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Le mouvement syndical



Jean Charest
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1997-1998

· Rubrique : Le mouvement syndical



Le mouvement syndical québécois, en 1997-1998, plus qu'au cours des années antérieures de la décennie 1990, a fait l'objet d'un questionnement dans ses propres rangs relativement aux axes de déploiement de son action. Certes, le syndicalisme au Québec ne se porte pas trop mal, en particulier en comparaison avec ce qui se passe ailleurs au Canada ou à l'étranger. La présence syndicale demeure importante, les acteurs syndicaux constituent toujours des intervenants légitimes dans les débats sociaux et ils font preuve d'une capacité certaine à analyser de façon critique leurs propres stratégies. Mais le fait de se porter, somme toute, assez bien, n'est peut-être pas suffisant dans une conjoncture socio-politico-économique qui demeure difficile pour le mouvement syndical. À cet égard, l'année 1997-1998 a pris des allures de bilan des années 1990 dans les rangs syndicaux où l'on voit bien les nombreux défis à relever à l'aube de l'an 2000. Cette simple lucidité est probablement, d'ailleurs, un des atouts les plus solides d'un mouvement syndical qui sait fondamentalement que l'avenir immédiat du marché du travail ne lui réserve pas de cadeaux particuliers. Nous présentons ici quelques éléments incontournables auxquels doit faire face le syndicalisme québécois.



La présence syndicale

Les données publiées à l'automne 1998 ont confirmé certaines inquiétudes exprimées au sein du mouvement syndical au cours des années 1990 quant à la baisse continue du taux de présence syndicale au Québec. En effet, ce taux a chuté pour une cinquième année consécutive en 1997, diminuant de 1,5 %, pour atteindre 40,3 % (nombre de salariés assujettis à une convention collective par rapport au nombre de salariés employés). Selon Shawl1 ]  , les données du ministère du Travail indiquent que ce taux aurait culminé pour atteindre 49,7 % en 1992, ce qui signifie que la baisse annuelle moyenne entre 1992 et 1997 serait de quelque 2 %. Toutefois, ces chiffres doivent être relativisés compte tenu des particularités de l'année 1992 ; la récession avait alors entraîné une forte baisse de l'emploi qui ne s'était pas traduite par une baisse équivalente des salaires assujettis aux conventions collectives, selon les données estimées par le ministère du Travail. Cela provoqua ainsi une hausse subite du taux de présence syndicale au Québec.

Certains ont plutôt comparé l'année 1997 avec l'année 1988, au cours de laquelle le taux atteignait 45,3%, ce qui signifierait que la baisse annuelle moyenne du taux de présence syndicale sur une décennie serait de l'ordre de 0,5 %2 ]  . Statistique Canada établit pour sa part le taux de syndicalisation au Québec à 40% pour l'année 1988 et à 37,5 % pour 1998, en calculant le nombre de salariés ayant adhéré à un syndicat. Selon ces calculs plus nuancés, la chute est moins rapide mais elle demeure tout aussi inscrite dans une tendance à la baisse, ce qui n'a rien de réjouissant pour le mouvement syndical. La FTQ a d'ailleurs choisi d'accorder une importance particulière à cette question à l'occasion de son 25e congrès tenu en novembre 1998 sous le thème « Les syndicats, artisans d'un monde meilleur3 ]  » .

Mentionnons aussi que Shawl compare la baisse du taux au Québec entre 1992 et 1998 (49,7 % à 40,3 %), avec celle du Canada (de 35,7 % à 34,1 %) et celle des États-Unis (17,9 % à 16,2 %), pour conclure que cette baisse est beaucoup plus forte au Québec. L'interprétation mérite aussi quelques nuances et précautions, mais il reste qu'il y a là matière à réflexion quant à l'avenir du syndicalisme et ce, pour au moins deux bonnes raisons. D'abord, la baisse du taux de présence syndicale au Québec a été particulièrement forte dans le secteur privé dans les années 1990, résultat combiné d'une chute importante du nombre de salariés couverts par une convention collective et d'une hausse de l'emploi. Cela traduit notamment la difficulté pour le mouvement syndical de répondre à la dynamique des transformations du marché du travail comme en témoigne particulièrement le faible taux de présence syndicale dans plusieurs sous-secteurs des services privés où la création d'emploi est importante. Or rien n'indique que ces transformations vont s'arrêter prochainement4 ]  , ce qui constitue un défi de taille en termes de stratégie d'organisation syndicale. Par ailleurs, le nombre de salariés couverts par une convention collective dans le secteur public québécois a diminué de façon importante en 1997 (19 195 en moins ou - 3,6 %) après avoir connu une relative stabilité au cours des cinq années précédentes. De ce côté-là, le mouvement syndical ne trouvera guère non plus de matière à se réconforter compte tenu des orientations budgétaires du gouvernement qui ne laissent pas entrevoir de retour à la création nette d'emplois dans les services publics.

