accueilsommairerubriques

Les partis de gouvernement et l'administration publique : les convergences l'emportent



James Iain Gow
Université de Montréal

André Guertin
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1997-1998

· Rubrique : L'administration publique



Il est bien connu qu'au Québec le clivage entre les partis se fait autour de la question nationale et il n'est pas étonnant que la gestion du secteur public diffère peu suivant que le leadership gouvernemental soit assuré par le Parti libéral du Québec ou le Parti québécois. En fait, depuis la Révolution tranquille, il y a consensus sur l'utilisation des leviers étatiques dans la poursuite de trois objectifs fondamentaux : accroître le contrôle québécois des institutions sociales et économiques, promouvoir la présence des francophones à tous les niveaux et profiter de l'effet structurant de l'initiative gouvernementale dans ce pays à bâtir. Seul l'agencement de ces objectifs semble varier au cours des ans en fonction de l'opportunisme politique, de la personnalité des chefs et de la perception qu'ont les dirigeants « des réformes nécessaires » qu'impose au Québec le contexte politique ou économique international. Même les événements marquants, qu'il s'agisse de la création des grandes institutions du gouvernement Lesage ou de la réduction des salaires des fonctionnaires par le gouvernement Lévesque, de la politique des grappes industrielles du libéral Gérald Tremblay ou du virage ambulatoire du péquiste Jean Rochon, démentent le partage intuitif, en termes de gauche et de droite, que nous faisons de la scène politique québécoise.

Il existe également des raisons structurelles à cette continuité dans la gestion. Les besoins à satisfaire restent sensiblement les mêmes au fil des ans et se prêtent bien (pour le meilleur et pour le pire) à des solutions techniques où la logique prime sur la subjectivité. La permanence de l'État assurée par les fonctionnaires en poste confirme en même temps une situation que les réformes ne peuvent souvent modifier que de façon marginale. Par ailleurs, le public oublie trop souvent que notre système a érigé de grandes barrières entre les fonctionnaires et les élus. Ces barrières limitent la mainmise des élus sur la cuisine interne des ministères, elles ont pour fonction autant d'éviter le patronage que de contraindre les gestionnaires à rendre des comptes sur l'efficacité de leur travail sans engager immédiatement la responsabilité du ministre.

Au moment d'écrire ces lignes, à la veille des élections générales au Québec, seule la volonté affirmée de Jean Charest, le chef du PLQ, de procéder à une vaste réforme en rupture avec les acquis de la Révolution tranquille semblait menacer de bouleversement ce paysage uniforme. Mais une telle réforme de la fonction publique qui instaurerait dans sa version la plus rigoureuse une obligation de résultats sous peine de sanction, présumément sur le modèle de l'entreprise privée, ne déroge pas à la tendance lourde vers plus de « responsabilisation » et « d'obligation de rendre compte ». On peut faire remonter aux années 1970 et 1980 la fascination, au Québec, pour le concept d'imputabilité. La publication, en 1987, du livre de Louis Bernard Réflexions sur l'art de gouverner (ENAP et Québec/Amérique) en a marqué un jalon important.

À partir de son document Avant-projet sur la modernisation de l'appareil public, déposé le 12 septembre 1997, le gouvernement Bouchard a déjà entrepris des discussions avec les syndicats de la fonction publique afin de pousser plus loin ce type de réforme managériale, sans doute avec l'intention de lier ces mesures à la nouvelle ronde de négociations serrées qui s'annonce pour le lendemain des élections. Au-delà de la radicalisation des positions propre au jeu électoral, les deux partis sont encore une fois pratiquement unanimes sur ces questions. Pour s'en convaincre, il suffit de consulter le site Internet du Conseil exécutif1 ] qui, dans ses pages sur la réforme administrative, enveloppe dans une grande suite logique les mesures prises depuis le début des années 1980, sans tenter de départager les mesures libérales des péquistes.

On peut étudier l'administration publique sur trois plans : celui des opérations (questions courantes et techniques), celui de la gouverne (participation des fonctionnaires aux choix collectifs, rapports entre politique et administration), et celui de la société (questions constitutionnelles et symboliques)2 ] . Dans ce qui suit, nous appliquerons ces distinctions aux approches qu'ont développées les deux partis qui ont occupé le pouvoir au Québec depuis dix ans pour répondre aux questions des institutions administratives, aux employés de la fonction publique et du secteur parapublic, ainsi qu'aux grands dossiers qui retiennent l'attention chaque année : la santé, l'éducation et Hydro-Québec.



Les structures et les processus administratifs

Le traitement de ces questions par le PLQ et le PQ, lorsqu'ils sont au pouvoir, reflète les trois niveaux d'analyse que nous avons retenus. Des exigences opérationnelles poussent les gouvernements à réformer les structures et les processus, mais c'est surtout aux niveaux de la gouverne et du rôle symbolique de l'État qu'elles opèrent. À une exception près, les deux partis au pouvoir ont affiché les mêmes tendances depuis 1985. L'exception concerne la préférence du PQ pour un mode de gouvernement plus systématique que celui manifesté par le PLQ sous Robert Bourassa.

Au chapitre des structures, le nombre de ministères reste très stable pendant les deux mandats de Robert Bourassa, passant de 24 à 23 (le ministère du Conseil exécutif, celui du premier ministre, compris). C'est Daniel Johnson qui, prenant la relève de Bourassa, transforme cette structure par des fusions qui aboutissent à un total de 17 ministères. Jacques Parizeau garde le même nombre de ministères, tandis que Lucien Bouchard en ajoute deux nouveaux, le ministère du Développement des régions et Affaires autochtones, et celui de la Métropole, tout en redonnant au ministère du Travail son statut de ministère autonome.

