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L'appui aux partis politiques québécois, 1989-1998



Richard Nadeau
Université de Montréal

Éric Bélanger
Université de Montréal


L'année politique au Québec 1997-1998

· Rubrique : Les élections et les référendums



Durant l'automne 1988, le Parti libéral du Québec devançait par plus de 40 points le Parti québécois qui était alors talonné par le NPD-Québec. Dix ans plus tard, au terme d'une décennie où le PQ a presque continuellement dominé dans les intentions de vote, à quelques semaines d'un autre rendez-vous électoral, les deux principaux partis politiques du Québec se retrouvent presque à égalité.

Comment expliquer l'évolution des intentions de vote au Québec depuis 1989 ? Quels sont les principaux facteurs ou événements qui ont influencé l'appui reçu par les principales formations politiques du Québec ? Peut-on identifier des tendances claires permettant de conclure s'il y a eu ou non un réalignement partisan au cours de cette période ? Au-delà du mouvement des intentions de vote, peut-on croire que les principaux clivages électoraux se sont modifiés notablement depuis dix ans ?

C'est à ces diverses questions que nous allons tenter de répondre. Nous allons d'abord nous attarder aux fluctuations dans les intentions de vote avant d'aborder l'étude des clientèles électorales.



Les intentions de vote au Québec

La compilation des intentions de vote sur une longue période pose de nombreux problèmes. Le plus sérieux d'entre eux est l'amalgame de données provenant de maisons de sondage utilisant des questions et des méthodologies différentes. Ce problème a souvent amené les chercheurs à privilégier l'emploi d'une source unique de données (Gallup par exemple) afin de minimiser les problèmes de compatibilité entre les données. C'est la stratégie que nous avons retenue dans ce texte.

Les données que nous allons examiner proviennent de la firme Léger et Léger. Cette maison de sondage a effectué le plus grand nombre de mesures des intentions de vote au Québec au cours de la période à l'étude et a conservé pour l'essentiel les mêmes pratiques méthodologiques à travers le temps. Ces données permettent d'obtenir un portrait relativement cohérent des intentions de vote au Québec depuis dix ans1 ] .

Le graphique 1 illustre les intentions de vote en faveur du PQ, du PLQ et, plus récemment, de l'Action démocratique du Québec (ADQ). Ce portrait d'ensemble permet d'établir quelle a été la force relative des partis durant cette période et d'identifier les principaux moments de retournement de la conjoncture électorale. Nous examinerons d'abord les grands épisodes électoraux depuis dix ans, nous dégagerons ensuite quelques conclusions d'ensemble.



Figure 1



L'échec de Meech

On a beaucoup écrit sur l'importance politique de l'échec de l'Accord du lac Meech. Les données du graphique 1 montrent que cette période coïncide avec un changement durable des intentions de vote au Québec. Le PQ, qui tirait de l'arrière par rapport au PLQ depuis la récession de 1982-1983, rattrape le parti dirigé par Robert Bourassa au moment de l'ultime ronde de négociations sur l'Accord, consolide son avance dans les mois qui suivent son rejet et se maintient par la suite presque continuellement en tête jusqu'à l'arrivée de Jean Charest sur la scène politique québécoise au printemps de 1998.

La domination du PQ sur le PLQ n'a pas eu la même ampleur durant cette période. L'effet Meech semble se renverser au début de 1992. Commence alors un lent rattrapage du PLQ, remontée qui ne semble pas ralentie par l'échec du référendum de Charlottetown et qui paraît liée à l'amélioration de la conjoncture économique et à l'arrivée de Daniel Johnson à la tête du PLQ. Le résultat serré de l'élection de 1994 témoigne d'ailleurs d'un relatif équilibre des facteurs favorisant les partis, la satisfaction relativement faible envers le gouvernement libéral étant en partie compensée par la popularité de son nouveau chef.