En termes de répartition de la représentation syndicale, le portrait demeure assez stable pour les principales organisations québécoises. En 1997, en excluant les salariés du secteur de la construction, ceux de la fonction publique fédérale et ceux assujettis au code canadien des relations de travail, la FTQ représentait 347 399 salariés, soit 37,3 % de l'ensemble des salariés québécois ; la CSN arrivait au deuxième rang avec 223 216 salariés (23,9 % de l'ensemble) ; la CEQ regroupait 92 352 salariés (9,9 % de l'ensemble) ; puis la CSD totalisait 35 244 salariés (3,8 % de l'ensemble). Le nombre de syndiqués dits indépendants (c.-à-d. non affiliés à l'une des centrales syndicales) s'élevait à 223 765, soit 24,0 % du total des salariés. Cette carte de la représentation syndicale ne s'est à peu près pas modifié au cours des années 1990 et ce, malgré certains changements d'allégeance syndicale dans les secteurs public et parapublic qui connaissaient, à l'automne 1997, la première période dite de maraudage en six ans.

Pour conclure ce premier volet du portrait syndical au Québec, soulignons deux départs au sein de la FTQ et de la CSN en 1998. Clément Godbout a annoncé à l'automne qu'il ne se représenterait pas à la présidence de la centrale au congrès de novembre 1998, poste auquel le secrétaire général, Henri Massé, semble prédestiné. Du côté de la CSN, le secrétaire général Pierre Paquette a remis sa démission durant l'été 1998. C'est Lise Poulin, jusqu'alors présidente de la Fédération du commerce, qui a été élue secrétaire générale par les délégués au conseil confédéral d'octobre 1998. La présidence de la CSN (Gérald Larose) et la présidence de la CEQ (Lorraine Pagé) n'auront connu aucun changement tout au long de la décennie 1990. Le prochain congrès électif de la CSN aura lieu en mai 1999 et celui de la CEQ en juin 2000.




Relations du travail et négociations collectives

Lorsque l'on considère l'état des relations de travail au Québec en 1997-1998, le premier élément à attirer l'attention est le faible niveau des conflits recensés à l'occasion des négociations collectives. En fait, à tous égards, le Québec a connu une année de paix industrielle pratiquement sans précédent depuis plus d'une décennie. En ce qui concerne le nombre de jours-personnes perdus suite à des grèves ou des lock-out, il atteignait 322 211 pour l'année 1997, soit à peine plus que le plus faible niveau des dix dernières années qui avait été atteint en 1994 (318 922). La moyenne annuelle des jours-personnes perdus durant la décennie 1988-1997 était de 727 385 (cette moyenne était de quelque 1,4 million pour les années 1988-1990)5 ]  . Le nombre de lock-out était à son plus bas niveau des dix dernières années en 1997 (19 pour 24 en 1996). Les données disponibles pour les sept premiers mois de l'année 1998 indiquent que 284 366 jours-personnes avaient été perdus suite à des conflits, dont 55 337 jours étaient attribuables à la grève chez Abitibi-Consolidated6 ]  . Au vu de ces données, il est fort probable que le bilan des conflits pour l'année 1998 ne sera pas très différent de celui des années antérieures. À ce rythme, la décennie 1990 aura globalement représenté une période des plus pacifiques au Québec en matière de relations de travail.

Le secteur des relations du travail apparaît d'autant plus calme au Québec quand on le compare à la situation canadienne et surtout à celle de l'Ontario. Un premier indicateur à ce sujet est la recension des principaux arrêts de travail (ceux mettant en cause 500 salariés ou plus)7 ]  . Pour l'année 1997, on recensait 30 arrêts de travail dans tout le Canada, pour un total de 233 064 salariés concernés et 2 845 930 jours-personnes perdus. Le Québec n'en représentait que deux sur 30, avec 1276 salariés impliqués et 5950 jours-personnes perdus, soit à peu près la même situation que Terre-Neuve ! L'Ontario totalisait environ la moitié du score national quant à ces principaux conflits. Si l'on considère plutôt l'ensemble des conflits de travail pour la même année au Canada, ils représentaient quelque 3,5 millions de jours-personnes perdus dont environ 9 % seulement était attribuable au Québec8 ]  . Ce décrochage du Québec par rapport à la moyenne nationale s'observait déjà en 1996. Cela dit, si l'on prend en compte l'ensemble de la période 1988-1997, le Québec totalisait en moyenne annuellement près du quart des jours-personnes perdus par l'ensemble de l'économie canadienne.

