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Le personnel politique québécois : un bilan



Réjean Pelletier
Université Laval


L'année politique au Québec 1997-1998

· Rubrique : Articles divers



Daniel Gaxie a déjà fait remarquer que « la concurrence politique ne peut être qu'une forme de sélection sociale ». « La représentation parlementaire, ajoute-t-il, fournit une image inversée de la structure sociale1 ] . » La non-représentativité des représentants et représentantes a été mise en lumière par de nombreux auteurs2 ] . Mais il importe de préciser ce concept de non-représentativité. Du seul fait qu'elle détient au moins une part du pouvoir politique, cette minorité qui se trouve à l'Assemblée nationale du Québec ne peut être représentative en tous points de la majorité qu'elle est censée représenter. Par ailleurs, Hanna Pitkin a établi une distinction utile entre deux conceptions de la représentation qui peut nous servir ici3 ] . D'un côté, la représentation peut s'entendre en termes d'activité dans le sens où le parlementaire agit au nom d'un groupe. Dans ce cas, ses actions ou ses opinions devraient être en accord avec les besoins et les intérêts de ceux et celles pour lesquels il agit. D'un autre côté, la représentation peut revêtir une forme plutôt symbolique dans le sens où les représentants et les représentantes sont le reflet, en termes de caractéristiques sociales (sexe, âge, scolarité, origine ethnique, etc.), de ceux et celles qu'ils représentent. Cette dernière conception de la représentation met l'accent sur un rapport de ressemblance ou d'équivalence avec les membres du groupe social. La seule présence de certains membres du groupe à l'Assemblée nationale du Québec est alors suffisante pour représenter les intérêts du groupe. Dans le présent texte, je privilégierai cette seconde conception, non pas pour montrer qu'elle s'applique pleinement au cas québécois, mais pour faire ressortir le rapport de ressemblance ou, plutôt, de non-ressemblance entre les élus et l'électorat québécois. Plus précisément, je voudrais mettre l'accent sur certaines caractéristiques sociales du personnel politique québécois afin de montrer que la compétition politique engendre la sélection sociale. La sélection effectuée par les partis politiques lors des assemblées d'investiture dans les circonscriptions, puis par l'électorat lors des élections générales, a tendance à produire une « élite » qui jouit dans l'ensemble d'un statut social élevé. Ce caractère « élitiste » s'observe-t-il toujours au Québec depuis une vingtaine d'années ? Telle est la première question à laquelle je voudrais répondre.

Cette « élite » n'est pas nécessairement homogène. Le personnel politique québécois présente des caractéristiques diverses suivant qu'il appartient à l'un ou l'autre des partis politiques. Le capital culturel lié surtout au monde de l'enseignement, du journalisme et de la vie artistique caractérise davantage le Parti québécois, le capital économique lié surtout au secteur des affaires, du commerce, de la finance et de l'administration, le Parti libéral4 ] . Cette répartition entre l'intellectuel et l'entrepreneur qui a dominé la vie politique québécoise pendant 30 ans tient-elle toujours ?

Enfin, par-delà le caractère élitiste et non représentatif des parlementaires québécois, par- delà l'hétérogénéité de ce personnel politique en fonction des appartenances partisanes, il convient aussi de s'interroger sur le processus de « circulation des élites » et, plus particulièrement, sur le renouvellement des parlementaires. En d'autres termes, le personnel politique québécois a-t-il tendance à se maintenir longtemps en place ou à changer rapidement, à se reproduire ou à se renouveler ?

Pour répondre à ces questions, je prendrai un peu de recul en remontant à la période 1976-1994. Cette séquence d'une vingtaine d'années nous permettra de jeter ensuite un regard plus éclairé sur la situation actuelle, par comparaison. Je dégagerai ainsi certaines constantes, de même que des variations. En conclusion, j'esquisserai un portrait des candidatures à l'élection de novembre 19985 ] .