De l'effet Bouchard à l'effet Charest

Le PQ se maintient en tête après la courte victoire du 12 septembre 1994. L'après-référendum et, surtout, l'arrivée de Lucien Bouchard à la tête du PQ marquent une accentuation très nette de la domination de ce parti. Mais l'effet Bouchard, comme plus tard l'effet Charest, sera de courte durée. Après deux trimestres de lune de miel, les intentions de vote en faveur du PQ fléchissent clairement. Le rattrapage du PLQ sur le PQ est achevé lorsque survient inopinément la crise du verglas qui, en gonflant temporairement l'appui à Lucien Bouchard et à son parti, précipite le départ de Daniel Johnson, provoque l'arrivée de Jean Charest à la tête du PLQ et entraîne le report des élections. Le gouvernement attendra alors que l'effet Charest se dissipe avant de déclencher les élections du 30 novembre 1998 en faisant le pari que la dynamique d'érosion de l'image du nouveau chef libéral auprès de l'électorat francophone au cours des mois précédents lui permette de remporter une victoire à l'arraché.


Facteurs et tendances

Les grandes tendances illustrées par le graphique 1 permettent de dégager certaines conclusions. D'abord, on doit noter que les années récentes sont en contraste évident avec la période qui va de 1982 à 1990. Les années 1980 sont caractérisées par l'ampleur de l'appui électoral au PLQ, ce parti dominant continuellement les intentions de vote et remportant deux nettes victoires (1985 et 1989) alors que la période qui va de l'été 1990 jusqu'à l'arrivée de Jean Charest sur la scène politique québécoise est plutôt dominée par le PQ.

Comment expliquer ces périodes de domination ? Une première explication mettrait l'accent sur les grands événements politiques de ces deux périodes, l'échec référendaire de 1980 et ses suites dans le premier cas, et l'échec de Meech dans l'autre. Cette explication paraît toutefois insuffisante, surtout pour les années 1980, car on voit mal comment le rapatriement de la Constitution canadienne effectué sans le consentement du Québec aurait pu être à l'origine d'un réalignement partisan favorisant le PLQ.

Une explication plus convaincante viendrait peut-être de l'évolution de la conjoncture économique durant ces deux périodes. Le gouvernement Lévesque a été confronté au début des années 1980 à une grave récession tandis que celui de Robert Bourassa a pu tabler, entre 1985 et 1989, sur une forte croissance économique. Là se trouve sans doute en bonne partie l'explication des succès libéraux et des déboires péquistes durant ces années. La succession durant les années 1990 d'une période de basse et de haute conjoncture semble également fournir une explication plausible à l'érosion des appuis du PLQ et à la domination du PQ durant l'essentiel de la période. S'il n'est certes pas exclu que l'échec de Meech ait provoqué un certain réalignement de l'opinion publique québécoise dans un sens plus favorable aux partis souverainistes (le PQ et le Bloc québécois), il semble bien que ce soit la mauvaise conjoncture économique qui ait ultimement renforcé ce mécontentement et consolidé l'appui recueilli par ces partis au milieu des années 1990. On peut conclure de même que la relative bonne tenue de l'économie québécoise ces dernières années n'aura pas été étrangère à la performance du PQ lors de l'élection du 30 novembre.

Cette interprétation va d'ailleurs dans le sens des travaux qui ont montré l'importance de la conjoncture économique, et en particulier de l'évolution du chômage, sur les élections provinciales au Québec2 ] .  Nos analyses pour la période 1989-1998 confirment les conclusions de ces travaux, le taux de chômage au Québec ayant été fortement lié à l'écart entre le parti gouvernemental et le principal parti d'opposition durant cette période3 ] .  La conjoncture économique apparaît donc comme un déterminant crucial de l'appui accordé aux partis politiques au Québec, et les succès péquistes des années 1990 comme leurs déboires des années 1980 paraissent pouvoir s'expliquer en bonne partie par l'évolution du chômage au Québec durant leurs périodes passées au gouvernement ou dans l'opposition.