Le principal élément en litige dans les conflits de travail recensés au Québec en 1997 concernait le rajustement général des salaires9 ]  . Cela n'étonne guère si l'on se rappelle comment le pouvoir d'achat a évolué au cours de la décennie. Ainsi, les données relatives aux augmentations salariales annuelles versées aux syndiqués québécois font état d'un total cumulatif de 12,7 % pour les années s'étendant de 1991 à 1997 inclusivement, alors que le taux annuel d'inflation au Québec pour la période donne un cumulatif de 13,9 %. La perte de pouvoir d'achat se chiffre donc à 1,2 % sur l'ensemble de la décennie10 ]  . En fait, cette perte serait plus importante encore si l'on tenait compte du fait que la baisse des taxes sur les produits du tabac, en 1994, a engendré une baisse du taux annuel d'inflation de 1,4 %, ce qui a produit une hausse du pouvoir d'achat de 1,8 % cette année-là (véritable artifice pour les non-fumeurs !). Quant aux trois dernières années complètes pour lesquelles les données sont connues au moment d'écrire ces lignes, soit 1995, 1996 et 1997, la situation des syndiqués n'indique pas de revirement à ce sujet puisqu'elle se traduit par une perte globale du pouvoir d'achat de 2,5 %.

Il faut dire toutefois que ce résultat global est en bonne partie attribuable à l'évolution des salaires des syndiqués du secteur public québécois. En particulier depuis 1993, ceux-ci n'ont obtenu que de très faibles hausses des taux de salaire (total cumulé de 2,3 % entre 1993 et 1997), pendant que les syndiqués du secteur privé connaissaient pour cette période une augmentation cumulative de 7,6%, pour une inflation annuelle cumulée de 4,7%. Ainsi, la situation salariale des syndiqués du secteur privé affiche dans les faits un certain retournement de tendance marquant un progrès par rapport au début de la décennie. Les syndiqués du secteur public ont perdu, eux, au fil des dernières années, leur pouvoir d'achat et leur avantage salarial par rapport aux employés du secteur privé. On peut, sur cette question, consulter les comparaisons annuelles de l'Institut de recherche et d'information sur la rémunération (IRIR).

Le dernier élément sur lequel nous avons voulu mettre l'accent pour compléter ce survol des relations du travail et des négociations collectives, est la durée des conventions collectives. Il s'agit d'une des modifications importantes survenues au cours de la décennie 1990, tant du point de vue législatif que du point de vue de la pratique en matière de négociation collective. Ce changement n'est d'ailleurs pas étranger au climat pacifique des relations du travail que recherchait particulièrement le gouvernement du Québec. Rappelons qu'avant l'adoption du projet de loi 116, le 10 mai 1994, le Code du travail du Québec stipulait que la durée d'une convention collective devait se situer entre un an et trois ans. Depuis lors, il n'existe plus de plafond en matière de durée des conventions collectives, sauf dans les secteurs public et parapublic où elle ne peut excéder trois ans.

Ce changement législatif quant à la durée des contrats de travail est survenu suite à la négociation d'un petit nombre (une trentaine) de conventions collectives de longue durée au début des années 1990, conventions qualifiées à l'époque de « contrats sociaux », dont la première fut l'entente de Sammi-Atlas en avril 1991. Cette négociation, impliquant un syndicat de la CSN, avait alors été soutenue par le ministre de l'Industrie, du Commerce et de la Technologie, Gérald Tremblay, qui voyait là l'émergence d'un nouveau modèle de relations patronales-syndicales assurant particulièrement la paix industrielle sur une échelle temporelle davantage appropriée à la planification des investissements11 ]  . Le MICT fut ainsi un des promoteurs de ce type d'entente qui, par ailleurs, n'avait pas vraiment d'assises légales. Le gouvernement modifia alors le Code du travail afin d'éliminer le plafond en terme de durée des conventions collectives. Le caractère exceptionnel de telles ententes, lié notamment à sept particularités édictées par le MICT lui-même quant au contenu (telles la transparence économique, la qualité totale, la stabilité de l'emploi), disparaissait ainsi sans autre assurance que celle relative à l'élimination du plafond des trois ans. Où en sommes-nous à ce sujet quelques années plus tard ?

