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Demandes sociales et action collective: redéfinir la justice sociale



Pierre Hamel
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1995-1996

· Rubrique : Les mouvements sociaux



Au cours de l'année écoulée, les acteurs des mouvements sociaux et du milieu communautaire ont d'abord été sollicités par les changements institutionnels et par les réformes dans le domaine des affaires sociales et de la santé. Toutefois, cela ne les a pas empêchés de poursuivre leurs actions par rapport à d'autres enjeux tout aussi importants comme la pauvreté, l'emploi, la détérioration de l'environnement et la qualité de l'aménagement urbain. Ajoutons que la transformation des rapports socio-politiques - qui résulte en bonne partie des bouleversements économiques et de la redéfinition du rôle de l'État - interpelle d'une manière plus spécifique certaines catégories sociales (les femmes, les jeunes, les aînés).

Le thème sous-jacent à l'ensemble des mobilisations qui se sont déroulées cette année tant sur la scène locale, régionale que nationale est avant tout celui de la Justice sociale. Comme nous le verrons, dans plusieurs secteurs, les acteurs sociaux ont réclamé davantage d'équité. Alors que la classe politique a réitéré son souci d'assainir les finances publiques et de poursuivre la lutte contre le déficit, les mouvements sociaux et les groupes communautaires ont attiré l'attention tant sur l'orientation que sur les effets qui découlent des choix et des stratégies gouvernementales. Si tous conviennent qu'il est nécessaire de redéfinir le cadre de l'action publique - notamment en recourant davantage à la solidarité, à l'action communautaire, à l'économie sociale -, personne n'est dupe des menaces qui en découlent. "Pensons à ce sujet aux dangers qui pèsent sur le filet de sécurité sociale sans parler des coupures effectives ou encore aux risques de dualisation et de marginalisation inhérents aux compromis institutionnels suggérés.

Tous les acteurs sociaux sont conscients qu'ils évoluent dans un contexte de plus en plus mondialisé dont la règle cardinale de fonctionnement demeure la compétitivité. S'il en résulte des ajustements inévitables, ceux-ci n'obéissent pas moins à un principe de justice sociale, lui-même soumis à des négociations entre les acteurs.

D'ailleurs, lors du lancement de la conférence sur le «devenir social et économique du Québec» qui s'est tenue en mars dernier, le gouvernement du Québec invitait toute la population à participer à l'élaboration d'un «nouveau pacte social»: «Nous ne pouvons accepter plus longtemps que le filet de sécurité sociale remplace le marché du travail comme principale source de revenu pour un nombre sans cesse croissant de personnes.» (La Presse, 14 mars 1996) Bien que l'exercice ne soit toujours pas terminé, il a déjà suscité beaucoup d'enthousiasme en dépit de certaines déceptions. Il n'interpelle pas moins, tant d'une manière directe que d'une manière indirecte, l'ensemble des acteurs du milieu communautaire et des mouvements sociaux. De plus, en un sens, il réitère l'importance des mobilisations et de l'action collective, même si a court terme leur portée peut nous sembler incertaine, voire limitée.



Barrer la route aux réformes gouvernementales


Assurance-chômage

C'est sur fond de crise de l'État-providence que la population s'est mobilisée dans le but de faire échec à la réforme Axworthy destinée à revoir le régime d'assurance-chômage (projet de* loi C-111) en resserrant les critères d'admissibilité aux prestations et en misant sur des programmes de formation obligatoire. Si, partout au Canada, les syndicats de travailleurs ont été parmi les premiers à dénoncer et à se mobiliser contre ce projet, ils n'ont pas été les seuls. Au Québec, la Coalition pour la survie des programmes sociaux - qui rassemblait une quarantaine de regroupements de syndicats et d'organismes communautaires - a organisé plusieurs manifestations publiques, dont un rassemblement dans le port de Montréal devant un navire de la compagnie Canada Steamship Lines, propriété de la famille du ministre des Finances Paul Martin, dans le but de dénoncer les effets préjudiciables de cette réforme du point de vue de l'accroissement des inégalités sociales.

