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Le patronat québécois. La nouvelle alliance



Jean-Herman Guay
Université de Sherbrooke


L'année politique au Québec 1995-1996

· Rubrique : Le patronat



La situation économique a suscité au sein de la classe patronale des réaction très diversifiées. En région et dans les secteurs voués aux marchés extérieurs, l'optimisme l'emportait; dans les grands centres, les patrons se sont au contraire montrés perplexes, voir moroses. Ghislain Dufour résumait fort bien ce contraste: «Notre force, ce sont les marchés d'exportation; notre faiblesse, c'est Montréal.» (La Presse, 23 décembre 1995) La fracture est marquée. Les régions ont vu les investissements se multiplier: sciage, panneaux de bois, modernisation d'usines de pâte dans l'est du Québec; au nord-ouest, des projets intéressants dans le secteur des mines; puis au coeur du Québec, des investissements sont faits dans l'agro-alimentaire et le tourisme. Claude Néron, président de l'Association des professionnels en développement économique du Québec, écrivait à propos de 1996: «C'est une bonne année qui s'en vient. Il y a un bon bout de temps que les régions se prennent en main.» À Québec et à Montréal, le climat ne fut pas à la fête: les coupures du secteur public ont lourdement affecté la capitale tandis que l'incertitude politique colore l'état d'esprit des entrepreneurs de l'économie métropolitaine, et plus particulièrement ceux issus des communautés allophones et anglophones.

L'économie de 1995-1996 offre du reste des paradoxes qui génèrent des dissonances dans les attentes et les évaluations. Si d'un côté les ventes au détail affichent un net progrès dépassant même la progression moyenne au Canada, d'un autre côté, au chapitre des investissements, on enregistre une chute provoquée par la fin des grands projets étatiques. Même paradoxe entre les secteurs. Certains - tels ceux de la première transformation des métaux, du papier ou plus encore tout le secteur du matériel de transport - sont emballés, ou bien par le prix des matières premières, ou bien par les profits qu'ils tirent des nouveaux accès aux marchés américains; au même moment, dans le cadre du même espace économique, d'autres secteurs, dont la construction résidentielle, piétinent une fois de plus. D'une manière plus générale, le paradoxe s'impose aussi: si d'un côté les prix à la consommation présentent une stabilité qui devrait rassurer les consommateurs, d'un autre côté, la précarité de l'emploi inquiète ces mêmes consommateurs; les achats se trouvent réduits ou retardés, ce qui nuit à la relance économique. Au chapitre de l'emploi, le patronat a raison de s'inquiéter puisque de Janvier à août 1996, le Québec accuse une perte de 45 000 emplois, confirmant le caractère endémique du chômage. En fait, depuis 1990 le volume d'emplois n'a guère changé, malgré des signes de reprise. Que faire? Telle est la question des gouvernants. Que dire? Voilà celle des groupes de pression.

Les enquêtes du Conseil du patronat faites périodiquement auprès de ses membres sont révélatrices: l'optimisme l'emporte malgré tout. En juillet 1996, 84% des répondants trouvaient les conditions économiques très bonnes (3%), bonnes (36%) ou passables (45%); en fait, il n'y avait que 16% des répondants qui les jugeaient mauvaises (14%) ou très mauvaises (2%). En janvier de la même année, le niveau de satisfaction était un peu plus faible (77%) mais sans plus. Sur une plus longue période, le tableau indique des variations importantes. En 1995-1996, bien que l'évaluation des conditions économiques n'atteigne pas les sommets d'enthousiasme enregistrés en 1994-1995, elle demeure nettement plus positive qu'en 1991, 1992 et 1993 alors que moins de 60% des répondants estimaient que la situation économique était très bonne, bonne ou passable. Au fil des ans la courbe de l'évaluation des conditions sectorielles épouse la même sinuosité que celle de l'évaluation globale mais avec moins d'amplitude. À l'égard des forces économiques générales, le patronat est donc habité par des espoirs et des doutes, se demandant si les atouts dont il dispose maintenant sur la scène continentale resteront maîtres encore longtemps. À l'égard de la scène politique intérieure, le patronat est demeuré un acteur de premier plan, sachant que s'il cesse de se manifester comme corps organisé dans l'espace public, ses adversaires, syndicaux notamment, ne tarderont guère à infléchir le traitement des dossiers en leur faveur.