En regard des spécificités normatives qui se trouvaient dans les « contrats sociaux » passés avant la loi, les premières analyses de quelque 150 conventions collectives de plus de trois ans négociées depuis les nouvelles dispositions du Code du travail indiquent que l'on ne peut plus vraiment parler de contrats sociaux mais plutôt de conventions collectives de longue durée12 ]  . Sauf en de rares exceptions, les caractéristiques originales des premières ententes ont essentiellement disparu. Les données indiquent par ailleurs que les conventions de plus de trois ans prennent de plus en plus d'importance, notamment les conventions d'une durée de trois à cinq ans. En effet, de mai 1994 à mai 1995, soit la première année suivant le changement au Code, 12,5 % des conventions négociées étaient d'une durée de plus de trois ans ; entre mai 1995 et mai 1996, le pourcentage augmenta jusqu'à 22,7 % ; entre mai 1996 et mai 1997, il atteignait 30,4 % des conventions. Parmi ces conventions et au cours des trois années en question, le pourcentage des conventions de plus de cinq ans ne dépassait pas 5 %. Pour l'année 1997, l'on évaluait que les conventions de plus de trois ans recouvraient maintenant la majorité des syndiqués au Québec (55,7 %)13 ]  . Enfin, en ce qui concerne les augmentations salariales obtenues dans le cadre des conventions collectives de plus de trois ans, une étude de l'IRIR révèle que l'on ne peut établir de différence significative avec les augmentations obtenues dans les conventions de plus courte durée14 ]  . Bref, les changements apportés au Code du travail en 1994 auront surtout eu pour effet de prolonger la durée des conventions collectives, réduisant ainsi dans le temps les occasions de grève ou de lock-out, sans que cela n'ait amené de modifications particulières dans les conventions collectives, que ce soit au plan normatif ou salarial. Il s'agit là, du moins, des résultats des premières analyses d'un phénomène à suivre.




Les enjeux particuliers du secteur public

Nous l'avons déjà souligné précédemment, les syndiqués du secteur public n'ont pas été particulièrement choyés, notamment en matière d'augmentations salariales, depuis le début des années 1990. En fait, suite à la négociation de 1989, les employés de l'État ont fait face à des prolongations de leurs conventions, à des demandes de réouverture, à une loi spéciale, à des coupures de poste, à une reconfiguration des réseaux de services, au départ de 35 000 salariés dans le cadre d'un programme qui n'en prévoyait que 15 000, etc. Bref, ils n'ont pas eu la partie facile et tout indique que la négociation des conventions collectives pour la période 1998-2000 vise à donner quelques coups de barre importants.

Au plan salarial, la demande commune de la FTQ, de la CSN et de la CEQ est de 3,5 %, 4 % et 4 % (soit une hausse composée de 11,95 % sur trois ans). L'objectif est clairement d'assurer un certain rattrapage, notamment par rapport aux augmentations obtenues dans le secteur privé. À ce sujet, les organisations syndicales rappellent au gouvernement les données produites par l'IRIR témoignant du recul salarial des employés du secteur public par rapport aux autres salariés québécois qui occupent des emplois comparables. En 1997, les données préliminaires confirmaient une tendance des dernières années à cet égard, l'IRIR évaluant que les employés de l'administration québécoise accusaient un retard de 5,8 % par rapport à la rémunération des autres salariés québécois (ce qui inclut les employés du secteur privé et des municipalités) et de 6,6 % par rapport à celle des employés du secteur privé occupant des emplois comparables. Ce retard concernerait au moins les deux tiers des catégories d'emploi et des effectifs de l'État qui sont inclus dans les travaux comparatifs de l'Institut15 ]  .

Les demandes des syndiqués concernent, par ailleurs, l'augmentation de personnel dans les différents réseaux, l'équité salariale, la sous-traitance et la privatisation des services, la précarité des emplois et quelques autres points. Globalement, les organisations syndicales veulent revoir l'ensemble de leurs conditions de travail et renégocier pour la première fois en presque dix ans les conventions collectives « d'une couverture à l'autre ». Pour ce faire, un front commun des trois principales centrales syndicales s'est constitué autour des enjeux salariaux, laissant les enjeux plus sectoriels à une démarche propre à chacune des centrales. La cohésion au sein de ce front commun sera sans aucun doute déterminante dans la négociation salariale compte tenu du niveau des demandes formulées. Or, avant même que la négociation ne soit amorcée, la CSN et la CEQ se sont tiraillées publiquement sur les demandes de cette dernière en matière d'équité salariale, ce qui n'augure pas un mariage très solide, serait-ce un mariage de raison.