Au-delà du nombre de ministères, la marque d'un premier ministre se manifeste dans sa manière de structurer le noyau central du gouvernement, ainsi que dans son style de gestion. Au chapitre des organismes centraux, la tendance, au Québec comme ailleurs, est à leur réduction. Le temps n'est plus au développement planifié de nouvelles interventions étatiques. En période de restrictions budgétaires, les organismes de contrôle prennent le dessus. À ce titre, les deux partis au pouvoir se ressemblent : les libéraux ont aboli l'Office de planification et de développement, tandis que les péquistes ont intégré l'Office des ressources humaines au Conseil du trésor. De la sorte, en 1988, il ne reste que le Secrétaire général au ministère du Conseil exécutif et le Conseil du trésor comme organismes de planification, de coordination et de contrôle de l'ensemble de l'administration québécoise. Le souci d'aménagement du territoire ne disparaît pas pour autant, car, parallèlement à la création d'un ministère des Régions, on crée dans chaque Municipalité régionale de comté un Centre local de développement en partenariat avec la MRC, le gouvernement fédéral et des partenaires locaux.

Sur le plan du style de gestion, une différence nette apparaît entre les deux partis. Robert Bourassa était réfractaire à un style de gestion collective : bien qu'il garde la plupart des comités permanents du conseil des ministres de l'ancien gouvernement péquiste, il ne retient pas le plus important de ces comités, celui des Priorités. De retour au pouvoir, Jacques Parizeau le rétablit, et donne un signe de ses intentions en y nommant trois femmes sur six membres, soit Mmes Harel, Marois et Beaudoin. De plus, il nomme sa femme, Lizette Lapointe, conseillère spéciale du gouvernement en matière sociale, rémunérée à même la moitié de son salaire de premier ministre.

Lucien Bouchard manifeste aussi son ouverture aux femmes en conservant ces mêmes trois femmes ministres au Comité des priorités. Il le porte cependant à huit membres sans compter sa propre présidence. Lors de la mutation des sous-ministres, au mois d'avril 1998, six des 14 nouveaux sous-ministres ou sous-ministres adjoints sont des femmes. Nous verrons plus loin que cette politique permet aux femmes de faire des progrès importants au niveau de la haute direction de la fonction publique québécoise.

Jacques Parizeau avec la Commission sur l'avenir du Québec, Lucien Bouchard avec ses sommets sur les finances publiques et sur l'économie et l'emploi témoignent de l'affection du PQ pour les grandes consultations structurées. Robert Bourassa n'y avait eu recours qu'une seule fois, au lendemain de l'échec de l'Accord du lac Meech en 1990-1991, afin de canaliser les réactions à cet échec par le truchement de la Commission Bélanger-Campeau. Bourassa préférait des consultations ad hoc aux grandes consultations formelles et structurées.

Sur le plan des organismes autonomes relevant des ministères, les ressemblances concernent l'ensemble. Robert Bourassa, en 1985, et Lucien Bouchard, en 1996, ont créé des groupes de travail sur cette question et chacun a proposé des coupures radicales dans un rapport très expéditif. Le sort réservé aux organismes était similaire. Les rapports Fortier et Gobeil de 1986 avaient proposé l'abolition de 86 des 202 organismes. Au début de 1988, on observait une baisse nette de 18 organismes, résultat de 27 abolitions et de neuf créations (L'Année politique 1987-1988, p. 65). Dans les deux années qui suivirent, le gouvernement libéral créa 27 organismes tout en en abolissant cinq, de sorte qu'en 1990, on est de retour à la case de départ avec 204 organismes qui relèvent des différents ministères. Sept ans plus tard, le Rapport Facal propose de réduire le nombre d'organismes de 204 à 96. À la fin de juin 1998, le nombre d'organismes est en effet ramené à un total de 164. On voit cependant que ce nombre demeure bien loin de l'objectif proposé par le Rapport Facal.

Certains organismes jouent un rôle symbolique particulièrement important. Ainsi, le gouvernement libéral avait aboli la Commission de protection de la langue française, par mesure d'économie disait-il. Sous la direction de Louise Beaudoin au ministère de la Culture, le gouvernement de Lucien Bouchard s'empresse de la rétablir. Par contre, les libéraux avaient créé la Société québécoise de la formation de la main-d'oeuvre sur un modèle corporatiste, avec une participation des syndicats et du patronat, en attendant de rapatrier du gouvernement fédéral toute la gestion des programmes dans ce domaine. Lorsque le transfert est réalisé en 1997, sous le Parti québécois, Louise Harel préfère réintégrer cette fonction au ministère de l'Emploi et de la Solidarité, au grand dam des partenaires.

La création, en 1998, de Héma-Québec pour prendre la relève de la Croix-Rouge canadienne dans le contrôle et la distribution du sang au Québec, met bien en évidence la diversité des raisons qui poussent un gouvernement à créer des organismes autonomes. En cette occasion, le Québec fait bande à part, les autres provinces et le gouvernement fédéral optant pour un organisme pan-canadien.

