accueilsommairerubriques

Le mouvement syndical



Mona-Josée Gagnon
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1995-1996

· Rubrique : Le mouvement syndical



C'est un portrait contrasté qu'il faut faire de l'année syndicale 1995-1996. D'une part, les organisations syndicales ont été extrêmement présentes dans la vie politique québécoise, à leur initiative mais aussi en raison du statut privilégié qu'on leur confère dans les pratiques gouvernementales (québécoises) de consultation. D'autre part, si l'on considère la mission première des organisations syndicales, qui est de défendre les conditions de travail de ses membres et plus généralement des salariés, on constate que l'année écoulée a été marquée par la «défensivité». Hors quelques coups d'éclat, le syndicalisme québécois n'a guère réussi à renverser les tendances à la rationalisation et donc aux baisses d'effectifs salariés. Qu'il s'agisse du secteur public ou du secteur privé, les syndicats sont loin d'être les meneurs de jeu.



La présence syndicale

Les dernières données sur le taux de présence syndicale au Québec (Le marché du travail, janvier-février 1996) confirment que la tendance à la baisse du taux de présence syndicale, amorcée en 1994, s'est maintenue en 1995, ayant perdu 1,9 point de pourcentage. Avec un taux de présence syndicale de 41,9%, le syndicalisme québécois demeure quand même en meilleure posture que la moyenne du syndicalisme canadien. Les pertes sont plus accusées dans le secteur secondaire et, de façon générale, dans le secteur privé de l'économie. En dépit d'efforts remarquables de recrutement dans le secteur tertiaire privé, ce dernier demeure faiblement syndiqué en comparaison avec le tertiaire public. On peut attendre de la sortie des prochaines statistiques de syndicalisation une baisse des effectifs nets, en raison des rationalisations et pertes d'emplois consécutives intervenues dans le secteur public ainsi que dans de grandes entreprises syndiquées (Air Canada, Bell, General Motors, etc.).

Les différentes organisations syndicales se retrouvent, à quelques décimales près, dans la même posture qu'auparavant. La Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) vient toujours, et de loin, au premier rang, avec une représentativité de 36,9%, en fait sous-estimée puisqu'il faut ajouter les effectifs de la fonction publique fédérale, les syndiqués sous compétence fédérale et enfin ceux de la construction, secteurs où elle domine largement. Les châteaux forts de la FTQ demeurent le secteur privé, l'administration municipale, le secteur péripublic, pour autant qu'il s'agit des effectifs de compétence québécoise.

La Confédération des syndicats nationaux (CSN) vient bonne deuxième avec une représentativité (québécoise) de 24,5%. Elle est particulièrement présente dans le secteur public québécois (enseignement collégial et surtout santé et services sociaux), mais regroupe par ailleurs un membership fort diversifié

Bien loin derrière suit la Centrale de l'enseignement du Québec (9,8%), dotée d'un membership extrêmement homogène, tant aux plans sectoriel que socioprofessionnel. La Centrale des syndicats démocratiques (CSD) s'accroche avec entêtement à la vie (3,7%) avec des effectifs nets en légère croissance. Son membership est également très diversifié. Sans oublier les syndicats indépendants, c'est-à-dire ceux qui ne sont pas affiliés à une centrale, et qui tous ensemble pèsent pour près du quart (23,9%) des syndiqués québécois. Les plus importants sont la Fédération des infirmières et infirmiers du Québec (FIIQ), forte de 45 000 membres; le Syndicat des fonctionnaires provinciaux du Québec (SFPQ) ainsi que le Syndicat des professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ), qui regroupent les 52 000 employés directs de l'État. Signalons que le plus gros syndicat indépendant du secteur privé, soit la Fédération des syndicats du secteur de l'aluminium (FSSA), ex-transfuge de la CSN, a décidé de joindre la FTQ (Métallos) au printemps 1996.

Du côté des têtes d'affiche syndicales, les principaux dirigeants sont les mêmes à l'exception du SFPQ qui s'est donné un nouveau président.