Au début de l'hiver 1996, une autre coalition québécoise ayant aussi pour but de faire échec au projet fédéral a vu le jour: la Coalition pour la défense de l'assurance-chômage. Mettant en commun les ressources de plusieurs centrales syndicales, d'organismes communautaires et de groupes d'étudiants, cette coalition a organisé des manifestations publiques dans cinq villes du Québec en alléguant que la réforme mettait fin à un principe de redistribution de la richesse vers les régions moins favorisées, avec des conséquences très négatives en particulier pour les travailleurs saisonniers.

À l'instar des très larges mobilisations survenues au Nouveau-Brunswick, au début du mois de février dernier, la population de la Gaspésie s'est mobilisée dans une dizaine de municipalités pour dénoncer le projet de loi C- 111. À la hauteur de Grande-Rivière, les manifestants n'ont pas hésité à bloquer la route 132 durant près de trois heures. À Sainte-Anne-des-Monts, c'est l'effigie du ministre Axworthy qui a été immolée. Décriant la réforme comme une taxe contre les plus démunis et une «catastrophe pour la région», les manifestants ont reçu l'appui de l'évêque de Gaspé. D'autres manifestations organisées par la Coalition pour la survie des programmes sociaux ont également eu lieu dans plusieurs villes à la fin du mois de février. À la fin du mois d'avril, plus de 5000 opposants au projet se sont réunis à Rivière-du-Loup, encore une fois avec l'appui du clergé.

En dépit des nombreuses protestations provenant de toutes les régions du pays, la réforme de l' assurance-chômage a finalement été adoptée en mai dernier par la Chambre des communes. Alors que certaines dispositions de la loi sont entrées en vigueur le 1er juillet (notamment la réduction de la période maximale de prestations qui passe de 50 semaines à 45 semaines), d'autres ne prévaudront qu'à partir du 1er janvier (il en va ainsi du calcul de l'admissibilité au programme qui ne s'effectuera plus en fonction du nombre de semaines travaillées mais en fonction du nombre d'heures). Si toutes les mobilisations populaires ne sont pas parvenues à stopper le projet, on peut penser qu'elles ont néanmoins contribué à l'adoption des amendements qui lui ont été apportés. Maigre consolation dans la mesure où les rationalisations administratives et budgétaires de la part des gouvernements s'effectuent en même temps dans des secteurs complémentaires, comme c'est le cas avec le programme d'aide sociale.


Aide sociale

Durant les sept premiers mois de 1995-1996, le Québec a connu un accroissement du nombre de prestataires de l'aide sociale. Il en a résulté un dépassement budgétaire de 86 millions, forçant par le fait même le gouvernement provincial à envisager des mesures de contrôle plus serrées et diverses restrictions au programme afin de contenir les dépassements de coûts (Le Devoir, 15 novembre 1995). C'est pourquoi, dès l'automne dernier des assistés sociaux avec l'appui de groupes communautaires ont occupé les bureaux du ministère des Finances à Longueuil. Au même titre que la Coalition pour la survie des programmes sociaux qui a organisé des manifestations pour dénoncer la loi 115 modifiant la Loi provinciale sur la sécurité du revenu, ces derniers réclamaient des mesures de redistribution plus équitables. Leurs demandes sont en fait les mêmes que celles mises de l'avant par le Front commun des assistés sociaux qui propose une réforme de la fiscalité afin de mettre davantage à contribution les entreprises et les individus dont les revenus sont supérieurs à 70 000$ (La Presse, 29 mars 1996).

Au-delà du consensus quant à la nécessité de repenser le régime de la Sécurité du revenu, des désaccords prévalent quant aux choix fondamentaux qui devraient guider le gouvernement dans sa réforme de l'aide sociale. Entre les tenants d'une perspective d'intégration sociale qui mise avant tout sur la solidarité et ceux qui font appel à une approche de responsabilisation individuelle et de contrôle public, le fossé demeure grand. Il n'est donc pas étonnant que le projet de réforme de l'aide sociale que le gouvernement devait rendre public au mois de mai a été remis à plus tard. C'est aussi que le débat engagé à ce sujet a des incidences sur des choix à faire - tant en termes de ressources qu'en termes de style de gestion - dans d'autres secteurs et pour lesquels les oppositions sociopolitiques qui se manifestent s'articulent à des valeurs et à des intérêts divergents.


