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Les débats idéologiques · La question nationale, naturellement



Jean-François Nadeau
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1994-1995

· Rubrique : Les débats idéologiques



De quoi parle-t-on en année référendaire? De la question nationale, naturellement! Mais le Québec ne s'épuise pas dans cette question et bien des débats ont tourné autour du rôle de l'État et du libre marché, de la laïcité de l'école et, last but not least, des positions de Mordecai Richler.

Pour une quatrième année consécutive, les Québécois sont allés aux urnes en 1995. À l'approche du référendum, les débats idéologiques ont été plus que jamais axés sur la question nationale du Québec.

Plusieurs groupes de réflexion ont été formés dans la perspective référendaire. D'une part on trouve des groupes indépendantistes tels les Intellectuels pour la souveraineté (IPSO), Génération Québec et les Artistes pour la souveraineté; d'autre part, des groupes qui se portent à la défense de l'État canadien tels le Conseil québécois des gens d'affaires pour le Canada et le Groupe des cent. L'entente signée le 12 juin 1995 entre le Parti québécois, le Bloc québécois et l'Action Démocratique a fait en sorte de pousser ces différents cercles à être encore plus visibles.

Sur le terrain du débat national s'affrontent par ailleurs les tenants du libre marché et ceux d'un modèle étatique d'inspiration socialiste. Les premiers, dans la suite des théories néolibérales des années 1980, s'inspirent des politiques de restriction et de désengagement de l'appareil étatique des premiers ministres provinciaux Ralph Klein et Mike Haris. Le marché promeut, à leur sens, l'efficacité, génère la richesse, encourage la mobilité et augmente le bonheur individuel. Les défenseurs du libre marché se heurtent à ceux qui considèrent que le marché, laissé entièrement à lui-même, provoque de graves fractures sociales dans les secteurs qu'il délaisse. Le marché, considèrent-ils, a donc pour conséquence directe d'accentuer les disparités existantes. Ces défenseurs d'un modèle étatique d'inspiration socialiste semblent isolés dans un contexte canadien où la lutte au déficit fait de plus en plus office de programme social. Au Québec, un modèle idéologique d'inspiration plus socialiste continue de nourrir certains membres du gouvernement du Parti québécois.



La réforme des programmes sociaux

Les étudiants, les groupes populaires et le gouvernement du Québec ont déploré les compressions drastiques que le ministre fédéral Lloyd Axworthy s'apprête à faire subir aux programmes sociaux. Par l'entremise de la loi C-76, le gouvernement fédéral vise en effet à d'importantes réductions des transferts aux provinces pour les programmes de soins de la santé et de l'éducation. Ces coupes budgétaires seraient de 650 millions en 1996 et de 1,9 milliard en 1997. Malgré son retrait financier des programmes, le gouvernement fédéral veut continuer à «imposer des normes nationales».

C'est peut-être dans le secteur de l'éducation que l'opposition à la réforme Axworthy s'est fait le plus sentir. Les étudiants, très préoccupés par la réforme, organisent une première grande manifestation le 25 janvier et, par la suite, divers événements pour bien marquer leur opposition totale à cette réforme. En février, la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ) juge qu'un report possible des coupes dans les transferts aux provinces dont parle le ministre Axworthy relève d'une simple stratégie préréférendaire. Le mouvement étudiant accentue alors ses moyens de pression. Le président de la CSN, Gérald Larose, regrette «que le débat ne semble intéresser que les étudiants, les syndicats et les groupes populaires».

Dans la même foulée que le mouvement étudiant, plusieurs groupes sociaux soutiennent durant l'hiver l'urgence d'agir contre la politique sociale d'Ottawa en invoquant «la face cachée du budget du ministre fédéral des Finances Paul Martin» qui consacre certains grands principes proposés dans la réforme Axworthy.

Le gouvernement du Québec se montre quant à lui convaincu que, dans le simple cadre des relations fédérales-provinciales, il ne sera pas possible de changer les conditions qu'imposent le budget Martin au chapitre des programmes sociaux. La ministre Louise Beaudoin déclare que «ces exercices, où le Québec se retrouve seul contre dix, [ ... 1 finissent toujours de la même façon: après [des] tractations quelques provinces se rallient à Ottawa et, à la fin, tout le monde, sauf le Québec, légitime une décision fédérale». Le gouvernement du Québec réclame depuis des années la pleine compétence dans des secteurs de juridiction qui, selon la constitution, sont pourtant sensés être du strict ressort des provinces.