Restructurations et relations intercentrales

La stabilité des dirigeants syndicaux n'empêche que l'on peut signaler, dans chacune des trois principales centrales, un certain remue-ménage interne. Du côté de la FTQ d'abord, son 231congrès (automnel995) a été l'occasion de décider d'espacer aux trois ans la tenue des congrès, suivant en cela l'exemple de la CSN et de la CEQ. De façon plus marquante, l'année 1995-1996 aura permis à la FTQ d'exercer un contrôle plus serré sur l'institution financière à laquelle elle a donné naissance en 1983: le Fonds de solidarité des travailleurs du Québec (FSTQ). Président du conseil d'administration du Fonds et de la FTQ ne font plus maintenant qu'un. De plus, la régionalisation des activités du Fonds (mise sur pied de fonds régionaux et locaux) s'effectue dans le cadre d'une association très étroite avec les ressources régionales de la FTQ.

La CSN a fêté en grande pompe, au printemps 1996, le 75, anniversaire de son existence. Dans la foulée des décisions importantes arrêtées lors d'un congrès d'orientation l'année précédente, cette centrale a sérieusement entamé une réforme des conseils centraux, ses structures régionales. Le nombre de ceux-ci passera de 22 à 13, question d'en harmoniser les frontières avec celles des régions administratives gouvernementales, plutôt qu'avec celles des diocèses, vestige des origines confessionnelles de la CSN. Des projets de réforme plus ambitieux, et politiquement plus difficiles à réaliser, visant une décentralisation des services centraux et un réaménagement des structures fédératives, ont vu leur calendrier d'implantation prolongé.

Pour sa part, la CEQ a vu son activité et ses débats internes extrêmement accaparés par la situation budgétaire du réseau public d'enseignement d'une part, et par les États généraux de l'éducation d'autre part. Mais peut-être faut-il accorder ici plus d'importance au congrès d'orientation de 1997, dont la préparation a commencé pendant l'année de référence de cette édition. Lors de ce congrès, la centrale devra «intégrer [ses] réflexions sur l'État, les rapports qu'[elle entretient] avec lui, le projet de société [qu'elle devra] mettre de l'avant ainsi que [ses] stratégies et pratiques syndicales». Du pain sur la planche!

Enfin, pour ce qui est de la CSD, il n'y a rien à signaler du côté des fonctionnements internes. Par ailleurs, pendant l'année-référence, deux tendances déjà amorcées se sont maintenues. D'une part, la reconnaissance dont elle jouit dans les milieux gouvernementaux et auprès des autres centrales s'améliore; ainsi la CSD était-elle présente au sommet économique de février et aux caucus syndicaux. D'autre part, la CSD élargit son spectre d'intervention publique et est donc davantage présente dans les consultations. Cette centrale demeure résolue à ne jamais faire de politique partisane, mais interprète plus largement qu'auparavant son devoir de représentation là où les intérêts de ses membres sont en jeu. Cela dit, à la veille de célébrer le 25e anniversaire d'une naissance agitée, la CSD demeure largement le mouton noir du syndicalisme québécois.

Les relations entre les trois principales centrales ont fait l'objet d'un virage symbolique. Des protocoles de solidarité ont été signés entre la FTQ et la CEQ d'une part et entre la FTQ et la CSN d'autre part, fin 1995. Les textes en question concernent principalement des résolutions visant à «civiliser» les changements d'allégeance syndicale, plus connus sous le nom de maraudage. Les protocoles parlent également d'actions communes et de solidarité, toutes choses étant monnaie courante mais n'ayant jamais fait l'objet de paraphe officiel. À noter que ces belles intentions ne s'appliquent pas aux relations bilatérales CSN-CEQ, centrales dont l'entente laisse à désirer.

Le Fonds de solidarité de la FTQ a poursuivi son expansion. Au lendemain de la campagne de souscription de l'hiver 1996, son actif frôlait les 1,7 milliard $ et ses actionnaires étaient au nombre de 300 000. La CSN a maintenant rejoint la FTQ dans l'action financière. En vertu d'une loi adoptée en 1995, Fondaction a vu le jour en 1996 et a profité des mêmes avantages fiscaux que son aîné. Fondaction vise la protection et la création d'emplois dans des entreprises québécoises, avec aussi un préjugé favorable aux coopératives et entreprises favorisant la participation des salariés. Au terme de sa première campagne de souscription, Fondaction avait amassé 7,6 millions $ et attiré 4805 actionnaires. Fondaction prévoit consacrer les premières années de son existence à consolider sa base financière (Nouvelles CSN, 29 mars 1996).