Système de santé

C'est ce que nous avons pu observer notamment avec la réorganisation du système de santé qui a conduit, entre autres, à la fermeture d'hôpitaux ou à leur transformation en centres de soin de longue durée. Non seulement cela a soulevé beaucoup d'inquiétude au sein de la population, mais de plus il en a résulté des mobilisations tant chez les professionnels de la santé que de la part des bénéficiaires avec l'espoir de forcer le gouvernement à revoir son approche. Ainsi, alors que les conseils d'administration de certains hôpitaux ont décidé de contester leur fermeture devant les tribunaux, les employés et les patients ont organisé des manifestations publiques afin d'exprimer leur opposition à la réforme gouvernementale. À Montréal, plusieurs manifestations ont eu lieu pour sauver l'hôpital Reddy Memorial. En mars dernier, la Coalition montréalaise pour la défense des services sociaux et de santé a transmis au ministre d'État à la métropole une pétition de 25 000 noms pour qu'il intervienne auprès de son collègue de la santé afin que soit revu le rythme de la réforme. Les infirmières ont aussi organisé des manifestations publiques. En mars dernier, plus de 600 d'entre elles ont dénoncé les fermetures d'hôpitaux et le virage ambulatoire devant la Régie régionale de la santé de Montréal-Centre. À Sorel, la population s'est aussi mobilisée. Elle n'a pas hésité à se déplacer en grand nombre pour remettre au député-ministre de Richelieu 32 000 formules de protestation contre la réduction des services à l'Hôtel-Dieu de Sorel (La Presse, 1er avril 1996).

De fait, les réformes en cours dans le domaine de la santé engagent le débat sur deux terrains complémentaires. D'un côté, il y a la question de l'amélioration de la santé et, à ce sujet, l'importance - qualité et quantité - des soins professionnels en comparaison du rôle que jouent d'autres facteurs tant sur le plan social, comme l'emploi ou les inégalités sociales, que sur celui de la qualité de l'environnement. De l'autre, c'est la redéfinition du cadre de l'action publique qui est en cause. Dans quelle mesure la décentralisation peut-elle aller de pair avec une amélioration des services publics sans porter atteinte aux principes d'équité et d'universalité d'accès? Comment définir l'intérêt général dans un contexte où les identités et les intérêts apparaissent de plus en plus individualisés, voire fragmentés? Enfin, comment limiter les effets pervers qui accompagnent les politiques et les programmes de redistribution? De manière indirecte, ces questions sont aussi soulevées par celles et ceux qui luttent contre la pauvreté.




Faire échec à la pauvreté


L'autonomie des organismes populaires et communautaires

Alors que, d'un côté, le Québec a connu de nouveaux records en ce qui a trait au nombre de bénéficiaires de l'aide sociale - Montréal devenant la ville la plus pauvre du Canada (Le Devoir, 26 juin 1996) - et, de l'autre, le gouvernement doit réduire ses dépenses, les organismes communautaires et l'ensemble du secteur volontaire tentent de suppléer aux insuffisances des politiques et des programmes sociaux. Entre l'État et le marché, ces groupes s'insurgent contre les inégalités sociales et l'exclusion qu'elles provoquent. Ce qui les conduit non seulement à se mobiliser contre les coupures dans les politiques sociales mais aussi à explorer des solutions alternatives.

Au cours des années 1980 et 1990, la pauvreté a changé d'aspect. Elle atteint davantage les femmes, les enfants, les minorités ethniques. Elle s'étend aussi aux régions rurales et à certains quartiers des grandes agglomérations habités depuis toujours par des classes moyennes. C'est le cas par exemple à Sainte-Foy et à Sillery où on estime que 16,6% de la population est «dans le besoin» (Le Soleil, 20 décembre 1995). L'incertitude reliée aux transformations économiques rejoint des groupes et des individus qui se pensaient auparavant à l'abri du risque. Dans ce contexte, la lutte à la pauvreté comporte un volet politique indéniable.