Il faut passer par l'université

Comme je le soulignais précédemment, le caractère non représentatif du personnel politique a maintes fois été mis en évidence. Il est facile en effet de montrer que les parlementaires québécois jouissent d'un statut social élevé et que leurs caractéristiques sociales n'en font pas un reflet parfait de la société québécoise. Certes, on pourrait croire que tout citoyen et citoyenne a des chances d'accéder à l'élite politique, indépendamment de sa profession, de son éducation, de son âge ou de son sexe. Toutefois, telle n'est pas la réalité puisque seuls ceux et celles qui présentent certaines caractéristiques sociales accèdent à l'Assemblée nationale, alors que d'autres en sont systématiquement exclus.

Examinons tout d'abord le degré de scolarité des députés et députées québécois. Comme je l'ai déjà signalé ailleurs, il faudra attendre l'élection de 1966 et le réalignement politique de 1970 pour que la formation universitaire devienne pratiquement une condition d'entrée à l'Assemblée nationale6 ] . À cet égard, les élections de 1960, au début de la Révolution tranquille, ne marquent donc pas encore une rupture avec les années antérieures si l'on se réfère au critère de la scolarité. Qu'en est-il à l'heure actuelle, la scolarité constitue-t-elle encore le principal critère d'accès à l'élite politique ?

Les données du tableau 1 nous permettent de répondre à cette question. L'arrivée du Parti québécois au pouvoir en 1976 entraîne une hausse du niveau de scolarité des députés : plus de sept députés sur dix ont reçu une éducation de niveau supérieur. Après un léger déclin aux élections de 1985 et de 1989, le niveau de scolarité opère une remontée importante en 1994 puisque huit parlementaires sur dix ont alors fréquenté l'université ou des programmes connexes. Plus que jamais, la formation universitaire apparaît comme un critère important d'entrée dans la classe politique.




Certes, cette formation de niveau supérieur est liée à l'élévation du niveau de scolarité de la population qui est allée de pair avec une croissance importante du nombre d'étudiants et d'étudiantes dans les universités québécoises depuis le début des années 1970. Mais il ne faut pas oublier qu'un écart important subsiste toujours entre les parlementaires et leurs commettants : 80 % de la population québécoise n'a tout de même pas reçu une formation de niveau supérieur ! Bref, en regard de la scolarité, le personnel politique québécois présente sans aucun doute le caractère d'une élite, moins accentué en 1985 avec le retour au pouvoir du Parti libéral, plus marqué en 1994 avec celui du Parti québécois. Le diplôme universitaire apparaît donc non seulement comme une voie d'accès à une profession, mais aussi et surtout comme un instrument de promotion sociale. En ce sens, un niveau de scolarité élevé devient un préalable important, sinon nécessaire, pour accéder à l'élite politique. Ce passage obligé par l'université se vérifie non seulement au Québec, mais aussi dans d'autres pays comme la France, l'Allemagne ou les États-Unis7 ] .




L'emprise des professionnels

La scolarisation est aussi reliée au statut socio-économique tel que défini par l'occupation des parlementaires. Les travaux de Bourdieu et Passeron ont déjà montré que l'école agit comme un filtre et que l'accès à l'éducation dépend encore du statut social8 ] . Si tel est le cas au Québec, on pourrait s'attendre à ce que le personnel politique, en plus d'avoir une formation universitaire, se recrute également parmi les gens exerçant des professions à statut socio-économique de niveau élevé. Le tableau 2 fait état de l'occupation des parlementaires québécois depuis 20 ans.




Ce qui frappe en tout premier lieu dans ce tableau, c'est le nombre élevé de professionnels qui occupent les banquettes de l'Assemblée nationale. Ceux-ci composent habituellement la moitié de la députation, à l'exception des élections de 1976 où ils représentaient les deux tiers. Cette année-là, ce sont surtout les professionnels du champ culturel (professeurs, journalistes) qui font leur entrée à l'Assemblée nationale.

Il faut aussi souligner que les professions sont de plus en plus diversifiées. En effet, le droit ne constitue plus la norme générale, de telle sorte que se côtoient désormais des ingénieurs, des économistes, des professeurs, des journalistes en plus des députés issus du milieu juridique.