La CEQ a, de son côté, choisi de collaborer étroitement avec le Fonds de solidarité de la FTQ. L'entrée de la présidente de la CEQ, Lorraine Pagé, au conseil d'administration du Fonds en février 1996, n'a fait qu'entériner un mouvement déjà amorcé, en vertu duquel la CEQ fait dans ses rangs la promotion du FSTQ.




Le référendum de l'automne 1995

Le syndicalisme québécois est, depuis la Révolution tranquille, un acteur majeur de la vie politique. En ce domaine, il faut, pour l'année 1995-1996, faire une place à part à la question nationale qui, par référendum interposé, a mobilisé les trois grandes centrales ainsi que certains syndicats indépendants. Contrairement à l'époque du référendum de 1980, les FTQ, CSN et CEQ disposaient toutes de positions fermes en faveur de la souveraineté du Québec. Les représentants de ces dernières ont donc fait partie d'une coalition mise sur pied en août 1995 sous le nom de «Partenaires pour la souveraineté».

Les centrales y ont côtoyé groupes populaires et communautaires, regroupements étudiants, féministes et, bien entendu, nationalistes. Les «Partenaires pour la souveraineté» ont disparu au moment de la mise sur pied du Comité national pour le OUI, conformément à la loi québécoise sur les référendums.

Par le biais des «Partenaires pour la souveraineté», les directions syndicales ont ainsi été très proches de la direction politique de la campagne référendaire. Des actions ont aussi été menées dans les rangs syndicaux pour promouvoir la souveraineté. La courte défaite du 30 -octobre 1995 (49,4 % pour le OUI) a déçu les centrales mais ne leur a aucunement fait regretter leur engagement, car elles entendent participer au prochain rendez-vous référendaire. Pour le syndicalisme québécois, la question nationale est un enjeu permanent, ce qui l'amène à entretenir une relation qui n'est pas sans ambiguïté lorsqu'un parti souverainiste est au pouvoir à Québec.




L'action politique

Le syndicalisme québécois revint à son menu ordinaire lorsque la poussière fut retombée sur les résultats référendaires: un menu en forme de crise des finances publiques et de coupures. Du côté fédéral, les énergies syndicales furent canalisées contre la réforme de l'assurance-chômage. En janvier 1996, la Coalition nationale pour la défense de l'assurance-chômage était mise sur pied; en étaient membres les organisations syndicales, la Fédération des femmes du Québec, les regroupements étudiants ainsi que les groupes populaires et communautaires fédérés dans Solidarité populaire Québec. Manifestations, assemblées publiques, pétitions, réaction musclée du premier ministre jean Chrétien, rien n'y fit. Depuis le 14 mal, l'assu rance-chômage n'existe plus; il faut maintenant parler d'assuranceemploi. Selon les centrales, dont l'avis est partagé par le Bloc québécois, cette réforme dénature le régime qui de l'assurance passe à l'assistance. De plus, l'accès aux prestations est, de plusieurs façons, rendu plus difficile. La Coalition réclamait aussi le rapatriement au Québec de la compétence sur la main-d'oeuvre et les sommes afférentes. L'échec était prévisible.

Les relations entre les organisations syndicales québécoises et le gouvernement du Québec ont été certes plus cordiales. Le premier ministre Lucien Bouchard, récemment intronisé, convoquait à Québec une cinquantaine de personnes les 18, 19 et 20 mars 1996, dans le cadre de la Conférence sur le devenir social et économique du Québec. Regroupements patronaux, syndicaux, populaires, municipaux, tous y étaient, en plus de quelques chefs d'entreprise invités par le premier ministre. Les chefs syndicaux, appuyés par les représentants des groupes communautaires, ont convaincu le gouvernement d'étaler la résorption du déficit sur quatre ans au lieu de deux ans, afin d'épargner la population. En retour, les chefs syndicaux acceptèrent le principe d'une législation antidéficit, avec des attitudes allant de l'enthousiasme à la plus grande réticence selon les personnes concernées.