C'est ce qu'ont fait ressortir tous les groupes qui se sont mobilisés contre l'accroissement des inégalités sociales et pour un partage plus équitable des ressources publiques. En organisant en avril dernier des «États généraux du mouvement populaire et communautaire autonome de l'île de Montréal», les groupes communautaires se sont inscrits dans une telle perspective. Cette rencontre a été l'occasion de réaffirmer l'importance d'une reconnaissance de «l'autonomie des organismes populaires et communautaires». De plus, elle a permis d'insister sur la nécessité de «renforcer les liens avec les groupes issus des communautés culturelles». Du même coup les groupes présents ont réitéré leur conception différente de l'action communautaire en comparaison de celle qui est mise de l'avant par le Secrétariat à l'Action communautaire autonome, créé en avril 1995 par le premier ministre du Québec, Jacques Parizeau, dans le but de soutenir le secteur communautaire. Pour une majorité de participants, l'action communautaire ne se réduit pas à favoriser le développement de l'employabilité, contrairement à ce que tend à penser le Secrétariat.

En outre, la lutte contre la pauvreté s'est manifestée dans cette directions complémentaires. Au renforcement des réseaux de solidarité et à l'action dans le champ de l'économie sociale misant, par exemple, sur le développement économique communautaire, il faut ajouter une série de revendications autour d'enjeux spécifiques faisant appel à certaines catégories sociales. Nous pensons en particulier ici aux femmes, aux jeunes et aux aînés.


Les femmes

Dans le cas des mouvements de femmes, même si la question de la violence demeure préoccupante et a donné lieu à des demandes spécifiques - que ce soit en termes de mesures juridiques ou en termes de services comme des centres d'hébergement -, c'est le thème de la pauvreté qui a surtout retenu l'attention. À la suite de la marche «Du pain et des roses» organisée au printemps de 1995 par la Fédération des femmes du Québec à l'occasion de laquelle on était parvenu à mobiliser devant le Parlement entre 15 000 et 20 000 sympathisants, une Coalition nationale des femmes contre la pauvreté a été mise sur pied dans le but de poursuivre l'action. Au cours du premier week-end de juin dernier, environ 10 000 femmes se sont réunies à nouveau devant le Parlement. Rappelant leur insatisfaction à l'égard des réponses gouvernementales, elles réclamaient en priorité trois mesures précises: «l'obtention d'une loi satisfaisante sur l'équité salariale; la hausse du salaire minimum à 7,60 $ l'heure, le 1er octobre 1996; la fin des compressions à l'aide sociale et une réforme qui combat véritablement la pauvreté» (Françoise David, «Que sont les roses devenues?», La Presse, 25 mai 1996). Au moment d'écrire ces lignes, le projet de loi sur l'équité salariale fait l'objet de vives discussions en commission parlementaire et soulève de nombreuses oppositions de la part du patronat et de certains observateurs de la scène politique. Impossible de prévoir pour 1'instant si son adoption dans sa forme amendée répondra aux attentes de la coalition. Les deux autres demandes devraient être abordées lors du sommet socio-économique de l'automne 1996.

Dans le cas des jeunes, ces derniers ont eu recours à divers moyens pour exprimer leur «ras-le-bol», y inclus la violence. En tant que catégorie sociale, la notion de jeune est floue. Elle rassemble en fait une multitude d'acteurs dont certains vivent une détresse profonde, que nous révèlent de manière brutale au Québec les taux élevés de suicide qu'ils connaissent. Compte tenu de leurs milieux sociaux d'origine et de leurs styles de vie, les jeunes font face à des difficultés de nature différente même si depuis quelques années ils sont tous confrontés à la fermeture du marché de l'emploi et qu'une partie grandissante d'entre eux vivent une situation de précarité. De là à anticiper un conflit de générations, il n'y a qu'un pas que plusieurs n'hésitent pas à franchir.