Une telle emprise des professionnels laisse une portion congrue aux autres occupations. Les agriculteurs, les ouvriers ainsi que les employés de service sont peu représentés à l'Assemblée nationale. Les membres issus de milieux d'affaires y occupent une meilleure place, sans concurrencer cependant les professionnels. Habituellement, 15 % d'entre eux siègent à l'Assemblée. Sur ce point, les élections de 1985, marquées par le retour au pouvoir du Parti libéral, furent une exception. Durant le premier mandat du gouvernement Bourassa, des ministres importants issus du milieu des affaires (par exemple, Paul Gobeil et Pierre McDonald) essaient d'imposer leur vision néo-libérale en préconisant une réduction importante de la taille de l'État et la déréglementation de plusieurs secteurs d'activités. Le premier ministre Bourassa va se montrer plus ou moins réceptif à ces propositions et préférera maintenir une position mitoyenne permettant de conserver ce que l'on appelle habituellement les « principaux acquis de la Révolution tranquille ».

Autre caractéristique de ce personnel politique : la présence d'un certain nombre d'administrateurs publics à l'Assemblée nationale. Ceux-ci représentent, en moyenne, un député sur sept. En 1981 toutefois, plusieurs d'entre eux décidèrent de faire le saut en politique et réussirent à se faire élire. Évidemment, la majorité d'entre eux avait une formation universitaire (notamment en droit ou en économie), ce qui venait renforcer la catégorie des professionnels.

Au total, on ne peut que reconnaître l'emprise très grande que les professionnels exercent sur l'Assemblée nationale, et souligner la diversification des professions qui s'accentue à partir de 1966 et qui s'impose vraiment à compter des années 1970. Il convient aussi de signaler qu'études universitaires et exercice d'une profession vont habituellement de pair. N'oublions pas non plus les parlementaires qui ont été classés comme administrateurs publics ou même comme gens d'affaires et qui sont passés par l'université. Ces remarques nous ramènent à la section antérieure sur la scolarité. On admet maintenant une sorte d'équivalence entre les professions, puisque toutes sont sanctionnées par l'université. Comme je l'écrivais ailleurs :

Leur commune appartenance à des matières intellectuelles, sanctionnées habituellement par des diplômes universitaires, a pu suffire comme critère d'acceptation. Ce sont alors davantage les études universitaires que l'appartenance à certaines professions qui constituent la barrière d'accès à l'élite politique. Dès que l'on a franchi cette barrière, on accède à un même niveau [...] où s'estompent ces différences de profession : le passage obligé par l'université constitue précisément cette barrière, pour ceux qui ne l'ont pas encore franchie, et ce niveau qui uniformise entre eux ceux qui l'ont franchie9 ] .




Ni jeunes, ni vieux, ni femmes

Le caractère non représentatif du personnel politique québécois se vérifie également en matières d'âge et de sexe. Considérons tout d'abord l'âge des parlementaires québécois depuis une vingtaine d'années (voir le tableau 3). On constate tout d'abord que les jeunes sont nettement sous-représentés à l'Assemblée nationale : les moins de 25 ans y sont pratiquement absents et les moins de 35 ans y sont très peu nombreux. Bien plus, le nombre de membres appartenant à ces catégories d'âge diminue constamment depuis 1976 ; ayant atteint un sommet de 19 % en 1976, il est passé à un maigre 6 % en 1994. Ce qui se répercute inévitablement sur l'âge moyen des députés qui est passé de 42 ans en 1976 à 49,6 ans en 1994. Bref, les jeunes ont tout à fait raison de se sentir peu représentés dans une Assemblée nationale qui vieillit de plus en plus...




Une autre catégorie a également raison de se sentir exclue d'une Chambre qui vieillit sans accueillir pour autant des personnes âgées : aucun député de 65 ans et plus ne siège en Chambre de 1976 à 1989 ; en 1994, trois députés seulement représentent cette catégorie d'âge.

Absence de jeunes, absence de personnes âgées, il va sans dire que les catégories intermédiaires occupent la plupart des banquettes de l'Assemblée nationale. Habituellement, les trois quarts des parlementaires québécois sont âgés de 35 à 54 ans. L'année 1994 fut une exception : sept députés sur dix se situaient dans ces catégories d'âge, et deux sur dix dans la catégorie des 55-64 ans.