Parmi les organismes appelés à disparaître sous le gouvernement de Robert Bourassa, il y avait plusieurs entreprises publiques. Robert Bourassa avait nommé Pierre Fortier ministre de la Privatisation dès son retour au pouvoir en 1985. Bien que le programme qui s'ensuivit ait eu des dimensions symboliques indéniables, dans les faits, il fut très pragmatique. De 1986 à 1988, 21 privatisations ont impliqué neuf entreprises publiques pour une valeur de 997 $ millions. Une seule entreprise en compétition avec l'entreprise privée, Madelipêche, fut entièrement privatisée. Pour les autres, il s'est agi de réduire la part des actions de l'État ou de vendre des filiales. C'est ainsi que la Société générale de financement (SGF) a vendu ses actions dans l'entreprise forestière Donahue et que la Société québécoise des transports s'est défaite de Québécair. En somme, au-delà de sa valeur symbolique, le programme de privatisation du PLQ a réussi une « rationalisation incrémentale et nécessaire3 ]  ». En 1998, cette rationalisation est poussée plus loin par le gouvernement Bouchard qui regroupe sous la SGF plusieurs sociétés d'investissement, dont SOQUIA, SOQUEM, SOQUIP et Rexfor. La « méga SGF » aura des actifs de 1,4 $ milliard avec lesquels elle devra, sur cinq ans, générer 10 $ milliards d'investissements en partenariat avec l'entreprise privée. Pendant ce temps, la Caisse de dépôts et placements reste la plus grande source d'investissements publics au Québec, avec son actif de 62 $ milliards provenant des contributions de divers fonds de pension. En novembre 1977, le gouvernement péquiste décida de lever la limite des placements en actions à 40 % de son actif. Le « bas de laine des Québécois » est une pièce cruciale dans l'échiquier administratif québécois. Libéraux comme péquistes y ont nommé des partisans à la direction et Jacques Parizeau l'avait inclus dans sa stratégie pour la protection des finances québécoises dans le cas d'un OUI au référendum de 19954 ] .

De retour au pouvoir en 1994, le PQ n'envisage pas de programme de privatisation. Un rapport déposé en juillet 1998 par Jocelyn Tremblay, ancien président de la Société des alcools du Québec (SAQ), recommande d'associer le secteur privé et le Fonds de solidarité de la FTQ à l'embouteillage, sans toucher aux autres fonctions de la SAQ. La recommandation soulève cependant des inquiétudes chez les employés syndiqués de la SAQ, qui y voient un premier pas vers la privatisation de l'ensemble. En 1998, l'autre forme de privatisation dont on parle est celle d'une partie du système des soins de santé. Bien que, dans la pratique, certains pas aient été franchis (plusieurs médecins ayant commencé à facturer leurs patients pour des services rendus), aucune décision de principe n'a été prise, ni ne figure même à l'ordre du jour politique au cours du dernier trimestre de 1998, soit à l'annonce des élections générales.

Un nouveau type d'organisme naît sous le gouvernement péquiste, mais n'apparaît pas sur les listes d'organismes autonomes du gouvernement. Ce sont les Unités autonomes de service (UAS). Inspirées de l'expérience britannique, ces agences demeurent des unités au sein de leurs ministères respectifs, mais jouissent d'une marge d'autonomie considérable, en retour de laquelle elles doivent rendre des comptes selon les résultats obtenus. Ce système de gestion par les résultats s'applique en 1998 à 15 UAS regroupant 8700 employés ou 15 % de l'ensemble des fonctionnaires. Cette formule est particulièrement bien adaptée aux organismes spécialisés dont l'efficacité s'accommode parfois mal des règles bureaucratiques : à titre d'exemples, le Centre de perception fiscale, la Régie des rentes du Québec, l'Aide financière aux études, Emploi Québec. Plusieurs voient dans cette forme organisationnelle la voie de l'avenir (coûts minimes pour une efficacité maximale) et souhaitent en tirer tous les enseignements. Le gouvernement péquiste a créé, il est vrai, les UAS, mais leur origine remonte à l'envoi d'une mission d'étude en Grande-Bretagne par le gouvernement libéral5 ] .

Quel que soit le parti au pouvoir à Québec, les organismes autonomes de surveillance et de contrôle jouent un rôle essentiel, qui consiste à critiquer la gestion du gouvernement. Nommés par l'Assemblée nationale sur recommandation du premier ministre, ils jouissent tous de mandats fixes et ne peuvent être démis de leurs fonctions sans un vote du Parlement. Pour cette raison, ils ne sont pas toujours appréciés par le parti au pouvoir, mais celui-ci leur découvre des mérites lorsqu'il se retrouve de nouveau dans l'opposition. En 1997-1998, leur indépendance leur mérite un sort qui confine au mépris, selon l'éditorialiste Gilles Lesage6 ] .

Le vérificateur général, Guy Breton, n'a pas à s'inquiéter d'un renouvellement de son mandat, mais il dérange le gouvernement. En 1996, il avait mis le gouvernement en garde contre la manipulation des règles comptables dans la lutte contre le déficit. En décembre 1997, il critique les pratiques comptables qui, selon lui, cachent 1,5 $ milliard de déficit au-delà des 2,2 $ milliards déclarés. À son avis, deux pratiques ont produit ce résultat : d'un côté, le gouvernement a décidé d'amortir sur une période de 16 ans les frais de 1 $ milliard causés par les programmes de départs assistés des fonctionnaires et employés du service public en 1997 ; d'autre part, le recours de plus en plus fréquent aux fonds spéciaux vient brouiller les cartes, car leurs dépenses ne sont pas comptabilisées avec celles du gouvernement dans son ensemble. En 1996-1997, le gouvernement péquiste a créé pas moins de 15 fonds spéciaux, dont le Fonds de conservation et d'amélioration du réseau routier et le Fonds de gestion des départs assistés. De plus, le gouvernement ne comptabilise pas toutes ses obligations concernant les régimes de retraite. Revenant plusieurs fois sur cette question, Guy Breton déclare notamment, en janvier 1998, que les comptes publics de 1996-1997 ne reflètent pas fidèlement la situation financière du gouvernement du Québec. Le ministre des Finances, Bernard Landry, réplique que la pratique des fonds spéciaux remonte à 1975, et qu'il y en avait une vingtaine du temps du gouvernement Bourassa.

