'est à l'Assemblée que le premier ministre choisit d'annoncer le 6 décembre les grandes lignes du processus, et dépose le texte de l'Avant-projet de loi sur la souveraineté du Québec. Mais l'Assemblée sera écartée des étapes préliminaires. Envolée, la fameuse «déclaration de souveraineté» que, selon le programme du Parti québécois, l'Assemblée était censée adopter dès après son élection. Au lieu des traditionnelles commissions parlementaires, on recourra à des commissions formées majoritairement de non-parlementaires pour écouter et informer la population. En claironnant que chaque Québécois sera son propre député, le gouvernement relativise la représentation parlementaire. Il n'y aura même pas débat sur une loi mettant en branle ce processus, le gouvernement choisissant de constituer les commissions par voie de décrets adoptés en vertu de la Loi sur les commissions d'enquête. On avait d'abord songé à impliquer la commission permanente des institutions dans le processus, mais c'est finalement à une «commission nationale» constituée elle aussi par décret que reviendra la tâche de synthétiser les travaux des commissions régionales. Toutefois, l'Assemblée est censée intervenir pour adopter le projet de loi sur la souveraineté, sous réserve de l'acceptation de ce dernier par l'électorat lors du référendum. Le libellé de la question référendaire («Êtes-vous en faveur de la loi adoptée par l'Assemblée nationale déclarant la souveraineté du Québec?») mobilise au profit du camp souverainiste le capital symbolique que peut commander l'Assemblée auprès de la population. Malgré le report du référendum à l'automne, un tel projet de loi est toujours prévu par l'accord des trois partis souverainistes signé en juin, bien que la question soit différente.




Offensive ratée contre le président de l'Assemblée

Même s'il se déroulera initialement en dehors de son enceinte, le débat référendaire empoisonnera l'atmosphère à l'Assemblée. I2offensive libérale contre le président Roger Bertrand va le confirmer.

La présidence est occupée par trois députés personnellement bien qualifiés mais dont l'expérience parlementaire est mince. Le leader parlementaire du gouvernement ne se gêne pas pour le leur rappeler, sans excès de tact (Débats de l'Assemblée nationale, 13 décembre 1994, p. 632). C'est toutefois de son vis-à-vis libéral Pierre Paradis que viendra l'attaque la plus sérieuse.

Tout commence le 3 février lorsque M. Paradis plaide l'irrégularité d'une motion de suspension des règles relatives au projet de loi 46 sur l'industrie de la construction. Le président lui donne raison, ajoutant un deuxième motif d'irrégularité à celui allégué par M. Paradis. Le gouvernement présente alors séance tenante une motion amendée tenant compte des deux motifs, ce qui amène M. Paradis à demander au président une suspension à laquelle le gouvernement s'oppose, mais que le président lui accorde. À la reprise, M. Paradis accuse la présidence d'avoir donné au côté gouvernemental la primeur de sa décision, ce qui lui aurait permis de modifier rapidement sa motion. Le président nie. Cinq semaines plus tard, le caucus libéral dans son ensemble décide de réclamer la démission du président pour ce motif et pour quelques autres moins sérieux. Il menace de boycotter les travaux de l'Assemblée si le président ne démissionne pas.




Une accusation injuste

L'accusation était manifestement injuste. En quelques heures, le président avait trouvé moyen de donner deux fois raison au député qui par la suite l'accusait. On voit bien des choses au Parlement, mais rarement une opposition accuser de partialité un président qui s'acharne à accepter ses arguments! Que le gouvernement ait eu vent de la teneur possible de la décision du président sur cette motion prouve au plus que des subalternes avaient trop parlé, non que le président soit à la botte du gouvernement. Un président partial aurait déclaré régulière la motion gouvernementale malgré son irrégularité alléguée: le président avait plutôt accepté la demande de l'opposition et ajouté un motif d'irrégularité de son cru.

La motion de blâme de M. Paradis à l'endroit du président témoignait d'une profonde méconnaissance de la pratique parlementaire. La présidence n'est pas un siège éjectable actionné par simple pression d'un bouton au caprice du gouvernement ou de l'opposition. L'opposition a le droit d'être consultée préalablement à l'élection du président, et il est préférable pour le gouvernement de ne pas insister sur les candidatures que l'opposition récuse. Mais une fois élu, le président doit pouvoir agir librement et conserver son poste, à moins qu'il ne perde la confiance des deux côtés de la Chambre pour incompétence ou inconduite. De toute évidence, M. Bertrand était loin de là.