Devant de telles demandes déposées durant l'été 1998, le gouvernement a d'abord essentiellement répondu en arguant de ses impératifs budgétaires, et laissé entendre que si une négociation était envisageable, ce serait dans le cadre des budgets déjà consentis aux salariés du secteur public. Plus de quatre mois après le dépôt des demandes syndicales, le gouvernement n'avait toujours pas donné de réponse plus précise à ses employés. L'annonce des élections générales pour l'automne 1998 a eu pour effet de reporter la négociation à l'hiver 1999, bien que les centrales syndicales aient cherché, sinon à enclencher une négociation, du moins à obtenir des engagements plus clairs, et ce, dès l'automne. Cette stratégie aura d'ailleurs permis de susciter un certain changement du discours gouvernemental. Le premier ministre lui-même indiqua que l'État québécois pourrait désormais envisager des réajustements salariaux à l'égard de ses employés. Il ajouta qu'il faudrait cependant attendre après les élections pour engager un véritable processus de négociation.

La capacité des organisations syndicales à mobiliser leurs membres afin d'exercer une pression, en particulier sur le gouvernement sortant, au moment de la campagne électorale, sera sans doute un élément stratégique important pour la poursuite de la négociation formelle en 1999. Une chose est certaine : le gouvernement ne peut plus recourir aussi aisément que les années passées à certains arguments, dont le principal était l'état critique des finances publiques, et il doit composer avec une pression populaire importante quant à la nécessité de maintenir des services publics de qualité. Pour la première fois depuis fort longtemps, les salariés de l'État peuvent probablement faire ainsi converger leurs demandes, du moins une partie d'entre elles, avec la demande publique pour de meilleurs services. Par rapport à la période 1990-1997, la partie risque donc de ne pas être aussi facile pour le gouvernement en matière de négociation. Quant aux centrales syndicales, elles ont une certaine obligation de fournir des résultats tangibles à leurs membres dans un contexte qui apparaît plus favorable à leurs démarches qu'au cours des années antérieures.




Le mouvement syndical québécois dans les années 1990 : déroute ou réalignement ?

Arrivé pratiquement au tournant de l'an 2000, le mouvement syndical québécois est en proie à de sérieuses remises en cause, souvent dans ses propres rangs, au terme d'une décennie qui aura été éprouvante à bien des égards16 ]  . Des événements importants ont à notre avis marqué le syndicalisme québécois dans les années 1990, et il n'est pas aisé de dire si, globalement, cela conduit à une déroute progressive du mouvement syndical ou à un réalignement lui permettant de conquérir de nouveaux espaces de représentation et d'action. Nous proposons ici une analyse de quelques-uns des éléments marquants de cette période qui, si elle ne constitue pas en soi une réponse complète à la question de l'état du syndicalisme, peut du moins y contribuer17 ]  .

Il nous apparaît d'emblée que la scène économique a occupé, dès le début des années 1990, un espace incontournable pour le mouvement syndical québécois, et déterminant à bien des égards quant à ses stratégies dans et en dehors de l'entreprise. Le début de la décennie a d'abord été marqué par une sévère récession qui s'est traduite, en particulier, par des fermetures d'entreprises et des pertes d'emplois importantes. Une telle situation représente toujours un moment difficile pour le mouvement syndical, le plaçant dans une position défensive face à des événements sur lesquels il a peu de prise. La récession du début de la décennie était d'autant plus déroutante qu'elle s'inscrivait, du moins chronologiquement, dans la suite des accords de libre-échange (d'abord avec les États-Unis, puis avec le Mexique) et qu'elle correspondait dans le temps avec l'éclosion d'une réalité envahissante, la mondialisation des marchés. Les syndicats québécois (et d'autres) sortaient à peine d'une bataille perdue à l'occasion du premier accord de libre-échange et, face au contexte de la mondialisation, ils apparaissaient aussi dépourvus que les gouvernements eux-mêmes admettaient l'être.

Il faut comprendre l'énorme difficulté que les syndicats éprouvèrent alors à répondre, sur le terrain de l'emploi et au niveau de l'action dans les milieux de travail, à ce que d'aucuns auraient pu qualifier de « forces occultes » du capitalisme mondial. Il s'agissait pourtant d'un défi réel auquel les syndicats se trouvaient confrontés : offrir des stratégies nouvelles aux membres face à la mondialisation, face à l'accélération des changements technologiques, face aux restructurations d'entreprises s'effectuant à l'enseigne de l'assainissement des bilans financiers et du downsizing, face aux nouveaux modes de gestion misant sur la qualité totale, le juste-à-temps, l'aplatissement des structures hiérarchiques, la mobilisation et l'engagement des employés (surchargés du fait du départ massif de leurs collègues), etc. Les temps étaient « au changement », mot magique galvaudé par les dirigeants d'entreprises, de gouvernements, par certains gourous de la gestion, et aussi graduellement intégré dans le discours syndical lui-même. La plus grande difficulté, pour le mouvement syndical, était probablement d'arriver à donner un sens au changement, notamment en distinguant entre « ce qui change » et « ce qui change moins18 ]  » !