Une deuxième constatation est que la polarisation du vote semble moins accentuée en période d'accalmie électorale qu'au moment des élections. En 1989 par exemple, les tiers partis ont recueilli 10 % du vote alors que ces formations avaient reçu en moyenne l'appui de 17 % des électeurs au cours des deux années précédentes4 ] . Pour la période à l'étude, 1989-1998, les tiers partis ont obtenu en moyenne 14 % des intentions de vote, un score supérieur aux 11 % d'appui qu'ils ont recueilli en 1994 et vraisemblablement plus élevé que celui qu'ils obtiendront le 30 novembre prochain. Le fait que le PQ et le PLQ obtiennent plus d'appui aux urnes qu'ils n'en récoltent dans les sondages en dehors des campagnes électorales (l'appui moyen du PQ a été de 46 % et celui du PLQ de 40 % entre 1989 et 1998 ; le parti gouvernemental et celui formant l'opposition officielle ont tous les deux obtenus 43 % d'appui durant cette période) souligne encore une fois que le mode de scrutin et la dynamique électorale qui l'accompagne défavorisent les tiers partis.

La dynamique des poussées des tiers partis est en soi intéressante et semble répondre aux épisodes de flottement et de redressement du PQ et du PLQ. La montée spectaculaire du NPD-Québec en 1987 et 1988, par exemple, correspond à la descente aux enfers du PQ dans la mouvance des problèmes de leadership de Pierre Marc Johnson. L'impact électoral du Parti Égalité suit la vague de mécontentement provoquée par la loi 178 avant de s'estomper devant les divisions au sein de ce parti, l'adoption de la loi 86 et le retour au bercail libéral des non-francophones devant l'éventualité d'une victoire péquiste en 1994. Le cas de l'ADQ est encore plus intéressant. L'appui à ce nouveau parti à l'automne de 1993 fléchit rapidement au moment du couronnement de Daniel Johnson comme chef du PLQ. Le même scénario se répétera ensuite à l'arrivée de Lucien Bouchard et de Jean Charest à la tête de leur formation respective. À chaque fois, l'appui à l'ADQ, d'abord stimulé par la faiblesse du leadership de Jacques Parizeau et surtout de Daniel Johnson, a reculé de manière significative lorsque des chefs populaires ont pris la direction des deux grands partis à vocation de pouvoir au Québec.

Une troisième et dernière constatation porte sur l'impact de l'arrivée de nouveaux chefs à la tête des partis sur les intentions de vote, un impact qui peut être parfois (mais pas toujours) considérable. L'arrivée de Daniel Johnson et surtout de Jean Charest à la tête du PLQ ont provoqué des augmentations notables d'appui à ce parti, tout comme le passage de Lucien Bouchard sur la scène provinciale a contribué à gonfler les appuis au PQ. Le caractère commun à toutes ces poussées d'appui est leur brièveté, les effets Johnson, Charest et Bouchard ayant duré à peine quelques mois. Il semble bien qu'au-delà de la période d'euphorie qui accompagne l'arrivée d'un nouveau chef, les intentions de vote tendent à retrouver leur cours normal et répondent à des facteurs comme la satisfaction globale envers le gouvernement, une variable elle-même largement dépendante de l'évolution de la conjoncture économique.




L'état des clivages au sein de la clientèle péquiste

Au-delà d'une analyse en surface de l'évolution des appuis aux partis politiques du Québec, il est nécessaire d'examiner la composition socio-économique des différentes clientèles afin de bien situer chaque parti dans l'espace électoral québécois. En raison de sa nouveauté sur la scène politique québécoise, le PQ est le parti qui a généré le plus d'attention de la part des analystes depuis sa création il y a 30 ans. Pour cette raison, mais aussi parce que c'est le PQ qui a dominé par ses appuis l'essentiel de la période à l'étude, nous avons décidé de concentrer notre propos sur les clivages présents au sein de la clientèle péquiste. Cela nous donnera l'occasion de dégager les contours particuliers de cette clientèle et d'ainsi vérifier, dans la mesure du possible, si ce profil s'inscrit dans une certaine continuité ou marque plutôt une rupture par rapport aux années passées.