D'autre part, rien n'obligeait le président à démissionner après le rejet d'une motion de censure le visant. Au moins huit de ses prédécesseurs ou homologues d'autres parlements au Canada ont fait l'objet de telles motions de censure (toutes rejetées) tout en conservant leurs fonctions, souvent pour de longues années.

Aucun commentateur ne prend au sérieux l'accusation libérale. Le gouvernement y réplique en présentant une motion de félicitations à l'égard de l'accusé. À la reprise des travaux, le 14 mars, l'affaire est prestement balayée sous le tapis. On enregistrera d'autres signes de tension entre la présidence et les leaders parlementaires. Début juin, un journaliste affirme que l'Assemblée est devenue une vraie pétaudière et en attribue la cause à l'agressivité des députés libéraux et au manque d'autorité du président de l'Assemblée. (Gilles Normand, dans La Presse du 6 juin 1995)




Zizanie au sein du caucus péquiste

Avec le gouvernement responsable et le scrutin majoritaire à un tour, la discipline de parti constitue le troisième pilier du régime parlementaire québécois, un pilier qui suscite depuis longtemps des récriminations de la part de l'arrière-ban et surtout des commentateurs. C'est au sein du Parti québécois que la dissidence se manifestera de la façon la plus ouverte.

Le 23 mai, lors du vote sur la motion portant approbation de la politique budgétaire du gouvernement, le député de Montmorency jean Filion choisit d'enregistrer son abstention. Comptable de profession, il s'estime lié par une contrainte professionnelle et refuse de valider un budget omettant d'inclure dans les équilibres financiers une dette publique de $10 milliards liée aux régimes de retraite des fonctionnaires, pratique dénoncée par le vérificateur général depuis longtemps. L'ex-vérificateur général Réal Châtelain relativise la position du député en déclarant que «tout le monde sait qu'un budget est un document politique» et que le député Filion va très loin» en se servant de son statut de comptable pour refuser de le voter. L'ex-vérificateur est-on tenté de conclure, trouve incompréhensible qu'un député attache tant d'importance à ses propres critiques des pratiques comptables du gouvernement! La sanction tombera rapidement: le député est exclu de la commission du budget et de l'administration et menacé d'expulsion du caucus jusqu'à la fin de la session s'il manque plus de deux réunions de cet organe à l'avenir, comme il l'a souvent fait par le passé. Le 12 juin, il tire sa révérence et annonce qu'il siégera dorénavant à titre de souverainiste indépendant.

Bien que présentée comme un cas isolé, l'affaire Filion semble constituer un détonateur. À la même époque, les députés Charbonneau, Malavoy et Trudel émettent de sérieuses réserves sur le principe du projet de loi 79 fusionnant la Commission des droits de la personne et la Commission de protection de la jeunesse, ce qui amènera le ministre Bégin à assouplir son projet. Dans une lettre à un commettant malencontreusement rendue publique par la suite, le député Denis Perron critique le projet de loi portant réforme de l'aide juridique. Puis c'est le bouquet: en pleine Chambre le 9 juin, le député de Bellechasse, Claude-André Lachance traite de menteur son voisin de comté, le ministre Jean Garon, quitte à s'excuser peu après.

Ces phénomènes sont à rapprocher des dissidences nombreuses enregistrées à la même époque à la Chambre des Communes au sein de tous les partis sur des questions comme la grève du rail, le contrôle des armes à feu, l'orientation sexuelle, etc. Tout se passe comme si les députés avaient compris que des dissidences nombreuses et répétées auront l'effet à long terme de banaliser le phénomène et de relativiser l'impact des sanctions éventuellement appliquées.

La session est ajournée le 22 juin, le gouvernement reportant à plus tard le projet de loi sur l'aide juridique, ce qui lui évite de faire siéger l'Assemblée après la Saint-Jean, comme il en avait laissé planer la menace. Un total de 48 projets de loi ont été adoptés.

Tel que prévu, l'année parlementaire a été dominée par le débat référendaire, bien que celui-ci se soit déroulé en dehors de l'Assemblée. La" décision du nouveau gouvernement de mettre le cap sur le référendum dès le début de son mandat, et surtout les coupes qu'il a dû annoncer dans le secteur hospitalier, l'ont privé d'un état de grâce prolongé. Dix mois après son entrée en fonction, le gouvernement suscitait plus d'insatisfaction que de satisfaction, et ses perspectives de victoire au référendum paraissaient pour le moins incertaines.