Des organisations actives sur la place publique

L'année 1995-1996 aura été celle du dernier tour de piste de Ghislain Dufour. Cofondateur du Conseil du patronat en 1969, principal porte-parole patronal, présent sur toutes les tribunes depuis plus de 25 ans, sa démission, en juin 1996, a suscité l'étonnement. Certains se demandent combien de temps il faudrait pour établir la notoriété et la crédibilité du nouveau leader. Au fil des années, le CPQ est parvenu à s'imposer dans l'espace publie. Il regroupe aujourd'hui plus de 120 associations; 433 membres corporatifs avec 650/. de la main-d'oeuvre québécoise. Le Conseil compte aussi des membres dans le secteur public: la Fédération des cégeps, les Commissions scolaires et même l'Union des municipalités du Québec. Disposant d'un budget de près de 4 millions de dollars, le CPQ a produit au cours de la dernière année 84 communiqués de presse; déposé une dizaine de mémoires; il a produit une vingtaine de dossiers et organisé 11 colloques réunissant 1800 personnes. jetant un regard sur ces activités, Ghislain Dufour lançait en juin 1996: «Nous avons véhiculé nos messages avec force et constance, tantôt avec beaucoup de succès, tantôt avec des succès mitigés, quelques rares fois sans succès, mais toujours avec la grande satisfaction d'avoir fait connaître la vision patronale des choses.»

Quant à la Chambre de commerce du Québec (CCQ) - l'autre grande association patronale - elle regroupe près de 5000 entreprises, elle est la fédération de 225 Chambres locales qui comptent, à leur tour, 54 000 membres directs. Dirigée pendant quelques années par Nycol Pageau-Goyette, la présidence de la Chambre est depuis la fin de 1993 assumée par Michel Audet. Le patronat peut aussi compter sur une multitude d'organisations ayant des vocations particulières. Ainsi en est-il de l'Assodation des manufacturiers du Québec (AMQ), qui compte au cours des deux prochaines années développer son réseau de sections locales. Quant aux exportateurs, ils peuvent compter sur l'Association des maisons de commerces extérieurs du Québec (AMCEQ) en place depuis 1985 ou sur l'Alliance des manufacturiers et des exportateurs du Québec (AMEQ). Le secteur du commerce de détail peut, quant à lui, s'appuyer sur le Conseil québécois du commerce de détail (CQCD). Puis, pour les plus petites entreprises, on trouve la Fédération canadienne des entreprises indépendantes (FCEI). Ce réseau prend encore plus d'envergure lorsqu'on ajoute les associations qui regroupent tel ou tel type de producteurs.




Des conditions propices au patronat

En 1995-1996, le patronat québécois se devait d'être plus présent que jamais. Deux facteurs obligeaient en effet la réaffirmation de ses positions néo-libérales.

Primo, plusieurs provinces canadiennes ont atteint l'équilibre budgétaire ou visent par des mesures draconiennes à y arriver. Tel est le cas de la puissante Ontario, dirigée par le très conservateur Mike Harris, province avec laquelle le commerce interprovincial atteint les 30 milliards de dollars; pour le patronat québécois, tout écart dans la fiscalité avec les voisins ontariens crée une pression souvent difficile à soutenir; il se devait donc de souligner l'urgence de mettre les pendules à l'heure.