Le vérificateur continue aussi de revendiquer la vérification des comptes des organismes du gouvernement. En 1997, il a demandé sans succès de pouvoir vérifier les méthodes de gestion de la Caisse de dépôts et placements. En juin 1998, il critique la décision de créer une méga-SGF, car la SGF échappe à sa vérification; les entreprises lui ayant été incorporées (Rexfor, SOQUIA, SOQUEM et SOQUIP) lui échapperont donc aussi désormais. Dans son rapport de juin 1998, il signale notamment que le régime des pensions alimentaires de 1996 connaît des retards inacceptables, 14% des demandes n'ayant toujours pas été traitées. À son avis, l'opération avait été lancée à l'aveuglette.

Le protecteur du citoyen a été informé, en juin 1997, que le gouvernement Bouchard n'avait pas l'intention de renouveler son mandat, lorsque son deuxième mandat de cinq ans viendrait à terme en septembre. Le gouvernement aurait pris en grippe l'ancien sous-ministre de la Justice, Daniel Jacoby, qui les avait mis en garde contre une lutte au déficit menée aux frais des plus démunis et qui avait critiqué la gestion de nouveaux programmes tels que les pensions alimentaires et l'assurance-médicaments. Puisque le gouvernement ne dispose pas de la majorité des deux tiers à l'Assemblée nationale, majorité nécessaire pour nommer un remplaçant, il lui faut l'accord de l'opposition libérale, que celle-ci lui refuse. Au pouvoir, les libéraux avaient laissé M. Jacoby dans la même position de 1992 à 1994, mais ils lui découvrent aujourd'hui des vertus qu'ils ignoraient alors et refusent d'entériner le choix de Lucien Bouchard. Les observateurs trouvent qu'il y a là la preuve que le protecteur devrait bénéficier d'un mandat de dix ans, comme le vérificateur général7 ] . En attendant, M. Jacoby reste en poste, sans renouvellement ni remplaçant.

La retraite de Pierre-F. Côté en mars 1997 a posé un problème dans le cas du remplacement du directeur général des Élections. L'opposition ayant refusé son premier candidat, le premier ministre a fait amender la loi électorale afin de prolonger le mandat par intérim de François Casgrain. Celui-ci a dû diriger l'organisation des premières élections scolaires sous le nouveau régime des commissions scolaires linguistiques. Plusieurs problèmes s'étant alors posés, notamment pour les élections dans les commissions scolaires anglophones, le gouvernement a préféré ne pas procéder à la nomination à titre permanent de Me Casgrain. Son choix se porta sur Jacques Girard, ancien collaborateur de Pierre-F. Côté et ancien fonctionnaire d'Élections Canada. Quand le gouvernement a soumis des amendements à la loi électorale visant à exiger que tout électeur soit muni d'une carte d'identité avec photo le jour du scrutin, les libéraux ont critiqué l'adoption de telles mesures dans les mois précédant le scrutin prévu pour la fin de l'automne. Jacques Girard a semblé leur donner raison lorsqu'il disait craindre qu'il y aurait des électeurs sans pièce d'identité. Le ministre responsable, Guy Chevrette, a réagi fortement à ses propos, disant que le débat d'une loi n'appartient qu'aux parlementaires et que M. Girard devrait «apprendre ça vite vite8 ] ». Néanmoins, il a retiré ses amendements, reportant leur discussion jusqu'après les élections.

Autre dossier chaud sur le plan constitutionnel et symbolique, celui de l'information et de la protection de la vie privée. En juin 1996, malgré les réserves du président de la Commission d'accès à l'information (CAI), on adopta la loi 32 qui permet au ministère du Revenu d'aller chercher des renseignements personnels dans les fichiers de tout organisme public. C'était lui accorder des pouvoirs dépassant ceux dont dispose la police dans la lutte contre le crime. En novembre 1997, des cas surgissent qui donnent raison à ceux qui avaient exprimé des craintes devant cet accès aux renseignements personnels sur les citoyens. Une enquête de la Sûreté du Québec a mené au congédiement de huit fonctionnaires du ministère du Revenu pour vente de renseignements personnels provenant des déclarations d'impôts d'individus. Un employé d'Hydro-Québec a été aussi congédié pour vente de renseignements personnels, et deux personnes ont été traduites devant les tribunaux. Au même moment, on apprit qu'un ancien membre du cabinet du premier ministre Bouchard avait informé le Bloc québécois à Ottawa qu'un de ses députés tardait à payer ses impôts québécois, et que, malgré diverses tentatives, on ne parvenait pas à communiquer avec lui. Une série de cafouillages s'ensuivit. La sous-ministre du Revenu, après une enquête interne, annonça que ce n'était pas possible, pour se faire contredire publiquement par l'ancien chef de cabinet du leader du Bloc québécois à Ottawa. Le premier ministre annonça alors la tenue d'une enquête confidentielle, tandis que Paul-André Comeau, le président de la CAI, promit qu'elle serait publique. Avant le début de l'enquête, le procureur de la CAI déclara, le 3 décembre, qu'il y avait bien eu violation du secret fiscal. Apprenant qu'un enquêteur nommé par la CAI était un ancien candidat péquiste, les libéraux mirent en doute la compétence de M. Comeau.

L'enquête publique débuta en mars 1988. Les premiers témoignages indiquèrent que malgré les directives formelles, le ministre du Revenu peut obtenir les noms et les dossiers des députés québécois considérés comme délinquants par le ministère, et que cette pratique remontait au moins au début des années 1970.

Pendant cette enquête, la CAI travaillait aussi à la préparation d'un dossier sur le respect de la loi concernant la sécurité des renseignements personnels. Son rapport, déposé en juin 1998, indique que malgré 15 ans d'efforts depuis l'adoption de la loi, 19 ministères et organismes disposent avec « nonchalance et désinvolture » des données confidentielles portant sur les citoyens9 ] . En plus des cas signalés dans le rapport, un autre dossier a défrayé la manchette en mars 1998: quand on apprit que la Commission de la santé et de la sécurité au travail procédait à des filatures par vidéo, plus de 750 fois par an, dans des cas de réclamations jugées douteuses. Le gouvernement a déposé, en juin, un projet de loi (145) qui renforcerait les pouvoirs d'ordonnance de la CAI et le régime de responsabilité des fonctionnaires qui travaillent avec des données personnelles et confidentielles.