«L'hiver de la parole»

Le 6 décembre 1994, les citoyens ont été appelés par le premier ministre Jacques Parizeau à se prononcer sur un avant-projet de loi qui jette les balises d'un éventuel pays du Québec. Dix-sept commissions régionales ont été formées à cet effet. Elles ont sillonné pendant deux mois la province dans le but d'entendre tous les citoyens afin de pouvoir formuler des recommandations au gouvernement.

Malgré le refus du Parti libéral de Daniel Johnson de participer aux commissions, la participation des citoyens a été considérable. Quelque 50 000 personnes se sont en effet prévalues de leur droit de parole. De plus, plusieurs milliers de citoyens ont suivi avec attention les échanges de ces commissions à la télévision. Aussi a-t-on certainement parlé à juste titre, pour qualifier ce long hiver québécois où la démocratie directe fut à l'honneur, de «l'hiver de la parole». La participation des citoyens lors de ce débat public aura entre autres permis de constater leur volonté de participer plus étroitement à l'élaboration de la politique nationale du Québec selon un nouveau mode.

Les thèmes traités par les citoyens lors des travaux des commissions furent nombreux et variés. On peut cependant dégager de l'Himalaya de papier déposé devant les commissaires quelques tendances maîtresses. Les citoyens se sont montrés fort préoccupés par la question de l'éducation et de la culture. Plusieurs groupes et individus ont fait valoir que l'avenir du Québec dépendait de sa capacité à valoriser l'éducation pour ses citoyens. À l'idée de culture s'est vu attacher étroitement celle de la promotion de la langue française. Les citoyens ont également discuté, toujours dans le cadre du débat sur le projet de loi sur la souveraineté, de l'utilité pour un gouvernement d'entretenir une armée. Les institutions politiques ont aussi fait l'objet de discussion. Beaucoup de témoignages proposaient l'instauration d'un régime républicain au Québec. Plusieurs ont également souhaité que l'on modifie le système de scrutin dans le cadre d'un Québec souverain. La plupart de ces propos étaient très clairement inspirée par une idéologie construite sur un idéal d'égalité, de liberté et de justice sociale.




Le révisionnisme

Certains ouvrages, pas forcément les meilleurs ni les pires, permettent de révéler au grand jour un certain nombre d'idées-forces qui sous-tendent les discours idéologiques. Qui a peur de Mordecaï Richler? de Nadia Khouri est certainement un de ces ouvrages. Ce livre se veut une analyse des réactions qui ont suivi la parution de Oh Canada! Oh Quebec! Requiem for a Divided Country, publié en 1992. Oh Canada! Oh Quebec!, dont le coup d'envoi avait été donné par la parution d'un retentissant article dans le New Yorker le 23 septembre 1991, a connu un succès de librairie dans sa version originale anglaise.

Qui a peur de Mordecaï Richler? de Nadia Khouri s'inscrit dans une tendance historique révisionniste qu'annonçaient les ouvrages polémiques de Esther Delisle et de William Johnson. Khouri tente d'établir une grammaire politique où est dénoncé ce qui est pour elle le mauvais usage du libéralisme, c'est-à-dire la mise en pratique d'un libéralisme qui s'écarte, pour des raisons communautaires, de la pensée de Pierre Elliot-Trudeau. Son ouvrage a été salué comme brillant par un chroniqueur de La Presse et par le directeur du magazine culturel à grand tirage Voir.

Pour Khouri, d'effet de nation est un effet de serre étouffant». L'élite nationaliste du Québec aurait parfaitement tort d'affirmer qu'il existe une nation québécoise quand il n'existe, sur le plan juridique, qu'un état de droit et une nation canadienne. Cette position personnelle conduit l'auteur à défendre l'idée selon laquelle la nation québécoise est le fruit d'une invention de la part d'une élite qui travestit le réel pour son seul et unique profit. Mentionnons que cette idée est désormais abordée dans presque tous les numéros de la nouvelle revue Cité libre, résurrection conservatrice de la prestigieuse revue du même nom des années 1950.