Secundo, le changement de la garde à la tête du gouvernement québécois. Les patrons ont toujours eu de meilleures relations avec les libéraux qu'avec les péquistes. L'arrivée de Lucien Bouchard permettait cependant d'espérer que cette hostilité pouvait s'apaiser et, qui sait, se transformer en une complicité: Lucien Bouchard n'a Jamais affiché un nationalisme aussi catégorique que Jacques Parizeau; et, surtout, il a été conservateur, donc plus proche de l'idéologie patronale, par opposition à Jacques Parizeau qui s'est distingué en étant l'un des artisans de l'État-providence, pendant les années de la Révolution tranquille. Ce changement offrait donc l'occasion d'inverser la mésentente traditionnelle pour créer un compagnonnage original, semblable à celui qui prévalait avec les libéraux de Robert Bourassa.

Ces deux situations obligeaient donc le patronat à saisir l'occasion et à être plus convaincant et plus présent que jamais.

La Conférence socio-économique de mars 1996, convoquée par le premier ministre Bouchard lui-même, fournissait une occasion en or. Ghislain Dufour se devait donc de marteler les grands thèmes: «La réglementation envahit la vie des entreprises et les rend de moins en moins efficaces. Or, au lieu d'éliminer des règlements, on en ajoute constamment de nouveaux.» (CPQ, communiqué, 1er avril 1995) Selon lui, l'État doit se désengager, quitter les sphères où l'entreprise privée peut exercer son rôle: «L'État n'a plus à être commerçant ou entrepreneur», soutenait Ghislain Dufour. On vise notamment la Société des alcools du Québec: «Pourquoi l'État s'obstine-t-il à demeurer commerçant d'alcool et de vin?» Et puis il ajoute: «L'État joue un rôle de protecteur qui est trompeur et illusoire surtout dans le cadre de l'économie mondiale: nous ne vivons pas en vase clos. L'économie est maintenant mondiale. L'ignorer en continuant de se chouchouter, c'est se couler nous-mêmes.» Réduire l'État, son poids, sa tendance à s'immiscer dans la vie des individus et des entreprises, voilà donc la ligne rouge du discours patronal: «l'État est aujourd'hui omniprésent, contrôleur, centralisateur, coûteux, souvent inefficace et de toute façon de moins en moins crédible. il nous faut dorénavant un État rassembleur, motivateur et qui délègue: l'ère de l'État-providence et surtout de marchand d'alcool, producteur de papier ou fabricant de bateaux est révolue.» (CPQ, communiqué, 19 mars 1996)

La Chambre de commerce du Québec a tenu le même discours au cours de la dernière année:

Compte tenu de la nécessité de revoir le rôle de l'État, la Chambre suggère la mise en place d'un mécanisme permanent d'examen de la pertinence et de la performance des programmes de dépenses. [ ... ] la portion des dépenses de l'État qui est consacrée aux salaires est telle qu'éventuellement, la sécurité d'emploi, telle que définie actuellement, devra être remise en cause. [ ... ] Toute cette réingénérie devrait être orientée par la nécessité d'introduire le plus de concurrence possible dans la façon de dispenser les services et par le souci d'une tarification suffisante pour rappeler aux utilisateurs qu'il y a des coûts associés à la livraison de biens et de services par l'État comme par tout autre fournisseur.

La Chambre de commerce et le Conseil du patronat ont donc rappelé au chef du gouvernement l'urgence d'agir.