Les employés

Deux grands sujets reviennent régulièrement à l'ordre du jour depuis dix ans, soit le contrôle des effectifs et les relations de travail. Un troisième, la responsabilisation des fonctionnaires, est aussi d'actualité. À nouveau, dans les grandes lignes, les politiques des deux partis sont assez similaires. Les libéraux sous Robert Bourassa acceptent la Loi sur la fonction publique de 1983. Ils acceptent aussi et renforcent la Loi sur les relations de travail dans les secteurs public et parapublic de 1985, loi introduisant des pénalités d'une sévérité jusqu'alors inconnue pour discipliner les grèves illégales. En 1993, le gouvernement Bourassa permet que soit adopté un projet de loi privé du député Henri-François Gautrin, qui l'oblige à réduire les postes de cadre de 20 % dans un délai de trois ans, et les autres emplois de 12 % en cinq ans. De retour au pouvoir, le gouvernement Parizeau fait abroger les clauses de réduction des effectifs, mais garde celles concernant l'imputabilité. Le PQ renchérit avec la loi 131, de 1997, qui impose des normes d'éthique et d'imputabilité à tous les administrateurs publics.

Dans les faits, on peut cependant observer des différences quant aux gestes posés par les deux partis lorsqu'ils étaient au pouvoir. Le tableau 1 présente l'évolution des effectifs de la fonction publique du Québec depuis l'arrivée au pouvoir de Robert Bourassa en 1985. Comme ce fut le cas pour les dépenses et pour les institutions, les libéraux ont réussi jusqu'en 1989 dans leurs tentatives de réduire les effectifs réguliers de la fonction publique. Cette réduction fut cependant plus que compensée par une hausse de plus de 20 % des occasionnels. Par la suite, les employés permanents (réguliers) augmentèrent rapidement jusqu'en 1993, tandis que les emplois occasionnels demeuraient stables. Les chiffres de 1997 montrent les effets qu'ont eus les compressions des dépenses opérées par les gouvernements péquistes depuis 1994. On sait que plus de 30 000 personnes dans les secteurs public et parapublic ont profité, en 1997, du programme des départs volontaires, dont près de 3700 au sein de la fonction publique. Fait intéressant, non seulement l'effectif total se trouve à son niveau le plus bas depuis 1985, mais la part des occasionnels n'a pas augmenté. Il n'y a pas eu, malgré ce qu'en disaient les ténors du management, une augmentation des emplois précaires.




Le tableau 1 donne des indications sur la situation des différents groupes ciblés par les programmes d'accès à l'égalité au sein de la fonction publique québécoise. Les femmes continuent de progresser, non seulement dans l'ensemble des emplois, mais aussi dans les plus convoités, ceux de la haute direction, des cadres supérieurs et des professionnels. La liberté de choix du premier ministre dans le cas des emplois de la haute direction explique probablement la présence beaucoup plus forte des femmes à ce niveau, par rapport aux emplois de cadres où les règles d'ancienneté et les concours favorisent les gens en place. Les autres groupes cibles n'ont pas connu de sort aussi heureux : les membres des communautés culturelles et les personnes handicapées ont régressé depuis la fin des années 1980. Un autre groupe, non ciblé celui-là, a aussi connu une baisse alarmante dans la fonction publique québécoise. Il s'agit des personnes ayant moins de 30 ans, qui sont passées de 13,6 % en 1986 à 1,9 % en 1997. En août 1998, le chef de l'Action démocratique, Mario Dumont, a proposé un plan de redressement comportant la réduction du temps de travail pour les fonctionnaires âgés, la fin de la sécurité d'emploi à vie et l'embauche de jeunes par concours externe. Il est revenu fortement sur cette question pendant la campagne électorale.

Certaines différences dans les pratiques des partis au pouvoir s'observent aussi en matière de relations de travail. Comme le gouvernement fédéral conservateur de l'époque, le gouvernement Bourassa a suspendu le droit à la négociation collective des employés des secteurs public et parapublic et a imposé des conditions salariales à partir de 1991. De retour au pouvoir, le PQ ne leva pas immédiatement la suspension, mais consentit, en année préréférendaire, des augmentations de 1 %, respectivement en janvier 1997 et en janvier 1998. On retrouve les résultats de toutes ces années d'immobilisme dans les rapports périodiques de l'Institut de la recherche et de l'information sur la rémunération. Dans sa Comparaison salariale 1997, parue en juin 1998, l'IRIR compare l'affaiblissement de la position des salariés de l'administration québécoise (fonction publique, éducation et affaires sociales) à la position des autres salariés québécois. D'une situation de parité en 1990, les salariés de l'administration québécoise ont vu, dans l'ensemble, leur position se détériorer de 5,1 % par rapport à 1990 et de 7,3 % par rapport au secteur privé. La seule amélioration résulte de la comparaison de leur situation avec celle des employés du gouvernement fédéral qui ont perdu leur avantage au cours de cette période. De sorte que pour l'année 1997, l'administration québécoise est en retard de 12,9 % par rapport aux syndiqués du secteur privé et de 18,7 % par rapport aux employés municipaux, mais en avance de 5 % par rapport aux fonctionnaires fédéraux au Québec.