À ses débuts, le PQ était surtout perçu comme étant le parti de la génération d'après-guerre, s'attirant l'appui des jeunes Québécois francophones qui, dans le sillage de la Révolution tranquille, aspiraient à des changements profonds tant au plan social que constitutionnel au sein de la société québécoise5 ] . Au cours des années 1970, le parti a réussi à élargir considérablement sa base en diversifiant la composition socio-économique de sa clientèle6 ] . Depuis les élections provinciales de 1985, on tend souvent à considérer la clientèle péquiste comme étant, à toutes fins utiles, socio-économiquement hétérogène7 ] . Une telle conclusion doit toutefois être nuancée. S'il est vrai que la clientèle électorale du PQ s'est grandement diversifiée depuis sa fondation, un examen de cette clientèle telle qu'elle se présentait au moment de l'élection de 1994 montre que plusieurs clivages socio-économiques la caractérisent encore aujourd'hui.

Le tableau 1 présente les résultats d'une analyse de régression multiple effectuée sur les échantillons combinés de deux sondages CROP menés durant la campagne électorale de 19948 ] . La première équation révèle la présence de trois clivages au sein de la clientèle péquiste. Les variables indépendantes significatives sont l'âge, le sexe et la langue : les individus âgés de plus de 55 ans, les femmes, les anglophones et les allophones ont un impact négatif sur le vote péquiste. La seconde équation montre quant à elle que l'ajout de variables régionales n'affaiblit en rien la signification statistique de ces trois clivages. A fortiori, ces nouvelles variables révèlent l'existence d'un quatrième clivage, de nature régionale, chez la clientèle péquiste : les habitants de l'ouest de Montréal, de la région de Québec, du centre du Québec et de l'Outaouais ont significativement moins tendance à appuyer le PQ que les habitants des autres régions. Enfin, les équations du tableau 1 incluent deux autres variables socio-économiques potentiellement porteuses d'un clivage, à savoir la scolarité et le revenu. Nos résultats montrent que, tout étant égal par ailleurs, l'éducation et le revenu n'ont pas d'effet significatif sur le comportement électoral des répondants.




Les données de CROP permettent donc d'identifier essentiellement quatre clivages au sein de la clientèle péquiste à l'élection de 1994 : la langue, l'âge, le sexe et la région. Ces quatre variables sont celles qui révèlent les divisions les plus importantes dans la composition socio-économique de la clientèle du PQ lors de cette élection. Elles méritent de ce fait une discussion plus étendue.


La langue

La langue est sans contredit le clivage le plus persistant dans les intentions de vote au Québec, phénomène qui s'explique principalement par le positionnement des partis politiques sur la question constitutionnelle. Comme l'indique le graphique 2, le PQ recueille le vote d'un peu plus de la moitié de la population francophone alors que ses gains s'avèrent beaucoup plus faibles tant chez les allophones que chez les anglophones. Ce fossé linguistique semble même être un peu plus grand que celui observé au début des années 1980, où environ un anglophone sur dix et un allophone sur cinq donnaient leur appui au PQ tandis que près de 60 % des francophones disaient vouloir voter pour ce même parti9 ] . En fait, on constate qu'aux élections référendaires de 1976 et de 1994, le PQ recueille deux fois moins de votes chez les non-francophones qu'en temps normal, c'est-à-dire lorsque l'indépendance du Québec ne constitue pas un enjeu central de la campagne électorale. Cela laisse supposer une réticence, peu étonnante, de la part des anglophones et des allophones envers l'option indépendantiste de ce parti. Quoi qu'il en soit, le graphique 2 tend à suggérer qu'il n'y a pas eu, en une décennie, de réel progrès du côté de la langue ; la poussée des appuis au PQ dans chacune des trois communautés linguistiques (notamment chez les allophones) semble être survenue durant les années 1970, soit entre les élections de 1973 et de 1981. En dépit de ces gains importants, le fossé linguistique au sein de la clientèle péquiste apparaît donc, pour le moment du moins, tout aussi persistant qu'auparavant.