Un patronat séduit

L'argumentaire patronal a-t-il porté? Le patronat a-t-il réussi à créer une alliance avec le chef du gouvernement? Les faits laissent croire que la relation était pleine de promesses, bien que rien n'était gagné d'avance. Les premiers contacts furent positifs. Selon Ghislain Dufour, le nouveau premier ministre offre un «autre style de leadership, une approche différente des sujets litigieux, une autre façon de dire les choses, un ton plus conciliant [ ... ] il n'a jamais agressé le monde des affaires». Au sortir d'une rencontre, les dirigeants se sont dits emballés; « ils sont sortis réjouis», selon le journaliste du Devoir, Pierre O'Neil (Le Devoir, 6 avril 1996). Les dirigeants patronaux écrivaient d'ailleurs dans un communiqué: «Monsieur Bouchard donne l'impression heureuse qu'il partage [notre] point de vue.» (CPQ, communiqué, 1" avril 1996) Lucien Bouchard a également joui d'une lune de miel avec la Chambre de commerce du Québec: dans un communiqué, celle-ci affirme au moment de la création du premier cabinet Bouchard que «par l'ampleur des changements annoncés aujourd'hui au sein du cabinet du gouvernement du Québec, le nouveau premier ministre, M. Lucien Bouchard, a visiblement voulu se démarquer du gouvernement précédent». Les rapports entre le patronat et l'ex-premier ministre étaient conflictuels tant au plan des idées que des affinités. «M. Parizeau a été un peu méchant avec nous, il a été dur, il a vraiment agressé le monde des affaires.» Ghislain Dufour lui a d'ailleurs reproché d'avoir «tenté de déstabiliser financièrement le CPQ en provoquant le départ de sept sociétés publiques d'État - dont Hydro-Québec et Loto-Québec - mais, selon lui [ ... ] il a raté son coup». Lors de l'Assemblée annuelle de juin 1996, le président s'est simplement permis cette boutade: «Le CPQ et ses membres sont toujours là, l'ex-premier ministre, pas ... »

Cette alliance Bouchard-patronat a largement débordé du cercle des porte-parole. Le contraste est net: au début janvier, avant que Lucien Bouchard ne se trouve à la tête du gouvernement du Québec, le contexte politique québécois était évalué comme très bon (0%), bon (3%) ou passable (17%) par 20% des répondants des enquêtes du CPQ. Six mois plus tard, après le Sommet et les différentes déclarations du Lucien Bouchard, le niveau de satisfaction a fait un bond de 23 points; le scepticisme des dirigeants patronaux à l'endroit du gouvernement péquiste a donc chuté. Il n'a pas atteint les bonnes années de Robert Bourassa mais il s'est nettement démarqué de Jacques Parizeau.

Cette alliance demeure cependant fragile et conditionnelle. Si le premier ministre a changé et vient d'une autre tradition que celle du Parti québécois, il n'en va pas de même de l'ensemble de la députation et du cabinet. Le patronat a ainsi dénoté «l'absence de cohésion entre le discours économique du Premier ministre et les diverses politiques» (Le Devoir, 10 juillet 1996). C'est donc sur des dossiers très précis que la force de cette alliance se mesure. Il convient d'en évaluer trois: la politique fiscale, la politique budgétaire et l'équité salariale.




La fiscalité

Depuis quelques années, les associations patronales soulignent qu'elles sont victimes d'un fardeau fiscal particulièrement lourd. Elles mettent de l'avant des politiques visant à assainir les finances publiques et à réduire le fardeau fiscal des entreprises. L'enquête menée par la Chambre de commerce du Québec fournit une liste de mesures. Ainsi, 84% des répondants estiment qu'il faut couper dans les conditions de travail des employés de l'État, 78% dans les subventions aux entreprises, 60% dans les services sociaux, 54% dans l'assurance-médicaments aux personnes âgées et aux assistés sociaux. Bien plus, 90% appuient l'idée d'un ticket modérateur dans le domaine de la santé; 53% sont d'accord avec le péage sur les autoroutes et l'augmentation des frais de scolarité au collégial et à l'université (Chambre de commerce du Québec, Le climat socio-économique, février 1996). Cette réorganisation de la facturation vers les usagers permettrait donc une révision à la baisse des charges fiscales et parafiscales des entreprises. «La capacité des Québécois et des entreprises québécoises d'absorber de nouvelles taxes a atteint ses limites. Elles sont les plus élevées au Canada au point où à ce chapitre, si les entreprises québécoises payaient ce que les entreprises paient en moyenne dans les autres provinces, elles auraient épargné 1,9 milliard de dollars en 1995. Le fisc québécois est vraiment glouton», du moins selon les dirigeants patronaux (CPQ, communiqué, 19 mars 1996). Gérald Ponton, chef d'une association patronale, souligne que ce poids s'est accru au cours des dernières années: de 1990 à 1996, les cotisations au Régime des rentes du Québec ont progressé de 55,6%. Les contributions à la Commission des normes du travail ont augmenté de 21,3%, celles à la CSST, de 22,6% et les versements à l'assurance-emploi de 53,6% (Le Devoir, 17 août 1996). De toutes les taxes, l'une est particulièrement ciblée: la taxe générale sur la masse salariale - qui représente 60% du fardeau fiscal des sociétés - est évidemment considérée comme la bête noire. La Fédération canadienne de l'entreprise indépendante réclamait une hausse du seuil du taux de déduction (Le Devoir, 22 août 1996).