Les syndicats des secteurs public et parapublic sont conscients de cette glissade et attendent les premières vraies négociations depuis les années 1980 avec impatience. En juin 1998, ils ont déposé des demandes d'augmentation de 11,5 % sur trois ans. Le gouvernement indiqua cependant qu'il n'y aurait pas de règlement de négociations avant les élections. Le premier ministre, comme d'ailleurs le chef de l'opposition, Jean Charest, se contentent de dire qu'il y a lieu d'envisager des améliorations. Le gouvernement péquiste a innové en créant en 1995 des comités d'organisation du travail, à l'échelle de toute l'administration et dans chaque ministère. Ces comités ont la responsabilité, entre autres, de négocier le recours à la sous-traitance. C'est peut-être pourquoi une étude récente de l'Institut Fraser (centre de recherche situé plutôt à droite) trouve que le gouvernement a été trop timide en refusant d'avoir recours plus systématiquement à la sous-traitance10 ] .

Le fait majeur, c'est donc que le PQ au pouvoir, tout en étant plus ouvert aux syndicats du secteur public, réussit mieux que les libéraux à comprimer la fonction publique et le secteur parapublic.




Le système de santé

Selon les données publiées en juin 1998 par le ministère de la Santé et des Services sociaux, les dépenses en ces matières ont augmenté de 17 % depuis 1990-1991 (4 % en dollars constants) pour se stabiliser aux environs de 2000 $ par habitant. Puisque la population est vieillissante, ce poste budgétaire aurait dû connaître une hausse beaucoup plus forte. Cela ne s'est pourtant pas produit parce que l'allongement des listes d'attente entraîne une diminution des services, variable il est vrai selon les spécialités.

Le 18 mars 1998, Le Devoir annonçait que la pénurie d'anesthésistes au CHUM était à l'origine de la fermeture de cinq salles d'opération et que cela s'ajoutait à la perte de 80 médecins. Dans son rapport d'août 1998, l'Institut Fraser révélait que si le Québec était, en 1993, la province où l'on attendait le moins pour voir un spécialiste, ce délai avait fait l'objet de la plus forte augmentation au Canada, passant de 2,9 à 5,4 semaines en 1997. Cette pénurie en anesthésie, en radio-oncologie et en neurologie s'explique en bonne partie par des coupures dans la formation et les nombreux départs à la retraite négociés par le gouvernement et le Collège des médecins afin de réduire la masse salariale... sans, théoriquement, cesser d'offrir le même service. Mais la « concertation » passée, le problème a été laissé en suspens.

Les Québécois restent ambivalents devant cette question sensible, les bien-portants ayant tendance à apprécier les économies réalisées et à espérer que les mesures draconiennes préserveront l'avenir, les malades acceptant leur état avec une certaine fatalité. La critique s'est également faite hésitante de la part du Collège des médecins qui était en pleine négociation de clauses salariales et d'enveloppes budgétaires avec le gouvernement. Une situation qui a finalement conduit à une lutte de pouvoir à sa direction quand l'initiative de la critique pertinente et constructive menaçait sérieusement de lui échapper devant les brillants plaidoyers de l'urgentologue Paul Lévesque de l'hôpital Maisonneuve-Rosemont et du cardiologue Jacques Genest de l'Institut de recherches cliniques de Montréal11 ] .

Dans sa chronique du 21 mars 1998, Lysiane Gagnon, de La Presse, rappelait que «tout était dans le Rapport Rochon» de 1988 que le gouvernement libéral n'avait pas jugé bon de mettre en oeuvre. Une réforme planifiée par des médecins-administrateurs plutôt que des praticiens. À la mi-septembre, à peine confirmé à son poste de ministre de la Santé après un mini-remaniement ministériel préélectoral, Jean Rochon reconnaissait ses erreurs et faisait le point publiquement devant les journalistes. S'il a confirmé le retour du programme de greffes pulmonaires à Montréal après l'échec de son transfert à Québec, il n'a pas réussi à convaincre le public que les coupures de 150 millions qui restaient encore à faire ne toucheraient pas les services aux patients.

Dans un contexte où l'émission d'information de Radio-Canada, Montréal ce soir, prend l'habitude de rendre quotidiennement publiques les statistiques catastrophiques des salles d'urgence montréalaises où quatre personnes sur dix passent au moins huit heures avant d'être examinées12 ] , le décès, le 5 février 1998, d'une patiente « alitée » dans un couloir à l'hôpital Maisonneuve-Rosemont, prend allure de symbole. L'enquête dégagera l'hôpital de toute responsabilité, mais recommandera qu'à l'avenir les patients disposent d'une clochette pour avertir le personnel en cas de malaise... ce qui décrit bien la situation précaire où se trouvent les malades et la surcharge du personnel. Au plus fort de la « crise des urgences », le ministre Rochon a fait part de sa colère aux directeurs généraux des hôpitaux et menacé de mettre sous tutelle les hôpitaux qui ne maîtrisent plus la situation de leurs urgences, bien que celle-ci résulte en bonne partie des fermetures d'autres hôpitaux dans la région montréalaise. L'annonce en grande pompe le 4 juin de l'injection de 385 millions en trois ans dans la santé, sommes qui ne compenseront pas tout à fait les compressions à venir, en laisse plus d'un songeur.

Les tiraillements entre centralisation et décentralisation sont donc évidents. Il est difficile de voir en quoi la création des régies régionales de santé a pu contrebalancer une direction très centralisée de la réforme. Si les « gens sur le terrain » doivent trouver des solutions, ils sont très peu incités à suivre cette voie qui souvent évoque le spectre de la privatisation des services, comme ce projet toujours remis à plus tard de l'Institut de cardiologie de Montréal, qui consiste à faire payer (cher) des services de chirurgie à des patients américains pour ensuite en offrir plus (à taux fixe) à des patients québécois. « Gérer au plus près des bénéficiaires » n'équivaut le plus souvent qu'à gérer la dette et être dépendant d'un mode de financement politique et centralisé. Difficile également de bâtir sur l'esprit d'équipe du personnel, quand les réformateurs se tiennent à distance et imposent des regroupements d'effectifs aux cultures organisationnelles différentes. Même l'assurance-médicaments qui visait à rapprocher patient, médecin et pharmacien bute sur la croissance non maîtrisée des coûts (déficit prévu de 16,5 millions en 1998-1999) et le gigantisme du système.