Figure 2



L'âge

Avec la langue, l'âge est sans doute la variable qui influence le plus le comportement électoral des Québécois. En nous limitant à la population francophone, on observe que le groupe des 18 à 34 ans ainsi que celui des 35 à 54 ans offrent un taux d'appui au PQ d'environ 60 % chacun alors que ce taux tombe à un peu moins de 40 % chez les plus de 55 ans. Le graphique 3 montre ainsi un clivage générationnel important dans le vote péquiste, les retraités étant nettement moins favorables à ce parti que les francophones âgés de moins de 55 ans. Le fossé entre ces deux groupes d'âge était déjà observable 20 ans auparavant, mais il existait également un écart marqué entre les 18-34 ans et les 35-54 ans ; la relation entre l'âge et le vote apparaissait alors linéaire. À l'élection de 1973, les taux d'appui au PQ étaient en effet de 51% (18-34 ans), 26 % (35-54 ans) et 12 % (55 ans et plus)10 ] .



Figure 3


La comparaison entre ces deux périodes suggère trois choses. D'abord, un remplacement générationnel semble être survenu dans l'électorat francophone. En l'espace de 20 ans, le PQ a vu ses appuis augmenter de manière importante dans chacune des trois catégories d'âge. L'augmentation la plus significative (+ 34 %) s'est produite dans la catégorie des 35 à 54 ans, suite au vieillissement de la cohorte des francophones nés entre 1940 et 1960. Cette cohorte d'électeurs est généralement identifiée comme étant le bloc d'appui péquiste le plus solide, et elle offrait déjà, à l'élection de 1973, un appui de 51 % au PQ (groupe des 18-34 ans).

Il convient ensuite de souligner que la jeune génération de 1994 est autant favorable au PQ que la génération qui la précède. Ce phénomène peut étonner dans la mesure où les études précédentes avaient observé une légère baisse de l'appui à ce parti chez les 18-24 ans en 1981 et 1985. Cette baisse était surtout imputée à la socialisation politique, notamment à l'impact que certains événements importants peuvent avoir sur la formation des attitudes politiques des individus. Au moment où ces jeunes étaient initiés et sensibilisés à la politique, le PQ sortait grandement affaibli de plusieurs années de pouvoir ainsi que d'une défaite référendaire crève-coeur ; d'où un attrait moins fort de ce parti pour les nouveaux électeurs. Il serait possible de tenir le même argument concernant la situation de 1994. Un Parti libéral usé par neuf années de pouvoir de même que deux échecs constitutionnels (Meech et Charlottetown) n'ont pu que susciter l'engouement à l'endroit du PQ chez les jeunes qui en étaient à leur première expérience électorale en 1994.

Enfin, les chiffres de 1994 sur le clivage générationnel signalent peut-être un plafonnement dans les intentions de vote pour le PQ. L'appui péquiste chez les francophones de 18 à 34 ans semble demeurer à peu près stable à 50-60 % depuis plusieurs élections. De plus, il n'y a pas eu beaucoup de gains au sein de la cohorte des francophones nés entre 1940 et 1960 (une hausse d'environ 10% à peine, en 20 ans). Cela semble indiquer qu'à long terme, le vieillissement de la population pourrait faire disparaître entièrement le clivage générationnel au sein de la clientèle péquiste francophone. En revanche, cette clientèle apparaît figée et le PQ semble éprouver de la difficulté à augmenter ses appuis autrement que par le simple remplacement générationnel.


Le sexe

Le troisième clivage apparent chez la clientèle péquiste est relié au sexe. Le graphique 4 révèle l'appui obtenu, en 1994 toujours, par le PQ chez la population francophone selon le sexe des répondants. Les hommes sont 6% plus favorables à ce parti que les femmes. À première vue, cet écart peut paraître minime, et les écrits tendent habituellement à conclure qu'il n'y a pas de véritable gender gap au sein de la clientèle du PQ. Mais cet écart de six points est malgré tout significatif, comme l'a indiqué l'analyse multivariée présentée au tableau 1, et semble bien vouloir perdurer. Qui plus est, ce clivage indique que les femmes, généralement considérées comme étant plus sensibles aux questions sociales et plus préoccupées par le bien-être de la communauté, sont moins attirées que les hommes par le PQ, pourtant caractérisé comme étant beaucoup plus à gauche que le PLQ. Ce comportement plutôt intrigant mériterait certainement une investigation plus poussée.