Selon des avis externes, ce discours patronal mérite cependant d'être nuancé: le fardeau fiscal des entreprises québécoises n'est pas si lourd lorsqu'on ajoute les taxes foncières, plus basses au Québec qu'en Ontario; il faudrait aussi prendre en compte les crédits d'impôt aux sociétés. En fait, en considérant l'ensemble des contributions, le Québec présenterait un portrait très semblable à la plupart des membres du G-7.

Ces revendications, cependant, commencent à porter fruit. On a modifié l'assurance-médicament; on propose de réduire les avantages que certains peuvent tirer du logement social. Mais surtout, à la fin août 1996, le premier ministre a ouvert la porte à une diminution ou une abolition de la taxe sur la masse salariale: «Nous pensons que ce n'est pas parce qu'une chose a existé qu'elle doit exister toujours, qu'il faut la réviser, l'ajuster en fonction des circonstances.» (La Presse, 28 août 1996) L'alliance commence donc à porter fruit, du moins pour la classe patronale. Voilà un premier point.




La politique budgétaire

Depuis des années le patronat réclame un resserrement des dépenses de l'État. On a même exige un échéancier ferme obligeant le gouvernement à adopter une série de mesures devant aboutir à un équilibre des recettes et des dépenses. Les centrales syndicales ont toujours été réticentes à souscrire à cette perspective. Or sur ce dossier, le sommet économique de mars et l'accord conclu entre les syndicats, le patronat et le gouvernement indique que le discours patronal l'a emporté. Certes ce dernier proposait -tout comme le gouvernement - un échéancier plus court mais sur le fond, le patronat gagne. La loi anti-déficit en est une belle manifestation. jeanGuy Loranger, du département de sciences économiques de l'Université de Montréal, a raison de souligner que c'est une «grande victoire du patronat» que d'avoir réussi à arracher aux centrales syndicales l'accord d'effacer le déficit total sur quatre ans (Le Devoir, 25 juin 1996). En fait, on n'hésite pas à dire dans certains milieux que le gouvernement du Parti québécois emprunte un virage à droite; bien que les mesures soient moins draconiennes que celles promues en Ontario, elles contrastent avec le discours traditionnel du Parti québécois, favorable à l'interventionnisme étatique. Les lendemains du budget du ministre Bernard Landry étaient d'ailleurs révélateurs. Les syndicats étaient choqués, voire outrés; le patronat, au contraire, se réjouissait de la direction choisie par le gouvernement du Québec. Renversement des rôles. Le jour du dépôt des crédits budgétaires, Ghislain Dufour a raconté à Pierre O'Neil, du Devoir, qu'il a vécu «quelque chose d'invraisemblable: "Moi, J'étais positif, alors que Henri Massé, de la FTQ, frappait à bras raccourcis sur son premier ministre."» (Le Devoir, 6 avril 1996)