L'État québécois n'a pas été en reste par rapport à la nouvelle gestion de crise et par rapport à « l'idéologie du changement ». Au moins deux lignes directrices parmi ses actions ont interpellé le mouvement syndical québécois de façon persistante tout au long des années 1990 : le discours de la participation au changement, et la gestion des finances publiques. Le discours de la participation ou du partenariat a pris forme rapidement et de manière inattendue pou l'acteur syndical, d'abord avec la stratégie dite des « grappes industrielles » mise de l'avant par le ministre Gérald Tremblay ainsi que la nouvelle politique de développement de la main-d'oeuvre du ministre André Bourbeau. Les énoncés étaient clairs : les travailleurs et les syndicats étaient présentés comme des partenaires du développement économique, de la modernisation de l'économie québécoise, voire du « modèle québécois ». S'ajoutèrent ensuite, notamment, la Commission sur la fiscalité (avec trois postes de commissaires pour les centrales syndicales) et les deux étapes du Sommet sur l'économie et l'emploi de 1996, au cours desquelles le gouvernement émergea à chaque fois avec des consensus lui permettant de gérer le « changement » et de légitimer des mesures restrictives liées à l'atteinte du déficit zéro.

Les organisations syndicales québécoises ont été réceptives à cette démarche intégrative. La FTQ, forte de son expérience du Fonds de solidarité, avait de ce fait pris depuis quelque temps le virage de la participation dans l'entreprise. La CSN demandait, depuis la fin des années 1980, d'avoir aussi son fonds de travailleurs (l'éventuel Fondaction né en 1995-1996). Les organisations syndicales avaient aussi revu leur analyse de l'État et des stratégies de développement économique. L'entreprise n'était donc plus un élément du système à abattre (discours syndical des années 1970) et l'État n'était plus celui vers qui convergeaient les attentes d'un réformisme économique (discours des années 1980). Pour paraphraser le projet de société des principales organisations syndicales, l'on pourrait dire qu'après avoir revendiqué le socialisme (années 1970), puis la social-démocratie (années 1980), l'on en était maintenant à la démocratie en entreprise (années 1990) !

Le mouvement syndical québécois a donc été un acteur volontaire, souvent pro-actif d'ailleurs, dans cette grande mouvance de la participation/concertation/partenariat des années 1990. Cela lui a sans doute permis d'influencer certaines orientations stratégiques sur le plan économique et social, d'occuper un espace de représentation et d'action et de préserver, voire de développer, une légitimité d'acteur dans la dynamique collective du Québec. Mais, du même coup, la frontière des intérêts respectifs du mouvement ouvrier, des décideurs privés et du gestionnaire public a été plus difficile à établir de manière convaincante, en premier lieu auprès des membres syndiqués19 ]  . L'épisode du consensus en faveur du déficit zéro planifié sur quatre ans en représente probablement l'exemple le plus frappant. Étant devenues les associées de la stratégie du gouvernement en la matière, les organisations syndicales ont été davantage partie prenante d'un processus négocié d'attrition des employés, sans précédent dans le secteur public, et qui reposait précisément sur la logique de l'équilibre des finances publiques. Les quelques résiliations publiques à l'appui au déficit zéro et la « surprise » affichée des centrales syndicales devant le non-remplacement des employés ayant quitté les services publics n'auront certes pas eu le même impact politique auprès du gouvernement, de la population en général, et peut-être auprès des syndiqués eux-mêmes, que l'impact de l'appui de 1996 à la stratégie du déficit zéro. Le plus gros employeur du Québec a ainsi réussi la plus grosse opération de downsizing de la décennie (pompeusement et faussement récupérée par le gouvernement comme étant la plus grande embauche dans les services publics depuis la Révolution tranquille), sans provoquer de crise dans les relations du travail.