C'est à partir d'une telle appréhension que le Conseil permanent de la jeunesse a suggéré au nouveau premier ministre, Lucien Bouchard, que son gouvernement élabore en priorité une «véritable» politique de la jeunesse: «L'ampleur du drame que vivent actuellement les jeunes du Québec exige des choix politiques clairs, des actions concertées, orchestrées à partir d'une volonté partagée de s'attaquer vraiment aux problèmes des 15-30 ans.» (Le Devoir, 27-28 janvier 1996)

Cette demande a été formulée avant les émeutes du printemps et de l'été qui sont survenues tant dans le centre-ville de Montréal que dans celui de Québec, impliquant des punks et des groupes de jeunes marginaux. Comment interpréter ces événements: séances de défoulement collectif comme certains ont dit ou signes d'un malaise plus profond? Peut-être que les deux interprétations ne peuvent pas être complètement dissociées.

En plus de ces événements qui peuvent être considérés comme des formes négatives d'expression, les jeunes ont aussi formulé des demandes sur un mode plus politique. Ainsi la Fédération étudiante universitaire du Québec et la Fédération étudiante collégiale du Québec se sont jointes à l'Association québécoise des personnes retraitées et pré-retraitées pour que le gouvernement fédéral prenne des mesures concrètes, d'un côté, afin d'ouvrir le marché du travail aux jeunes et, de l'autre, pour que la réduction du déficit fasse appel à d'autres solutions que des compressions dans les domaines essentiels de l'éducation et de la santé.

Dans le même sens, dès les débuts de l'automne 1995, les mêmes associations étudiantes, cette fois avec l'appui des syndicats de professeurs et avec l'appui de l'Association des cadres des collèges du Québec, ont organisé une marche qui a rassemblé plusieurs milliers d'étudiants dans les rues de la métropole afin de protester contre les réductions prévues par le gouvernement fédéral en éducation post-secondaire. Ce que craignent avant tout les étudiants, ce sont, dans les universités, les hausses de frais de scolarité - ou, dans les cégeps, la hausse des frais afférents - susceptibles d'en résulter. En février dernier, 5000 étudiants ont à nouveau envahi les rues de Montréal pour protester contre les coupures dans les paiements de transfert aux provinces alors que des manifestations similaires survenaient aussi dans d'autres villes canadiennes.


Les aînés

Par ailleurs, au cours de Pété, les aînés se sont mobilisés d'une manière très dynamique contre l'as su rance - médicaments mise en place par le ministre de la Santé et des Services sociaux. Avec l'implantation du nouveau régime d'assurance-médicaments, tant les assistés sociaux que celles et ceux ayant atteint l'âge de la retraite doivent assumer 25% de leurs ordonnances pharmaceutiques à partir du 1er août 1996. Aussi, la Coalition des aînés du Québec, qui regroupe une vingtaine d'associations de personnes âgées, a eu recours à différents moyens d'action afin de dénoncer ce qu'ils considèrent une injustice -cette législation «abaisse arbitrairement les seuils de pauvreté» (L. Lecompte, Le Devoir, 11 août 1996) - et faire reculer le gouvernement en demandant la pleine gratuité des médicaments pour les prestataires de l'aide sociale et les personnes âgées ayant accès au régime du revenu minimum garanti: manifestation d'environ 500 aînés devant les bureaux du premier ministre à Montréal; de concert avec des bénéficiaires de l'aide sociale et avec d'autres coalitions, dont le Regroupement provincial des ressources alternatives en santé mentale, occupation pendant plus de 3 jours du bureau du ministre délégué aux Relations avec les citoyens; vigile de sept jours accompagnée de diverses manifestations devant les bureaux de plusieurs ministres du gouvernement, y compris celui du premier ministre.




Un conflit de générations?

Le recours à ces divers moyens d'action n'ont pas eu les effets escomptés. Ils ne reflètent pas moins un engagement plus direct de la part de groupes de citoyens qui, dans le passé, ne prenaient pas une part aussi active aux débats publics ou du moins hésitaient à faire appel à des moyens d'action directe. De ce point de vue, il reste que les interventions de l'État peuvent avoir des incidences sur la configuration des relations qui existent entre les groupes d'intérêts en même temps que certains groupes parviennent mieux que d'autres à se faire entendre.