L'équité salariale

Le dernier dossier important qui permet d'évaluer la solidité de la nouvelle alliance est celui de l'équité salariale. Si le patronat s'est déclaré favorable en principe à l'équité, il a rejeté en bloc le projet de loi 35 déposé à l'Assemblée nationale le 15 mai 1996, projet qui prévoit une série de mesures coercitives pour les entreprises récalcitrantes. Les entreprises estiment également que les coûts pourraient dépasser les deux milliards de dollars. Un front commun a donc été créé pour faire valoir ce point de vue à l'encontre de la coalition formée de groupes syndicaux et féministes. Ce front regroupe le Conseil du patronat du Québec, l'Association des manufacturiers, la Fédération canadienne de l'entreprise indépendante, la Chambre de commerce du Québec et le Conseil québécois du commerce de détail. Dans un mémoire déposé en août 1996, le Conseil du patronat avance que les mesures doivent être volontaires, que le gouvernement doit agir sur l'orientation scolaire des jeunes femmes plutôt que sur le marché du travail, estimant que les «nombreux facteurs historiques, culturels et familiaux ne seront pas influencés par une loi» et que si le rattrapage West pas aussi rapide qu'on le souhaiterait, la cause réside dans la faible croissance de l'économie bien plus qu'à la volonté systémique de ne pas reconnaître le travail des femmes. En Juin le report du vote sur la loi fut interprété comme une victoire patronale. Gérald Larose reprochait ainsi à Lucien Bouchard d'avoir «cédé aux pressions des groupes patronaux» (La Presse, 13 juin 1996). En août 1996, le patronat semblait remporter la deuxième manche puisque le ministre des Finances Bernard Landry promettait de modifier le projet de loi en vue de le rendre moins contraignant et moins coûteux pour les entreprises québécoises. Là encore l'alliance tient le coup.

Ce paradoxal virage, ce changement dans la distribution des rôles, a suscité la colère des syndicats. Ceux-ci ont appuyé la souveraineté; ils ont contribué à soutenir cette cause lors du dernier référendum; leurs membres ont massivement contribué à la courte victoire électorale du Parti québécois. Et pourtant celui-ci, du moins sous la gouverne de Lucien Bouchard, semble plus réceptif aux propos patronaux qu'aux discours de ses alliés traditionnels. Gérald Larose, de la CSN, a peut-être déclenché une réflexion au sein du caucus péquiste sur les profits que le parti gouvernemental pourrait tirer de la nouvelle alliance, lorsqu'il a lancé: «On aura beau faire les smattes, faire les gens polis pour que le patronat nous accompagne, il n'y aura pas un seul vote de ce monde-là.» (La Presse, 13 juin 1996) En fait, le chef syndical pose ici les limites de l'entente Bouchard-patronat. À l'automne 1995, lors du débat référendaire, le patronat s'est massivement rangé dans le camp du NON. Un sondage interne du Conseil révélait que 83% des répondants estimaient que l'impact de l'indépendance du Québec serait négatif. Des dirigeants célèbres sont d'ailleurs intervenus publiquement en suscitant des réactions mitigées et parfois en provoquant des réactions imprévues. Ainsi en a-t-il été de Guy Saint-Pierre,. de SNC, qui a prédit pour le Québec souverain le cauchemar yougoslave, de Laurent Beaudoin, de Bombardier, dont les propos ont été assimilés à des menaces, ou enfin de Claude Garcia de la Standard Life, qui a provoqué tout le mouvement nationaliste en lançant: «Ce qu'on veut, ce n'est pas gagner, c'est écraser.»