Quelle est la conclusion à laquelle Nadia Khouri en arrive? Du nationalisme canadien-français prôné par Lionel Groulx au nationalisme québécois actuel, il ne faut pas s'étonner de constater la «persistance d'un courant réactionnaire et xénophobe au sein de tout un secteur du nationalisme». Comme chez Khouri l'idée de nation relève du simple «pris-pour-acquis d'une origine commune, qui exclut d'emblée ceux qui ne la partagent pas», les nationalistes québécois d'aujourd'hui, surtout les indépendantistes ne peuvent que souscrire, à leur corps défendant, aux exigences d'une doctrine d'homogénéité congénitale.




Universalisme et particularisme

Jacques Pelletier, professeur de littérature à l'UQAM et directeur de la revue Voix & Images, a commis au début de l'année 1994 un livre, Les habits neufs de la droite culturelle, dans lequel il dénonce, entres autres, son collègue de l'Université de Montréal jean Larose comme étant un dangereux néoconservateur.

Dans La souveraineté rampante, c'est avec aisance et style que Larose se dégage des accusations portées contre lui. Larose démonte le mécanisme d'un nationalisme québécois revanchard et unanimiste qui tend à nier l'aspiration souveraine de l'individu. «Un écrivain peut bien se dire indépendantiste, son chant, pour être souverain, doit marquer sa distance. Pour rester souverain, la tentation de rompre avec son peuple se présente parfois à lui. [ ... ] L'écrivain qui porte le Québec comme une incertitude douloureuse et souvent paralysante écrit zigzaguant, divaguant sur cette limite.» C'est là, dans cet espace d'incertitude, que l'écrivain est le plus beau et le plus grand, juge-t-il, à l'exemple de Gaston Miron et «sa souveraine poésie».

Dans la sérieuse revue de critique Spirale, François Latraverse juge que Larose «s'insurge contre ce qu'il y a de plus facile, faux, naïf, maladroit ou dangereux». La polémique entre Pelletier et Larose exploite selon le critique deux courants qui s'affrontent au Québec: «D'un côté les tenants [de la thèse de Larose], présentés comme nostalgiques, fouettards, colonisés ou de droite, d'un curriculum ordonné selon la chronologie de la littérature française et, de l'autre, les apôtres du terroir, de la modernité, de l'esprit critique, présentés comme revanchards et eux aussi attardés». Latraverse conclut qu'à son avis Larose et Pelletier n'ont pas réellement fait avancer ce débat idéologique, mais tout bonnement confirmé leurs sympathisants respectifs. Ce débat entre universel et particulier existe toujours au Québec. Il s'articule, semble-t-il, autour de conceptions du colonialisme et de la libération de soi.




La laïcité

La controverse autour du port du hidjab (foulard islamique) a pris une certaine ampleur, cette année dans les écoles du Québec, en particulier de Montréal. La décision de la direction de l'école secondaire Louis-Riel d'expulser une élève qui portait le voile a obligé plusieurs groupe à prendre position sur cette question.

Le port du voile islamique dans les écoles donne lieu à un long débat, entre autres, au sein de la Centrale de l'enseignement du Québec (CEQ). Ce débat porte sur la place des symboles religieux dans les institutions scolaires. La CEQ en arrive à conclure que le port du foulard islamique à l'école a des répercussions politiques qui devraient être examinées très sérieusement pas le gouvernement québécois. Pour sa part, elle se prononce contre le port du foulard dans les écoles. La position de la CEQ contre le port du foulard islamique n'affecte par la décision de la Fédération des commissions scolaires du Québec de laisser prendre leur propre décision à ce sujet par la direction de chaque école.