En fait, ce qui s'est passé à Québec fut bel et bien une négociation, avec ce que cela suppose de conciliabules et de huis-clos fort officieux. Les groupes populaires, appuyés tièdement par les organisations syndicales, ne réussirent pas à amender le programme de coupures à l'aide sociale. Seul gain: une hausse modeste du salaire minimum, qui de 6,45 $ l'heure est monté à 6,70 $ en juin 1996.

Ces trois jours d'agitation au sommet ont été le lancement d'une démarche de consultations et de discussions au sein de laquelle les centrales sont très présentes. Chantiers sur l'emploi, commission consultative itinérante sur la fiscalité et les finances publiques. Et à l'an prochain, automne 1996, alors que les partenaires tenteront d'identifier des consensus.

Derrière la satisfaction officielle des organisations syndicales à la suite du sommet se dissimulent les tensions que ce genre d'exercice entraîne inévitablement. Tensions entre les centrales, avivées par des différences dans la provenance des memberships, lesquelles ne sont pas anodines quand il s'agit de parler coupures de services publics et restrictions budgétaires. La CEQ, dont tous les membres sont à l'emploi indirect de l'État, la CSN, dont une majorité d'affiliés est dans la même situation, sont dans des situations objectivement différentes de la FTQ. Mais chez cette dernière aussi, les tensions privé-public sont présentes.

Enfin, l'unité traditionnelle d'action et de revendication des groupes syndicaux et populaires a été quelque peu malmenée au sommet, même si l'harmonie est toujours au centre de la version officielle. Si bien que le sommet aura eu des suites non seulement dans les groupes de travail et de discussion qui ont été mis sur pied dans sa foulée, mais aussi au sein des organisations participantes, où l'heure du bilan n'a pas toujours été sans échanges acrimonieux.

La question des relations entre les organisations syndicales et les groupes communautaires ne saurait cependant être traitée sous le seul angle des relations entre directions québécoises des unes et des autres. Dans de nombreuses régions du Québec et quartiers des grandes villes, des représentants des syndicats et des groupes travaillent au coude à coude. C'est par exemple le cas dans les corporations de développement économique et communautaire (CEDEC) ainsi que dans les conseils régionaux de développement (CRD).




Les relations du travail dans le secteur public

Depuis l'adoption de la loi 102 en 1993, sous le gouvernement Johnson, les relations du travail dans le secteur public étaient plutôt rafraîchies. À cet égard, on peut considérer que l'année 1995-1996 a marqué un tournant positif. Du moins au début de la période car le climat s'est passablement dégradé à la fin de cette période.

À l'été 1995, les centaines de membres de la structure de négociation étaient mobilisés. Toutes les organisations syndicales étaient, pour la première fois depuis longtemps, réunies en front commun. À l'été studieux succéda un automne non seulement référendaire mais aussi productif en matière d'ententes aux différentes «tables» de négociation. Du côté syndical, l'état d'esprit général était d'admettre la nécessité de compressions budgétaires mais de faire preuve d'imagination pour les réaliser, afin de préserver l'emploi et, pourquoi pas, de donner de meilleurs services à la population.

Le gouvernement, par la bouche de Pauline Marois alors au Conseil du Trésor, proposa en septembre 1995 à ses vis-à-vis de retirer la loi 102 de sinistre mémoire (et les concessions salariales qu'elle impliquait), de consentir de modestes augmentations (0,5%, 1%, 1 %) pour les trois années suivantes et de faciliter les prises de retraite. Cette proposition fut bien accueillie mais sans enthousiasme. La CSN parla de «reconquête du droit de négociation», puisqu'il s'agissait de la première entente négociée depuis 1989, et non d'un décret.