Constatons que le mouvement syndical québécois a été beau joueur dans l'appel à la participation et au partenariat (y compris au sein des entreprises dont nous ne pouvons rendre compte dans ce bref survol20 ]  ). Mais constatons aussi que l'ascenseur ne lui a pas été souvent renvoyé en contrepartie. Mentionnons à ce titre les exemples suivants où les organisations syndicales ne semblaient plus faire figure de « partenaires » aux yeux du gouvernement ou du patronat : la déréglementation dans l'industrie de la construction, les refus répétés du ministre du Travail et du gouvernement de procéder à une modernisation du Code du travail (dossier d'importance pour les organisations syndicales notamment en regard de l'article 4521 ]   et des difficultés liées à l'organisation de nouveaux syndicats dans un marché du travail plus fluide), les coupures importantes de postes dans les services publics, les négociations imposées par le gouvernement dans les municipalités, l'abrogation de certains décrets tenant lieu de conventions collectives réalisée afin d'alléger des normes jugées rigides lors du Sommet de l'automne 1996, ou encore, sur un plan davantage social que strictement syndical, les réformes de l'assurance-chômage/assurance-emploi à l'occasion desquelles les travailleurs et le mouvement syndical québécois et canadien ont été littéralement ignorés. Bref, l'adoption d'une vague déclaration sur l'emploi lors du sommet de l'automne 1996 (à relire pour constater l'énorme difficulté d'en faire la moindre évaluation-bilan actuelle signifiante) ou la réduction de la semaine de travail de 44 heures à 40 heures sur quatre ans (aux effets réels marginaux sur le marché du travail québécois) ne sont certes pas des motifs de réjouissance de nature à faire le contrepoids de ces autres actions (ou inactions) des « partenaires » du monde syndical.

Ce bilan controversé quant à certaines orientations du mouvement syndical dans les années 1990 est à la source du vote des instances syndicales de la CSN et de la CEQ en 1998 à l'effet de se retirer de la coalition Partenaires pour la souveraineté, bien que l'appui syndical au projet souverainiste n'ait pas été mis en cause. Ce vote particulier apparaît comme un épiphénomène d'un malaise plus généralisé au sein du mouvement syndical (du moins d'une partie de ce mouvement) où s'exprime à haute voix la volonté de prendre des distances par rapport au seul parti qui soutient le projet souverainiste, ce parti formant aussi le gouvernement auquel plusieurs critiques sont adressées22 ]  . Le ton plus radical utilisé par les porte-parole syndicaux au cours de la deuxième moitié de l'année 1998, en particulier dans le cadre de la période de réchauffement pré-négociations du secteur public, et le recul officiel des organisations syndicales à l'égard du Parti québécois au moment du déclenchement de la campagne électorale de l'automne 1998 reflètent cette volonté des membres d'adopter une approche plus revendicatrice (et moins « concertationniste ») dans la défense de leurs intérêts d'abord syndicaux.

Il reste que la campagne électorale de l'automne 1998 ne laisse que peu de marge de manoeuvre au mouvement syndical québécois qui a vertement critiqué le programme « conservateur » du Parti libéral. Ce parti ne peut d'aucune façon former un gouvernement satisfaisant pour les organisations syndicales et leurs membres, compte tenu de son programme visant à réduire davantage la taille du secteur public, à privatiser une partie des services, à s'attaquer aux conventions collectives et à l'organisation du travail dans le secteur public, à retirer la loi du 1 % en matière de formation et, plus généralement, à faire en sorte que l'État n'intervienne pas dans les milieux de travail de l'entreprise privée (dixit le chef lui-même du Parti libéral23 ]  ), sans compter qu'avec un tel gouvernement libéral, il n'y aurait plus de perspective prochaine de la tenue d'un autre référendum. Le défi des organisations syndicales au cours de la campagne électorale aura donc été de prendre ses distances avec le gouvernement sortant, d'obtenir les engagements les plus fermes quant aux prochaines décisions gouvernementales concernant le monde du travail et ce, sans appuyer officiellement ce gouvernement sortant, tout en espérant quand même sa réélection !




Note(s)

1.  Roger Shawl, « La présence syndicale au Québec en 1997 », Le Marché du travail, sept. 1998.

2.  Jean Gérin-Lajoie, « La baisse du syndicalisme québécois : un demi de 1 % par année », Le Devoir, 25 septembre 1998.

3.  Le Monde ouvrier, septembre 1998.

4.  Voir en particulier le numéro spécial de la revue Le Marché du travail portant sur l'évolution de l'emploi atypique au Québec (mai 1998).

5.  Pierre Boutet, « Grèves et lock-out au Québec en 1997 -- bilan », Le Marché du travail, juillet-août 1998.

6.  Roger Shawl, « Les arrêts de travail et l'échéance de conventions », Le Marché du travail, septembre 1998.

7.  Gazette du travail, printemps 1998, « Principaux arrêts de travail en 1997 », Ottawa, ministère des Travaux publics et Services gouvernementaux Canada.

8.  Gazette du travail, été 1998, « Arrêts de travail -- Premier trimestre de 1998 et perspective chronologique». Ottawa, ministère des Travaux publics et Services gouvernementaux Canada.