L'équité en matière d'environnement et d'aménagement

En matière d'environnement comme en ce qui concerne l'aménagement, l'ensemble de la population est concernée, du moins en principe. Cela dit, même s'il existe une plus grande conscience civique au sujet de la nécessité de protéger l'environnement, à plusieurs occasions nous avons pu constater cette année que cette assertion est loin de faire l'unanimité, voire l'objet d'un consensus.


Les questions d'environnement

C'est ce qui a pu être observé autour d'une série d'enjeux locaux. Ainsi, à plusieurs occasions, des promoteurs ont rencontré des résistances soit de la part de résidants, soit de la part de groupes environnementaux qui interviennent à une échelle régionale ou nationale. À titre d'exemple, mentionnons les résidants du quartier Saint-Michel à Montréal qui demandent depuis plusieurs années la fermeture du Centre de tri et d'élimination des déchets pour l'année 1998 et qui s'opposent au projet de l'administration municipale de construire une usine de tri-compostage sur le site. Autre exemple, à Longueuil où on retrouve le centre de transbordement de déchets de la compagnie Intersan, des manifestants - associés à des groupes environnementaux comme le Front commun québécois pour une gestion écologique des déchets et l'Union québécoise pour la conservation de la nature -ont manifesté leur opposition à l'importation de déchets américains et réclamé que cessent les transferts de déchets d'une région à l'autre à l'intérieur du Québec. Un dernier exemple est celui de la pollution animale. Comme le soulignait récemment une étude du ministère de l'Environnement, le seuil critique de la surfertilisation est déjà dépassé dans les neuf principales régions agricoles du Québec (Le Devoir, 18 juin 1996). Comment concilier le développement agricole et la protection de l'environnement? À ce sujet, l'adoption de la loi 23 en fin de session (Juillet 1996) concernant le développement durable des activités agricoles illustre bien la difficulté de résoudre le dilemme. Soumettant, en principe, l'ensemble des activités agricoles aux lois et règlements en matière d'environnement, elle instaure en fait, comme le souligne le journaliste Gilles Lesage, deux catégories de citoyens: d'un côté les producteurs agricoles avec une impunité en fonction de «leur fameux droit de produire», de l'autre, les autres citoyens (Le Devoir, 8 juillet 1996). Pour l'instant la loi, dont le cadre règlementaire et la date d'entrée en vigueur Wont pas encore été précisés, ne semble pas établir des principes d'équité très clairs.

Cette question était d 1 ailleurs présente en arrière-plan lors de la rencontre d'ÉcoSommet qui a eu lieu a Montréal en mai dernier. Rappelons qu'ÉcoSommet est un organisme sans but lucratif mis sur pied en 1993 dans la suite du Sommet de Rio dans le but de faire avancer au Québec la problématique du développement durable. Fondé par des groupes actifs en environnement, cet organisme vise à promouvoir des partenariats avec l'ensemble des intervenants en environnement (entreprises privées, institutions publiques, organismes volontaires dans le domaine de l'environnement). Présent au Sommet, le Regroupement national des conseils régionaux de l'environnement du Québec a d'ailleurs accepté de s'engager dans un partenariat avec ÉcoSommet «pour effectuer un suivi rigoureux des 500 projets lancés dans le cadre de cet événement environnemental sans précédent au Canada» (L.-G. Francoeur, Le Devoir, 9 mai 1996).

Alors que certains groupes environnementaux ont préféré ne pas participer au Sommet (mentionnons, entre autres, des groupes comme Greenpeace, les Amis de la Terre ou le Front commun québécois pour une gestion écologique des déchets) «certains d'entre eux s'en tiennent loin [ parce qu'ils trouvent l'événement trop conciliant envers les entreprises et les institutions» (Le Devoir, 5 mai 1996) - cet événement souligne à nouveau la difficulté d'en arriver à des compromis en matière d'environnement. Derrière l'idée de développement durable subsistent des tensions qui reflètent aussi bien des divergences idéologiques que des visions politico-institutionnelles ou des stratégies d'action différentes.