Par la suite, les syndicats du secteur de la santé réglèrent les modalités de redéploiement des effectifs et les droits reliés à l'ancienneté des salariés bousculés par le virage ambulatoire et les fermetures d'hôpitaux. Toujours en septembre, la CEQ signait une entente qui permettait au gouvernement de récupérer 100 millions $ dans le réseau primaire et secondaire, entente que neuf de ses syndicats sur 52 (dont l'importante Alliance des professeurs de Montréal) refusèrent d'entériner.

Dans le réseau des cégeps, l'opération fut plus ardue. Les organisations syndicales concernées (CSN, CEQ ainsi qu'un syndicat indépendant) signèrent des ententes différentes, entre octobre 1995 et février 1996. À la même époque, les professionnels salariés (CSN) des réseaux de la santé et des services sociaux signèrent une entente relative à l'emploi et à l'organisation du travail.

Que de bonnes nouvelles donc? Pas vraiment, et pour trois raisons. La première raison, ce sont les coupures budgétaires. Elles se succèdent et toute nouvelle annonce de coupure semble pour plusieurs un coup de couteau dans une entente où souvent des seuils précis de compressions avaient été négociés, La façon dont certaines coupures sont effectuées, particulièrement dans le réseau de l'éducation, fait en sorte que les administrations locales ne savent que faire pour économiser et sont tentées de contourner les conventions collectives. Toujours dans le réseau de l'éducation, les ratios enseignants-élèves négociés constituent une protection pour le personnel enseignant, mais ce sont les autres catégories socioprofessionnelles qui écopent, emportant avec elles des services qui étaient loin d'être inutiles.

La seconde raison a trait aux modalités des réformes. Dans ce cas, c'est le secteur de la santé qui constitue la meilleure illustration. «Cafouillage», «improvisation», «non-respect de l'entente», les organisations syndicales concernées sont de plus en plus critiques face au virage ambulatoire. La CSN, particulièrement concernée, a mis beaucoup d'efforts dans une campagne de sensibilisation. Le 3 avril 1996, les syndicats du secteur de la santé CSN et FTQ organisaient une journée de protestation, la journée nationale de la visibilité. On estime qu'au lendemain de la réforme, du fait de la fermeture de sept établissement hospitaliers, 3492 emplois auront été perdus dans le secteur de la santé et des services sociaux à Montréal, et que des restrictions budgétaires additionnelles menacent 1000 autres emplois (source: Syndicat québécois des employées et employés de service, FTQ).

La troisième raison qui oblige à dire que les choses ne vont pas si bien dans les relations du travail du secteur public, c'est la grogne, de plus en plus manifeste, de plus en plus répandue. Les syndicats apparaissent aux membres être des garde-fous de plus en plus fragiles. Tous sont inquiets, personne n'est rassuré. Les personnels à statut précaire s'aperçoivent qu'ils sont les premiers à être sacrifiés. Des minorités critiques s'affirment au sein des syndicats du secteur public. Sentiment d'impuissance, mauvaise humeur, troupes sceptiques sinon mécontentes, tentatives de «sauver les meubles», appréhension quant aux coupures encore à venir... voilà en quelques mots la situation prévalant dans les syndicats à l'été 1996. Et tout le monde marche sur des oeufs! Pour couronner le tout, un rapport de l'institut de recherche et d'information sur la rémunération (IRIR, Douzième rapport sur les constatations de l'IRIR, mai 1996) est venu opportunément confirmer les soupçons de plusieurs, à savoir que les niveaux de salaire dans l'administration publique sont maintenant à la traîne en comparaison de ceux du secteur privé de l'économie.




La conflictualité

Chaque printemps, une revue gouvernementale québécoise (Le marché du travail) publie un bilan statistique des grèves et lock-out intervenus pendant l'année précédente, Ce rituel est suivi des congratulations de tout un chacun lorsque l'année fut déclarée paisible. Les statistiques de conflits officiels ne constituent pas un indicateur très fiable des climats des relations du travail, pas plus que les couples qui ne se séparent pas se trouvent nécessairement au zénith du bonheur conjugal. Quoi qu'il en soit, l'année 1995 a battu tous les records d'harmonie et de bonne entente, si l'on en juge par le faible nombre de conflits déclenchés (76 contre une moyenne de 167 pour la décennie) et en cours (96 contre une moyenne de 196 pour la décennie). Les six premiers mois de l'année, lorsque les calculs auront été faits, ne renverseront sans doute pas cette tendance. Mais au moment de clore ce bilan, beaucoup de conflits larvés jettent une fausse note dans le paysage et cela, sans parler du secteur public.