Figure 4



Le facteur régional

La région constitue le dernier clivage qui se dégage au sein de la clientèle péquiste francophone en 1994. Au début des années 1970, la clientèle du PQ était surtout confinée à la région montréalaise. Par la suite, l'appui péquiste s'est graduellement étendu au reste de la province, processus considéré par Blais et Crête comme étant probablement l'une des plus grandes réussites du parti11 ] .  Nos chiffres pour l'élection de 1994 indiquent cependant que deux régions se distinguent encore de l'ensemble. L'est de Montréal et de l'île Jésus demeure le bastion péquiste par excellence (63 %) alors que l'appui au PQ tire incontestablement de l'arrière dans la région de l'Outaouais (35 %). Les habitants de la couronne de Montréal ainsi que du Québec périphérique se montrent eux aussi un peu plus favorables à ce parti, mais de manière moins marquée ; en fait, une partie de la population du Québec périphérique, à savoir le Saguenay/Lac-Saint-Jean, appuie probablement autant le PQ que les gens de l'est de Montréal12 ] .  Notons néanmoins que ces quelques variations régionales dans l'appui au PQ n'affectent pas les autres clivages révélés par le tableau 1.

Enfin, comme le laissait voir ce même tableau, la scolarité et le revenu ne semblent pas être des variables pertinentes pour expliquer les variations dans le vote péquiste. En ce qui concerne ces deux caractéristiques socio-économiques, la clientèle péquiste semble donc remarquablement diversifiée. Cette conclusion va dans le sens des travaux ayant déjà examiné cette question. Les plus favorisés sur les plans de l'éducation et du revenu ont toujours eu tendance à être légèrement plus favorables au PQ que les moins favorisés. Mais déjà faible au départ, ce clivage s'est rapidement estompé durant les années 1970. À mesure qu'il a augmenté sa base partisane, le parti a donc réussi à surmonter l'aliénation des plus pauvres et des moins scolarisés constatée au début de la décennie par Hamilton et Pinard13 ] .

Notre analyse porte sur la clientèle péquiste mais il convient de souligner que, dans l'ensemble, la clientèle du PLQ se veut un miroir inversé de celle du PQ. En 1994, le PLQ attirait 73% du vote allophone et près de 90% du vote anglophone, alors que ses appuis chez les francophones s'élevaient à 35%. Les appuis libéraux étaient surtout concentrés dans l'ouest de Montréal et dans la région de l'Outaouais. Les francophones de plus de 55 ans appuyaient le PLQ dans une proportion de 52 %, tandis que ce même vote libéral plafonnait à 30 % chez les francophones de 18-34 ans. La clientèle de l'ADQ, pour sa part, est un peu plus difficile à cerner. Aux élections de 1994, le parti s'attirait surtout la faveur des jeunes francophones mais l'ADQ n'avait pas véritablement d'assises régionales précises outre la circonscription de Rivière-du-Loup. En fait, il semble que les partisans de l'ADQ étaient plus attachés au chef Mario Dumont qu'au parti lui-même.

Ces conclusions d'ensemble concernant les clivages au sein des diverses clientèles électorales de 1994 tiennent-elles encore en 1998, au lendemain de la dernière élection provinciale ? Un examen des divers sondages effectués durant la campagne électorale permet de croire que le portrait que nous venons d'esquisser pour 1994 n'a pas tellement changé quatre ans plus tard. Le clivage régional s'inscrit bel et bien dans une continuité, les châteaux-forts respectifs du PQ et du PLQ ayant pour la plupart tenu le coup. Les sondages montrent également une polarisation linguistique du vote toujours aussi prononcée. La progression de l'ADQ chez les électeurs francophones ne semble pas avoir affecté autant qu'on pourrait le croire la différence d'appui entre le PQ et le PLQ. Le gender gap semble pour sa part s'être légèrement atténué, mais il est probablement trop tôt pour pouvoir avancer des conclusions définitives sur ce plan. Quant au fossé générationnel, il semble persister. Ce facteur, auquel s'ajoute la percée significative de l'ADQ chez les 18-34 ans, a probablement contribué à la stagnation des appuis au PQ à l'élection du 30 novembre 1998.