Quant au Conseil du patronat, il a fait connaître son point de vue en développant un argumentaire en quatre points diffusé en août et en septembre, donc pendant la pré-campagne:

La Chambre de commerce du Québec demeure également sceptique sur les effets positifs de la souveraineté: en examinant les résultats d'une enquête d'opinion menée en septembre 1995 auprès des membres, on obtient des résultats qui rejoignent les inquiétudes du Conseil du patronat:

Malgré ces inquiétudes à propos de la souveraineté du Québec, la Chambre de commerce du Québec est demeurée en retrait du débat. Elle a déclaré qu'elle ne répondrait pas à la question soulevée à l'article 17 de l'avant-projet de loi sur la souveraineté. Elle proposait en fait de poser trois questions : une première sur la souveraineté; une deuxième sur le statu quo et une troisième pour un retrait du fédéral des champs de juridiction du Québec. Son objectif: que le Québec ne se trouve pas en position de faiblesse au lendemain du référendum. (CCQ, Notre choix: un Québec fort)

Au bout du compte, le patronat sait fort bien que la nouvelle alliance a atteint ici sa limite. À l'égard de la souveraineté du Québec qui demeure la priorité du gouvernement du Québec, le président du Conseil du patronat a souligné sa distance: «Il ne saurait être question que le CPQ aide de quelque manière ce gouvernement à réaliser son objectif premier.»

En fait la classe patronale occupe sur l'arène politique une position intermédiaire: elle n'est certes pas souverainiste mais elle ne partage pas les positions constitutionnelles de jean Chrétien. Elle aspire à une décentralisation sans menacer le cadre canadien. Lors de l'assemblée annuelle, Ghislain Dufour était très net:

je suis de ceux qui croient qu'au-delà de l'avenir constitutionnel de notre pays, son épanouissement économique, social et culturel passe par une réforme en profondeur de ses façons d'être et de faire, réforme que la très grande majorité des fédéralistes québécois appellent de tous leurs voeux. Voilà pourquoi, dans les mois qui viennent, nous serons là pour rappeler sans relâche au gouvernement fédéral, comme nous l'avons fait au lendemain du dernier référendum et comme nous l'avons fait dans l'important dossier de la main-d''oeuvre où nous avons réussi à faire passer notre message, qu'il doit s'ouvrir davantage aux préoccupations du Québec et qu'il doit tout mettre en oeuvre pour sauver ce pays qui fait l'envie du monde entier.

Or à ce dernier chapitre les déceptions s'accumulent. Le patronat souligne que la réforme en profondeur du fédéralisme se fait attendre et que les dévolutions de pouvoirs restent le plus souvent trop timides. Le Conseil du patronat a également pris ses distances à l'endroit de la volonté d'Ottawa d'intervenir dans la décision concernant le libellé de la question; pour le Conseil, seuls les Québécois ont le pouvoir de décider en cette matière. Le patronat estime aussi que la barre du 50'/'. des votes demeure légale, même si dans le passé il a suggéré qu'on place la barre plus haut. Selon Ghislain Dufour: «Il n'est pas question de faire écho à certaines réflexions fédérales.» (La Presse, 22 mai 1996) On ne semble pas apprécier comment l'équipe de jean Chrétien s'acquitte des suites du référendum: les chiffres de l'enquête d'opinion du Conseil du patronat sont révélateurs une fois de plus des tendances profondes qui animent la classe patronale: en janvier et en juillet 1996, le gouvernement fédéral n'est pas parvenu à retrouver le niveau d'appui qu'il obtenait en juillet 1995; et Pécart entre les évaluations qu'on fait du contexte canadien et celles enregistrées à propos du contexte québécois -fort prononcé pendant le règne de Jacques Parizeau - s'est grandement rétréci depuis.

Certes le fédéralisme constitue le premier choix du patronat québécois; le flirt avec le nationalisme qu'on a pu diagnostiquer en 1990 et 1991, suite à l'échec de l'Accord du lac Meech, a été de courte durée. Par contre, le virage de Lucien Bouchard et la réalisation d'alliances stratégiques sur les dossiers fiscaux et budgétaires pourraient, à moyen terme, exercer un effet de ralliement. Mais seul le temps confirmera ou infirmera cette hypothèse.