9.  Pierre Boutet, op. cit.

10.  La croissance annuelle des taux de salaire versés pour les années 1991 à 1997 est respectivement de 5,9 %, 3,0 %, 1,1 %, 0,4 %, 0,6 %, 0,5 % et 1,2 %. Nous utilisons ici les taux annuels cumulés des hausses salariales et de l'inflation pour la période 1991-1997, mais nous aurions pu aussi tenir compte de l'effet composé de ces taux annuels au cours de ces années, ce qui se serait traduit par une hausse des prix de 14,6 % entre 1991 et 1997, une hausse des salaires de 13,2 % et donc, une perte de pouvoir d'achat de 1,4 %. Source des données annuelles : Le Marché du travail, mars 1998.

11.  Une des plus récentes ententes de longue durée est révélatrice quant au lien direct à établir avec la planification des investissements. En effet, en février 1998, la société Alcan et les syndicats affiliés à la Fédération des syndicats du secteur de l'aluminium et aux Métallos signaient une entente cadre visant à assurer la stabilité opérationnelle pendant 18 ans, soit pour la durée du programme de modernisation des équipements de l'entreprise au Québec. Cette entente vise ainsi le renouvellement des conventions collectives sans recours à la grève ou au lock-out au cours de la période (Gazette du travail, printemps 1998, p. 71).

12.  Danielle Mayer, « Étude comparative des conventions collectives de longue durée avant et après la loi 116 », mémoire de maîtrise (en cours de rédaction, sous la direction de Reynald Bourque), École de relations industrielles, Université de Montréal, 1998.

13.  Voir Le Monde ouvrier, octobre 1997, et Le Marché du travail, mars 1998, p. 99.

14.  IRIR info, mars 1998, vol. 11, no 1, p. 4-5.

15.  Voir à ce sujet le XIIIe rapport annuel de l'Institut de recherche et d'information sur la rémunération de novembre 1997 et le rapport intérimaire de l'année 1997 dont on devrait retrouver confirmation dans le XIVe rapport annuel prévu pour novembre 1998.

16.  Cette remise en cause ne provient pas uniquement des syndiqués eux-mêmes comme en a fait foi le questionnement public initié par des jeunes de divers milieux (réunis au sein du forum « Le pont entre les générations »), relativement à l'existence de clauses « orphelins » ou « d'exclusion » dans certaines conventions collectives. Le gouvernement du Québec a tenu une commission parlementaire sur le sujet en août-septembre 1998 à l'occasion de laquelle le mouvement syndical a été souvent critiqué comme étant responsable de l'existence de ces clauses et cela, bien davantage que ne l'ont été les employeurs. Même si les organisations syndicales ont publiquement dénoncé ce type de clauses, par ailleurs assez marginales (voir Vers une équité intergénérationnelle, ministère du Travail, juin 1998), il demeure que cela révèle un certain malaise quant à la perception de certains groupes à l'égard du rôle des syndicats.

17.  Nous suggérons ici la lecture du numéro thématique qui s'annonce particulièrement intéressant à ce sujet : « Un syndicalisme en quête d'identité » (Mona-Josée Gagnon, dir.) Sociologie et sociétés, vol. XXX, no 2, automne 1998.

18.  Nous empruntons cette formulation imagée à Danièle Linhart, La Modernisation des entreprises, Paris, Éditions La Découverte, 1994, p. 23 et 48.

19.  Jean-Marc Piotte propose une critique plus radicale à ce sujet, Le Devoir, 15 octobre 1998, a7.

20.  Outre les positions officielles des centrales syndicales à cet égard voir par exemple l'étude de Christian Lévesque, Gregor Murray, Stéphane Le Queux et Nicolas Roby, Syndicalisme, démocratie et réorganisation du travail : résultats d'une recherche effectuée auprès des syndicats affiliés à la CSN, Cahiers du GRT, Université Laval et HEC, 1996. Voir aussi : P.R. Bélanger, M. Grant et B. Lévesque (dir.), La Modernisation sociale des entreprises, Montréal, PUM, 1994 et, des mêmes auteurs, Nouvelles Formes d'organisation du travail, Montréal, L'Harmattan, 1997.

21.  Cet article concerne le maintien de l'accréditation syndicale en cas de cession totale ou partielle d'entreprises.

22.  Voir en particulier le compte rendu du Conseil général de la CEQ, faisant état de ce vote de retrait : Nouvelles CEQ, mars-avril 1998, p. 7.

23.  « Charest veut éliminer la loi du 1% », Le Devoir, 26 août 1998.