Parlons d'abord des conflits réglés, en nous limitant aux plus importants d'entre eux. Le premier cas est celui de l'usine de pneumatiques Bridgestone-Firestone, située à Joliette. Neuf cents salariés, 734 syndiqués (CSN) en grève du mois d'août 1995 au mois de février 1996. Une grève pour toutes sortes de choses mais surtout, sans doute, pour le respect. Menaces de fermetures, inquiétudes dans la population, intervention du député-ministre Chevrette; Joliette a eu chaud. C'est avec un couteau sur la gorge que les syndiqués ont fini par accepter par une courte majorité les offres qu'ils avaient précédemment refusées. Quelques gains sans doute, mais le respect n'était certainement pas au rendez-vous. De part et d'autre, on a convenu qu'il fallait prioritairement rebâtir un climat de confiance!

Un deuxième conflit vaut la peine d'être mentionné. C'est celui des 1400 salariés (CSN) du nouveau Casino de Montréal. Ils avaient déclenché la grève en juin 1995 mais durent retourner au travail quelques mois plus tard à la suite d'une intervention gouvernementale. La partie patronale s'était en effet prévalu des dispositions du Code du travail permettant de demander l'arbitrage d'une première convention collective. Une des principales revendications syndicales était la semaine de quatre jours, ce qui valut à ce groupe de mériter l'opprobre généralisé et une réputation de flemmards en puissance. Surprise! La convention collective, qui résulta de 34 séances d'arbitrage, donna en mai 1996 très largement raison au syndicat. L'affaire, qui était si mai partie, a fini par prendre des allures de victoire syndicale. «Les animaux malades de la peste ont obtenu la semaine de quatre jours», titra plaisamment la CSN (Nouvelles CSN, no 411).

Moins heureux fut le conflit des travailleurs de la minoterie Ogilvie, que la CSN, appuyée par les autres centrales, utilisa comme exemple symbolique démontrant l'importance d'ajouter au Code canadien du travail (qui couvre cet établissement) des dispositions antibriseurs de grève, à l'exemple de celles que l'on trouve dans le Code québécois. Le conflit ne fut réglé qu'en septembre 1995, après avoir perduré 15 mois. Selon la CSN, il eût été plus court n'eût été de l'embauche de briseurs de grève. Les syndiqués rentrèrent au travail pourvus d'un règlement plus qu'honorable, mais sans avoir obtenu d'amendement au Code canadien du travail.

Place maintenant aux conflits qui, d'une façon ou de l'autre, ne sont pas réglés au moment de la rédaction de ce chapitre. Il y a les cols bleus de la ville de Montréal (FTQ), qui sont sans convention collective depuis décembre 1992, et dont les négociations semblent une succession de nouveaux départs suivis d'impasses. Il y a les travailleurs de Kenworth à Sainte-Thérèse, qui avaient déclenché une grève sur la bonification des retraites en août 1995. Au printemps 1996, coup de théâtre: les propriétaires américains annoncent la fermeture et le licenciement des 850 salariés. Vu l'importance de l'enjeu en matière d'emplois, le gouvernement et les instances syndicales tentent de dégager une solution et d'infléchir les détenteurs de l'usine.

L'industrie de la construction a continué à afficher des désaccords en son sein. Ce secteur d'activité est en fait multiple, car il y a peu en commun entre les travaux de voirie, l'érection d'édifices en hauteur et la construction d'un bungalow de banlieue. Depuis des années, la partie patronale tente de faire reconnaître la nécessité de différencier les conditions de travail en fonction des caractéristiques des sous-secteurs. Les syndicats s'y opposent, y voyant une déréglementation en puissance.