Plus inquiétant encore, Lysiane Gagnon révélait, chiffres à l'appui, dans La Presse du 11 décembre 1997, que les conseils d'administration des hôpitaux sont progressivement noyautés par les représentants syndicaux du personnel par une mainmise exercée sur les postes normalement attribués à la population en général. En plus de se trouver alors dominés par un groupe à la fois juge et partie en pleine période de restructuration, on peut penser que les intérêts syndicaux ne coïncident pas toujours avec ceux des patients et des contribuables. La pratique semble encouragée par le ministre Rochon qui a, entre autres, « donné » à la CSN un siège au CHUM, sans doute pour lui éviter de faire face à un éventuel front commun.




L'éducation

Ce détournement de la représentation populaire au profit des groupes d'intérêts est un danger qui guette aussi les nouveaux conseils d'établissement dans les écoles de même que les commissions scolaires, si l'on en juge par le très faible intérêt qu'ont encore une fois suscité les élections scolaires du 14 juin 1998 où le MEMO de Diane De Courcy a réussi à chasser les catholiques de la direction de la CSDM (ancienne CECM). Si, au Québec, la moitié des commissaires furent élus sans opposition, la forte participation imprévue des milieux anglophones a ajouté au cafouillis qu'entraînait déjà le passage de 153 à 69 commissions scolaires linguistiques (dont neuf anglophones).

Puisque le partage des responsabilités au sein de la « communauté éducative » n'est pas clair, la motivation des participants risque d'être plus intéressée que fonctionnelle. À tout prendre, cette repolitisation du monde de l'éducation sera peut-être le facteur qui suscitera, à terme, un regain d'intérêt pour les institutions scolaires au moment où leur avenir dépend de plus en plus de l'action bénévole des intéressés. Mais une fois ces luttes de pouvoir locales résolues, les orientations retenues ont tendance à se buter aux grandes orientations pédagogiques et aux politiques de financement du ministère. Les tentatives en vue de constituer des programmes enrichis et des spécialisations scolaires, par exemple, continuent de se buter au veto unificateur de Québec. La décentralisation scolaire pourrait finir par décourager ceux qui y auront cru.

Les nouvelles compressions de 323 millions (l'an dernier 715 millions) de même que le cri d'alarme des universités aux prises avec une dette de 300 millions et des cégeps où le nombre de postes de professeurs à abolir a été fixé à 150 n'ont pas réussi à provoquer suffisamment d'émotion pour en faire un enjeu électoral. Le premier ministre Bouchard prévoit même une rationalisation du système universitaire pour son prochain mandat.

Notons par ailleurs que 98,7 % des enfants de cinq ans ont été inscrits à la maternelle à plein temps une fois passées les premières inquiétudes parentales, et que la « taxe à l'échec » (pénalité de 2 $ l'heure de cours à partir du deuxième échec) a finalement frappé 30 000 cégépiens (un sur quatre, pour un montant moyen de 212 $) pendant que le taux d'échec diminuait de 14 % et que le décrochage restait stable.




Hydro-Québec

Nulle part ailleurs la stratégie de décentralisation et de responsabilisation du gouvernement n'aura atteint sa plus parfaite illustration qu'à Hydro-Québec. Dans Le Devoir du 20 décembre 1997, Gérard Bérubé faisait le bilan de « L'année du virage commercial » chez Hydro. Finies les économies d'énergie, il s'agissait de vendre et ne pas trop poser de questions. Dans l'intérêt supérieur du Québec, il fallait laisser au p.-d.g. André Caillé le bénéfice du secret commercial et se fier au contrôle discret exercé par la toute nouvelle Régie de l'énergie. La recette est connue : la société d'État a un mandat clair et rendra des comptes (et des dividendes) une fois l'an.

Mi-janvier 1998, en pleine crise du verglas alors que les pylônes tombent comme des mouches, une enquête Sondagem montre que 97 % des Québécois sont satisfaits d'Hydro-Québec. Mi-août, nouveau Sondagem, ils ne sont plus que 18 %. Que s'est-il passé ? Simple : la société d'État est finalement victime d'un syndrome qui guette toutes les unités de gestion décentralisée du gouvernement. Ou elle est une quasi-entreprise commerciale et ne peut compter sur la protection inconditionnelle de l'État pour couvrir ses bévues, ou elle est l'État et doit rendre des comptes aux citoyens. Hydro-Québec change de chapeau selon les circonstances et les Québécois ont vraiment l'impression que la situation leur échappe.

« Entreprise commerciale », elle exige le numéro d'assurance sociale de ses « clients à risque » (soit 400 000 abonnés), procède à 38 000 interruptions temporaires de service l'an dernier pour retard de paiement, maintient qu'elle est seule juge de la stratégie à adopter devant le niveau d'eau dramatiquement bas de ses barrages ou en matière de reconstruction de son réseau, et cherche à maintenir le black-out total sur ses activités internationales où elle investira tout de même quelque 1,2 milliard sur cinq ans.