Ces quelques observations suggèrent en somme que l'arrivée récente de nouveaux chefs, Lucien Bouchard et Jean Charest, à la tête des deux grands partis n'a pas modifié de manière durable les tendances identifiées plus haut pour l'élection de 1994. La clientèle du PQ apparaît aussi diversifiée qu'auparavant, mais les quelques clivages que nous avons pu identifier en son sein semblent encore bien présents en 1998.

*    *    *

L'impression d'ensemble qui se dégage de ce bilan de l'appui que reçoivent les partis politiques du Québec est un bilan de relative stabilité pour le PQ et de fluctuations plus marquées pour le PLQ. Le score du PQ s'est presque constamment maintenu entre 43 % et 48 % durant la période à l'étude et son appui moyen, 46 %, a été très voisin de sa performance électorale de 1994. L'appui au PLQ a fluctué davantage. Ébranlé par Meech, la récession du début des années 1990 et l'arrivée de Lucien Bouchard à la tête du PQ, il a cependant été ragaillardi par l'arrivée de nouveaux leaders à sa tête (Daniel Johnson mais, surtout, Jean Charest). Malgré ces hauts et ces bas, le score du PLQ en 1994 et celui qu'il obtiendra vraisemblablement le 30 novembre montrent la stabilité de sa clientèle et signalent une fois de plus l'importance, au-delà des fluctuations à court terme des intentions de vote, de facteurs lourds limitant l'amplitude des résultats électoraux au Québec.

L'un de ces facteurs est évidemment la persistance de clivages profonds dans l'électorat québécois. La polarisation linguistique très marquée des comportements électoraux ne semble pas en voie de s'atténuer. Dans ce contexte, les résultats électoraux vont probablement continuer à dépendre des variations assez circonscrites dans l'électorat francophone, l'appui au PQ variant entre 45 % et 55 % et celui du PLQ se situant entre 35 % et 45 %, laissant 5 % à 10 % d'appui à l'ADQ.

Ces chiffres soulèvent par ailleurs des questions sur le clivage générationnel qui semble toujours, à moyen terme du moins, favoriser le PQ si, toutefois, cette tendance n'est pas contrecarrée par un effet de vieillissement et la concurrence de l'ADQ. Dans ce contexte, l'appui au PQ dans l'électorat francophone pourrait, pour au moins quelque temps, croître encore un peu, limitant encore davantage l'amplitude des résultats électoraux. Il est donc possible que, pour un temps du moins, les victoires massives du PLQ avec 55 % des voix (comme en 1973 et 1985) ne soient plus à la portée de ce parti et que le corridor des résultats électoraux du PQ et du PLQ devienne encore un peu plus étroit que dans le passé.

Un autre facteur important qui semble contribuer à la polarisation du vote et, partant, à la stabilité des résultats électoraux, est le mode de scrutin. Au cours des 15 dernières années, les tiers partis ont bénéficié d'un appui dans les sondages de trois à cinq points supérieurs à ce qu'ils ont obtenu dans l'urne. L'effet de mobilisation des campagnes électorales explique en partie ce phénomène. Mais il y a probablement plus. La perspective de « perdre » son vote en appuyant une cause perdue diminue sans doute aussi l'appui aux petits partis, sans compter les effets liés à la faiblesse organisationnelle de ces partis et leurs problèmes de recrutement de candidats de prestige. En bref, l'examen des intentions de vote suggère qu'il existe un potentiel d'appuis aux tiers partis, qu'exagère peut-être le contexte non électoral dans lequel sont menés la plupart des sondages mais que diminuent certainement les caractéristiques de notre mode de scrutin. Dans ce contexte, la percée, le 30 novembre dernier, de l'ADQ, qui devient le premier tiers parti québécois depuis l'Union nationale en 1976 à obtenir plus de 10 % des voix, n'en est que plus significative.