La position de la CEQ s'est attirée une réprimande de la Ligue des droits de la personne de B'nai Brith, section Canada. Par ailleurs, la position de la CEQ quant à l'interdiction du port du foulard islamique se distingue des positions adoptées par le Conseil du statut de la femme et la Commission des droits de la personne du Québec. Le 18 mai, le Conseil du statut de la femme (CSF) s'est proposé de tolérer le port du hidjab à l'école puisque, selon lui, l'interdire brimerait l'accès des jeunes filles musulmanes à l'école publique. La Commission des droits de la personne du Québec pense pour sa part, selon un avis juridique rendu public le 14 février, que la tolérance envers le port du foulard est souhaitable. À la suite de cet avis, les enseignantes chrétiennes de l'École musulmane de Montréal ne sont plus obligées de porter le foulard islamique tel que l'exigeait cet établissement privé depuis sa création.

Le 17 mars, le quotidien Le Soleil fait état de quatre cas de port du hidjab à la Commission des écoles catholiques de Québec (CECQ). Dans tous les cas, c'est une attitude de tolérance, inspirée de la recommandation juridique de la Commission des droits de la personne, qui est mise de l'avant. À Montréal, les directeurs d'école de la Commission des écoles catholiques de Montréal (CECM) évitent de prendre position sur le port du foulard. Ils laissent à chacun de leurs établissements scolaires le soin d'établir ses positions.




Une vie sociale assassinée

Un texte de Hélène Jutras, une jeune étudiante de McGill, publié dans Le Devoir le 30 août 1994 a provoqué un débat dont l'ampleur a pu surprendre. Dans son article, elle affirme que le Québec l'étouffe et la tue. Elle s'indigne de d'à peu près» et de la médiocrité dont se contentent souvent les Québécois. I2étudiante voudrait voir la société québécoise se transformer en profondeur. Son texte du Devoir a été repris dans une mince plaquette, Le Québec me tue.

Les critiques du texte de Jutras, fort nombreuses, sont partagées. D'une part, on trouve ceux qui l'ont descendu en flammes. Dans le magazine Lectures, le cinéaste Pierre Falardeau invite l'auteur à s'en aller si le Québec lui pèse tant. Le politicologue Daniel Latouche, dans sa chronique hebdomadaire du Devoir, fait preuve de tout le paternalisme dont il est capable pour réduire les propos de l'étudiante en bouilli. Dans le magazine Voir, Raymond Bertin reproche à la jeune auteur d'avoir étiré dans son essai son texte initial <4à coups d'idées choquantes mais naïves». Barbara Debays dans Le Quartier libre, le journal des étudiants de l'Université de Montréal, expose quant à elle un autre point de vue de la jeune génération que celui exprimé par jutras. D'autres part, on trouve les critiques qui ont encensé l'ouvrage de Jutras. Laurent Laplante, dans le magazine du livre Nuit blanche, clame que ce qu'affirme Hélène jutras sur la société québécoise «mérite d'être entendu». Beaucoup de textes envoyés au Devoir à la suite de la parution de l'article controversé vont dans le même sens. À l'instar de Laplante, beaucoup de critiques pensent en effet qu'il faut prendre de temps de vérifier si cette médiocrité québécoise qui ["tue" Hélène Jutras] n'est pas terriblement réelle».

Pierre de Bellefeuille affirme dans L'Action nationale, doyenne des revues d'idées au Québec, que les reproches que fait Hélène Jutras à la société québécoise «sont fondés». Il voit dans les propos de l'étudiante des enseignements qui pourraient servir de matière à réflexion pour les politicologues, les philosophes et les stratèges référendaires. Du même souffle, Pierre de Bellefeuille regrette cependant que l'auteur fasse preuve d'un tel scepticisme vis-à-vis sa société. La société québécoise a certes ses défauts, mais elle a aussi de belles qualités, y compris des atouts proprement culturels, aussi bien quant à la créativité que sous l'aspect d'un mode de vie accueillant et chaleureux». Le critique est d'avis que si Hélène Jutras voulait se donner la peine d'aller voir ailleurs, la morosité québécoise lui paraîtrait moins assassine au retour.

Pierre de Bellefeuille, dans sa critique des positions de Jutras, fait preuve d'une volonté de prendre en compte avec nuance les positions respectives dans ce débat. Il manifeste un esprit de juste milieu proprement aristotélicien grâce auquel les idées sont toujours bien servies.