«Société d'État», elle bénéficie de décrets adoptés en conseil des ministres qui lui évitent consultations populaires et études environnementales. Des citoyens subitement expropriés doivent consentir à des travaux sur leurs terres sans avis préalable, une approche « au mépris des institutions » dit Jean-Robert Sanfaçon dans Le Devoir dès le 21 janvier 1998. Retour d'ascenseur : on apprendra en juin qu'Hydro-Québec a dépensé 1,6 million dans une opération de relations publiques ratée destinée à présenter sous un beau jour le premier ministre signant une entente avec Terre-Neuve pour un investissement majeur à Churchill Falls qui, incidemment, mécontente grandement les autochtones Innus qui habitent les lieux. « Hydro ou le bulldozer », lance Lysiane Gagnon13 ] qui en fait « un cas patent de patronage et de détournement de fonds à des fins partisanes ». La complaisance de la Régie de l'énergie est patente et Louis-Gilles Francoeur clame: «La Régie ne doit pas former un club privé avec Hydro-Québec14 ]

Si une image vaut mille mots, il n'y a qu'à revoir les images télévisées des points de presse aux heures froides de la crise du verglas lorsque le premier ministre Bouchard (totalement absent au début de la crise) et son ministre de la Sécurité publique, Pierre Bélanger, devaient s'en remettre au leadership d'un André Caillé visiblement dépassé par les événements. L'armée canadienne, tardivement appelée en renfort, était en droit de se demander d'où venaient les ordres. À dire vrai, si l'ambivalence à la direction d'Hydro-Québec est politiquement utile, elle a, cette fois, nuit aux secours dans une situation où les maires des petites municipalités du fameux « triangle de glace » ont dû faire preuve d'un réel leadership. À la Commission Nicolet chargée de faire la lumière sur les événements, des syndicats d'ingénieurs et de techniciens soucieux d'éviter les représailles ont d'abord refusé de témoigner, exigé une enquête internationale et finalement déploré la gestion déficiente. Quelques mois plus tard, la campagne électorale est lancée, il n'en est plus question : Hydro-Québec a remis son chapeau d'entreprise commerciale.

*    *    *

Ce retour sur dix ans de vie administrative québécoise nous permet de conclure que les gouvernements des deux partis sont portés par des tendances mondiales et nationales auxquelles il est difficile d'échapper. Sur le plan des opérations, les deux partis ont introduit maintes réformes administratives. Le PQ se distingue probablement par une plus grande ouverture en ce qui concerne la consultation des syndicats au sein des comités d'organisation de travail. Au niveau de la gouverne, mise à part la tendance du PQ à favoriser un style de gestion plus collectif, les deux partis ont suivi les mêmes pistes : réduction du nombre de ministres et de ministères, des organismes autonomes et des organismes administratifs centraux. Les deux partis étaient aussi prêts pour une déconcentration par l'intermédiaire des unités autonomes de service. Au niveau constitutionnel et symbolique, certaines différences s'observent. Le PLQ a adopté un programme de privatisations des entreprises publiques, même si celui-ci fut mené de façon pragmatique et non doctrinaire. Le PQ accorde évidemment plus d'importance au maintien des organismes qui relèvent de la Charte de la langue française. Les deux partis sont favorables à la décentralisation, mais connaissent également la tentation aussi bien que la difficulté de contrôler les réseaux décentralisés. Le PQ semble prêt pour un retour aux négociations collectives, mais il est à l'origine de la loi de 1985 que les libéraux ont trouvé à leur goût, et il fait patienter les centrales syndicales jusqu'à l'achèvement de l'opération de l'élimination du déficit. Ni l'un ni l'autre n'a témoigné d'un désir de rehausser le statut et le prestige de la fonction publique, ni proposé un nouveau contrat moral entre le gouvernement et ses employés.




Note(s)

1.  http://www.cex.gouv.qc.ca/dra/contexte/contorien.html

2.  Hans A.G.M. Bekke, James L. Perry et Theo A.-J. Toonen, « Introduction », Civil Service Systems in Comparative Perspective, Bloomington, Ind., Indiana University Press, 1996, p. 5-6.

3.  Luc Bernier, « Privatization in Quebec », in R. Bernier et J.I. Gow, Un État réduit ? A Down-sized State ? Sainte-Foy, Les Presses de l'Université du Québec, 1994, p. 230, traduction libre. Sur ce sujet, voir aussi L'Année politique 1987-1988, p. 65-69.

4.  Philippe Dubuisson, « Une Caisse libre, mais pas plus imputable », La Presse, 14 novembre 1997, b2.

5.  Jean-Claude Deschênes, « Les agences britanniques, source d'inspiration des modernisations administratives », in Choix : gestion de l'État, Montréal, Institut de recherche en politique publique, vol. 3, no 3, 1996, p. 5.

6.  Gilles Lesage, « Trois mandataires sur la corde raide », Le Devoir, 20 décembre 1997, a10.

7.  Michel Venne, « Le Protecteur à l'abri », Le Devoir, 23 juin 1997, a6.

8.  Martin Pelchat, «Chevrette rabroue le DG des élections», La Presse, 14 octobre 1998, b1.

9.  Katia Gagnon, « La sécurité des renseignements personnels loin d'être assurée », La Presse, 23 juin 1998, b1. Le rapport de la CAI porte le titre Un défi de taille : conjuguer la protection des renseignements personnels et les pratiques administratives, Québec, juin 1998.

10.  Jules Richer, « Les péquistes préfèrent les vieilles recettes à l'innovation selon l'institut Fraser », La Presse, 21 octobre 1998.

11.  Jacques Genest, « Un système à repenser : il faut en finir avec la monopolisation de notre système de santé uniquement aux mains de fonctionnaires et d'idéologues inflexibles», La Presse, 3 avril 1998. Paul Lévesque, « Le « virage ambulatoire » n'est plus qu'une fiction : le fiasco actuel dans les hôpitaux doit être reconnu pour ce qu'il est », La Presse, 25 mars 1998.

12.  Le Devoir, 6 février 1998.

13.  La Presse, 18 juin 1998.

14.  Le Devoir, 10 juin 1998.