Au printemps 1996, des débrayages, manifestations et contre-manifestations costaudes ont affecté le secteur résidentiel. Le conflit prit fin assez rapidement, plus exactement il y eut retour au travail. Car rien n'est toujours réglé. Il y a eu signature d'une entente de principe concernant le sous-secteur ii4dustriel et commercial; les syndicats (FTQ surtout) ont réussi à maintenir les conditions de travail. Pour les sous-secteurs résidentiel et de génie civil, rien n'était réglé à la fin de notre période de référence.

Le secteur hôtelier (CSN) fut un autre secteur «chaud». Comme dans le cas précédent, il s'est passé bien des choses mais rien ne s'est réglé. La CSN, qui est majoritaire dans ce secteur, a débuté une campagne en faveur d'un amendement au Code du travail qui obligerait un acquéreur à respecter l'accréditation syndicale des salariés en place ainsi que la convention collective. L'article du Code en question a fait l'objet d'interprétations juridiques qui l'invalident pratiquement. L'élément déclencheur fut le congédiement par le nouvel acquéreur de tous les employés syndiqués d'un grand hôtel de Montréal, à Noël 1993. Le passage appréhendé de l'hôtel Méridien en de nouvelles mains, en 1996, fit remonter la CSN au créneau à ce sujet. La solution passe nécessairement par un amendement législatif.




Les grands dossiers

D'une année à l'autre, les énergies syndicales sont mobilisées par des dossiers importants qui soit découlent de l'actualité politique, soit se situent dans le prolongement de l'action des affiliés. Pour l'année 1995-1996, cinq dossiers valent d'être mentionnés.

Le premier de ces dossiers est l'équité salariale; au fil des tergiversations gouvernementales, le dossier est devenu un enjeu important dans les relations entre le gouvernement du Québec et les organisations syndicales, dont le membership féminin est très important. En pratique, la revendication d'une loi proactive et contraignante sur l'équité salariale est celle de nombreux organismes dont les syndicats; tous ensemble forment la Coalition pour l'équité salariale. Cette promesse électorale du Parti québécois n'a toujours pas vu le jour. Le 15 décembre 1995, un avant-projet de loi était déposé, à l'indignation de la Coalition qui attendait un projet de loi énergique, qualité dont était dépourvu le document gouvernemental. Il fut ensuite promis que le projet serait déposé avant l'ajournement de la session parlementaire au début de l'été, mais là encore il n'en fut rien. Le gouvernement annonça de nouvelles consultations. Le patronat reprit sa guerre de tranchée contre une loi dont il ne veut rien entendre, et les choses en étaient là en juillet 1996, sur fond de division interministérielle appréhendée.

Le deuxième dossier important est la réduction de la durée du travail. Les organisations syndicales, devant la persistance d'un taux de chômage inacceptable, ont cherché à imposer le dossier politiquement, avec des succès très mitigés. Les comités patronaux- syndicaux discrètement réunis à l'instigation du gouvernement ne sont jamais parvenus à l'ombre d'un consensus. Alors même que chacun sait qu'il n'y aura pas de réduction-partage du travail sans que le gouvernement ne fournisse balises et incitations. En congrès, tant la CSN que la FTQ se sont trouvées en butte à des oppositions d'une bonne partie de leurs délégués, lorsque le sujet a été débattu. En pratique, dans de nombreux secteurs d'activité, les gens ne travaillent qu'à temps partiel ou encore les salaires sont si bas que l'idée de partage apparaît à ceux-là inopportune sinon de mauvais goût. Quelques syndicats, au cours de négociations locales, ont réussi des percées modestes, par exemple reprendre en temps les heures supplémentaires. Les centrales, qui défilaient le 1er mai 1996 en scandant «Un Québec de partage, ça s'impose », sont loin du compte. La réduction et le partage du temps de travail devraient être un projet de société, mais comment y arriver?