Il est encore difficile d'établir si la décennie 1990, et l'échec de Meech qui l'inaugure, a vu s'opérer un glissement durable d'une certaine portion de l'électorat francophone vers le PQ et l'option de la souveraineté. Tout au plus peut-on conclure que l'interaction, pour un temps du moins, entre le remplacement générationnel et des événements aussi chargés symboliquement que le fut Meech, pourrait peut-être déboucher sur les conditions « gagnantes » qu'espèrent les uns et que redoutent les autres.


L'élection du 30 novembre

Les résultats de l'élection du 30 novembre sont apparus surprenants, davantage par rapport à l'ampleur de la victoire péquiste prédite par les sondages qu'à la lumière des facteurs lourds qui semblent régir le comportement électoral dans la plupart des démocraties occidentales. Le PQ, qui sollicitait un second mandat dans un contexte économique assez favorable (le chômage ayant baissé de 2,5 points durant son mandat), a été réélu malgré un léger recul de ses appuis, un résultat représentatif des tendances observées dans la plupart des démocraties occidentales14 ] .







Note(s)

1.  Voir l'annexe. Soixante-dix-huit sondages ont été effectués par la firme Léger et Léger au cours de la période à l'étude, ces sondages étant plus nombreux au cours des dernières années (10 ou 11 par année à compter de 1994) qu'en début de période (six en moyenne entre 1990 et 1993). La taille de l'échantillon type est de 1000 répondants, le taux de réponse moyen est d'un peu plus de 60 % et la question sur l'intention de vote se lit comme suit : « Si des élections provinciales avaient lieu aujourd'hui au Québec, pour lequel des partis politiques auriez-vous l'intention de voter ? » La méthode de répartition des discrets utilisée par Léger et Léger attribue en moyenne un peu plus de 60 % de ces répondants au PLQ.

2.  Jean Crête et Johanne Simard, « Conjoncture économique et élections : une étude des élections au Québec », in Jean Crête (dir.), Comportement électoral au Québec, Chicoutimi, Gaëtan Morin, 1984, p. 165-197  ; Daniel Guérin et Richard Nadeau, « Conjoncture économique et comportement électoral au Québec », Recherches sociographiques 26 (1995), p. 65-76.

3.  La corrélation entre ces variables est de - 0,37.

4.  Source : 14 sondages CROP effectués entre juin 1987 et septembre 1989.

5.  Richard Hamilton et Maurice Pinard, « The Bases of Parti Québécois Support in Recent Quebec Elections », Revue canadienne de science politique, vol. 9 (1976), p. 3-26.

6.  André Blais et Richard Nadeau, « L'appui au Parti québécois : évolution de la clientèle de 1970 à 1981 », p. 279-318, in Jean Crête (dir.), op. cit.

7.  André Blais et Jean Crête, « La clientèle péquiste en 1985 : caractéristiques et évolution », Politique, vol. 10 (1986), p. 5-29.

8.  Les deux sondages ont été combinés afin d'obtenir un nombre plus élevé de cas. Les entrevues téléphoniques ont été effectuées du 28 juillet au 2 août 1994 (1011 répondants, taux de réponse de 63 %) et du 18 au 24 août 1994 (1777 répondants, taux de réponse de 64 %). Afin de mieux comparer nos résultats à ceux des études antérieures, les discrets n'ont pas été répartis, ce qui peut surestimer l'appui au PQ.

9.  Blais et Nadeau, op. cit., p. 284.

10.  Recalculé selon Blais et Nadeau, op. cit., p. 307.

11.  Blais et Crête, op. cit., p. 26.

12.  Voir le tableau 1 pour une description détaillée des régions examinées.

13.  Blais et Nadeau, op. cit., p. 314.

14.  Kaare Strom, Minority Government and Majority Rule, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.