Même si les causes du désastre survenu en plein été à la suite des pluies diluviennes qui se sont abattues sur les régions du Saguenay, de la Côte-Nord, de Charlevoix et de la Haute-Mauricie ne sont pas encore tout à fait bien connues, plusieurs questions pertinentes ont déjà été soulevées. D'abord, des points de vue environnemental et urbanistique, ce sont les choix de localisation pour l'aménagement de même que les impacts environnementaux reliés aux ouvrages hydro-électriques qui doivent être réexaminés. Ensuite, du point de vue de l'équité dans l'aide aux sinistrés, jusqu'où doivent aller les compensations financières fournies par l'État? Qu'est-ce qui est équitable à ce sujet? Enfin, concernant le partage des responsabilités - pensons par exemple aux responsabilités de l'État versus celles des entreprises propriétaires de certains barrages -, qui est en mesure d'établir les règles d'évaluation à partir desquelles celles-ci seront examinées? Si ce n'est d'une manière rétroactive, du moins pour l'avenir. Par ailleurs, en même temps, on ne peut manquer de souligner que cet événement a donné lieu à un véritable mouvement de solidarité qui s'est propagé à l'ensemble du Canada. Un dossier qui reste à suivre.


Les questions d'aménagement

Au plan de l'aménagement, du moins à première vue, les restrictions budgétaires de l'État limitent aussi les marges de manoeuvre des municipalités qui deviennent ainsi plus vulnérables face aux promoteurs privés. La question de l'équité dans les décisions publiques se trouve là aussi posée d'emblée. C'est ce que nous avons pu observer à quelques occasions cette année, en particulier à Montréal où l'administration municipale a effectué des choix ou a tenté d'aller de l'avant avec des projets de développement immobilier qui ont soulevé l'opposition de la population locale. À titre d'exemple, mentionnons le projet d'un développement résidentiel sur le site Villa-Maria qui abrite, entre autres, le monastère des Soeurs adoratrices du Précieux-Sang. Les citoyens du quartier Notre-Dame-de-Grâce se sont opposés au projet de transformation du monastère en immeuble résidentiel et à l'ajout d'unités d'habitation sur le site. Ils ont réclamé de la part de l'administration municipale la tenue d'une consultation publique à ce sujet. C'est qu'ils estimaient que le projet et les voies de transit qu'il implique mettait «en cause la valeur patrimoniale de Villa-Maria en plus de contribuer à la densification urbaine de NotreDame-de-Grâce» (Le Devoir, 22 janvier 1996).

Devant le refus de la part de l'administration municipale d'organiser une telle consultation publique, les membres de la Coalition Villa-Maria ont décidé de tenir leur propre consultation sur l'avenir du secteur. De fait, ce que craignaient les citoyens, c'est que l'ensemble du site soit utilisé à des fins de développement résidentiel, ce qui aurait mené à la destruction d'un boisé et à la réduction de la superficie d'espaces verts dans le quartier. Aussi ont-ils réclamé un plan d'ensemble pour tout le secteur afin d'assurer un meilleur contrôle du développement. De plus, ils ont demandé des mesures de compensation qui permettent de garantir l'accès aux espaces publics sur le site. Ce qui implique que le promoteur modifie son projet initial. Un dossier qui est aussi à suivre. Cependant, cet exemple illustre qu'à certaines conditions les citoyens peuvent encore réussir à modifier les projets élaborés par les promoteurs avec l'appui d'une administration municipale.

En conclusion, il nous apparaît que, depuis quelques années, nous sommes à revoir les principes de justice et d'équité qui guidaient dans le passé les interventions de l'État. Ce que nous constatons, c'est que plus rien n'est acquis d'une manière définitive. En outre, la justice ne constitue plus une valeur suprême définie a priori. Elle est de plus en plus soumise au débat public. En fait, elle résulte d'une négociation continue entre les principaux acteurs concernes. d'où l'importance accrue de l'action collective du milieu communautaire et des mouvements sociaux.