Troisième dossier: l'organisation du travail. Dans les milieux patronaux aussi, l'organisation du travail est devenue un dossier majeur. La conjoncture économique oblige nombre d'entreprises à rationaliser leurs opérations et à faire plus et mieux avec ce qu'elles ont, et au premier chef leurs ressources humaines. L'organisation du travail est donc un dossier où employeur et syndicat se rencontrent à l'échelle de l'établissement, mais bien sûr avec des préoccupations différentes. Pour les syndicats, la réorganisation du travail peut être une porte vers la démocratisation et l'enrichissement du travail. Le dossier de l'organisation du travail ouvre aussi aux syndicats une porte pour discuter du volume des effectifs. Par exemple, la question des opérations attribuées en sous-traitance soulève des enjeux reliés à la qualité des services ou de la production, ainsi que des enjeux financiers et d'emploi. Cet aspect est particulièrement important dans les relations patronales-syndicales dans le secteur public large (incluant para et péri-public). Au-delà de nombreuses expériences locales de réorganisation qui sont passablement documentées, la CSN a, fin 1995, publié Travail en équipe et démocratie au travail. Les centrales ont en outre développé des activités de formation syndicale à ce sujet.

Quatrième dossier: la formation professionnelle et l'adaptation de la main-d'oeuvre. L'adoption en 1995 de la loi favorisant le développement de la formation professionnelle obligeant les entreprises à investir 1% de leur masse salariale à cette activité a été suivie par un travail paritaire d'élaboration de la réglementation afférente, sous l'égide de la Société québécoise de développement de la main-d'oeuvre. Les centrales, particulièrement la FTQ et la CSN qui sont plus étroitement concernées, ont donc, en 1996, effectué un travail de sensibilisation et de mobilisation auprès de leurs affiliés. La loi adoptée est de nature à fournir un tremplin à l'action syndicale, mais encore faut-il savoir s'en servir. Le temps du bilan n'est pas venu.

Dernier dossier et non le moindre, celui des États généraux sur l'éducation. Cette vaste opération de consultation a débuté en avril 1995. Prévu au départ d'une durée de 15 mois, le mandat de la commission des États généraux a par la suite été prolongé. Chacune des grandes organisations syndicales a participé aux consultations, en apportant des points de vue en grande partie reliés aux spécificités de leur membership respectif. Comme on peut s'y attendre, c'est la CEQ qui a investi le plus d'énergie dans ce dossier. Elle a mené elle-même une consultation auprès de ses membres, laquelle visait à redéfinir et actualiser les positions de la centrale sur le réseau public d'enseignement. Le tout s'est achevé par un congrès extraordinaire de la CEQ tenu en février 1996. À cette occasion, une Déclaration de principes sur l'éducation a été adoptée. L'opération plus globale des États généraux ne prendra pour sa part fin que plus tard à l'automne 1996.

*    *    *

La conjoncture économique, jointe au piteux état des finances publiques, n'annonce rien de bon pour le syndicalisme québécois. Plusieurs indices démontrent la montée de la précarisation des statuts d'emploi. Les statistiques de chômage n'annoncent aucune embellie, et confirment les difficultés des jeunes à se trouver un emploi. Pendant l'année de référence, le chômage moyen a été de 11 %, mais celui des Jeunes (15 à 24 ans) de 18%. Et les augmentations de salaire ne sont pas toujours au rendez-vous pour les travailleurs et travailleuses en emploi. En termes de salaire réel, les salaires tendent à reculer (Le marché du travail, décembre 1995).

Les syndicats québécois ne font pas exception. Partout le syndicalisme est sur la défensive et éprouve des difficultés à articuler un discours cohérent, qui se démarque de l'orthodoxie keynésienne sans pour autant tourner le dos aux valeurs de partage, de démocratie et de solidarité. Face au syndicalisme, un patronat plus néolibéral que jamais s'insurge dès que la plus timide mesure redistributive ou coercitive à l'endroit des entreprises est évoquée. Et cela dans une société périodiquement hantée par l'obsession du consensus et chroniquement déchirée par la question nationale. Mais, alors même que les syndicats semblent moins utiles puisque le temps des victoires et de l'avancée des acquis semble du passé, ils n'ont sans doute Jamais été aussi indispensables. À condition que le syndicalisme sache, quand il le faut, prendre ses distances à l'égard des pouvoirs publics et des discours dominants.