En somme, dans une Assemblée qui vieillit, il n'y a pas de place pour les jeunes ni, paradoxalement, pour les personnes âgées, même si la population québécoise est vieillissante. Presque toute la place est occupée par les 35-54 ans, quelle que soit la période étudiée.

Cette non-représentativité du personnel politique apparaît davantage lorsqu'on s'arrête à la répartition des sièges entre les hommes et les femmes. L'Assemblée nationale est largement dominée par les hommes, ce qui n'est pas nouveau (voir le tableau 4). Évidemment, n'ayant pas eu le droit de vote avant 1940, les femmes ne pouvaient être représentées à la Chambre. Ce n'est qu'en 1961 qu'une femme sera élue à l'Assemblée. Cette première percée ne se traduira pas par une grande augmentation du nombre de femmes députées puisqu'en 1976, seules cinq d'entre elles sont élues. Par la suite, ce nombre augmente, mais de façon assez timide. Même en 1994, soit plus de 50 ans après l'octroi du droit de vote, 23 femmes seulement siègent à l'Assemblée nationale (soit 18,4 %). C'est encore bien peu pour représenter plus de la moitié de la population québécoise. À titre de comparaison, nous pouvons noter qu'en 1995 il y avait 19,1 % de femmes à la Chambre des communes d'Ottawa (20,6 % en 1997), 8,8 % à l'Assemblée nationale française et 44,1 % à l'Assemblée législative de la Norvège.




En somme, il est bien évident que l'Assemblée nationale ne reflète pas l'électorat québécois. Les caractéristiques sociales des parlementaires nous autorisent à parler d'une élite politique composée d'hommes professionnels d'âge moyen, qui laisse peu de place aux femmes, aux jeunes, aux personnes âgées et à ceux ayant d'autres types d'occupation.




Des partis ni totalement différents ni entièrement semblables

Les deux grands partis qui se partagent le pouvoir depuis 30 ans présentent-ils des différences quant à ce profil d'ensemble ? En d'autres termes, l'élite politique est-elle ou non homogène ?

De 1944 à 1970, le personnel politique de l'Union nationale et celui du Parti libéral se distinguaient assez nettement l'un de l'autre par leurs caractéristiques socio-économiques10 ] . Par la suite, le Parti libéral et le Parti québécois se différencient, le premier en recrutant son personnel politique dans les champs économique et administratif, le second dans le champ culturel. C'est ainsi que l'on a pu opposer l'intellectuel issu du monde de l'enseignement et du journalisme, à l'entrepreneur-administrateur lié au monde des affaires et de l'administration11 ] .

Mais si l'on en revient aux caractéristiques socio-économiques analysées précédemment, peut-on effectivement déceler des différences importantes entre les deux partis ? Considérons en premier lieu la scolarité des parlementaires de l'un et l'autre parti. Le tableau 5 nous renseigne à ce sujet. Contrairement à ce que l'on aurait pu attendre, le Parti québécois, lorsqu'il est au pouvoir, ce parti « intellectuel » ne se distingue pas du Parti libéral par le niveau de scolarité de ses membres. Le profil des deux partis est alors à peu près identique. Ce profil diffère, par contre, lorsque le Parti libéral est au pouvoir ; ses parlementaires sont alors plus scolarisés que ceux et celles du PQ. Ce fut surtout le cas en 1985. Un tel constat nous conduit de nouveau à conclure qu'une formation de niveau supérieur apparaît comme une barrière d'entrée dans l'élite politique. Même en 1985, lorsque le PQ est relégué dans l'opposition, 13 députés sur 23 ont une scolarité de niveau supérieur.




Il faut donc chercher ailleurs les possibles différences entre les deux partis. On associe habituellement le PQ à un électorat plus jeune et le PLQ à un électorat plus âgé. Cette caractéristique se retrouve-t-elle également chez les parlementaires de l'un et l'autre parti ou ont-ils tendance à se ressembler, comme on vient de le constater pour la scolarité ? Le tableau 6 nous montre, de fait, que les députés du PQ sont plus jeunes que ceux du PLQ en 1976 et 1981, ce qui est d'ailleurs confirmé par leur moyenne d'âge respective. Mais la députation péquiste continue de vieillir d'une année à l'autre, si bien qu'au retour au pouvoir en 1994, la moyenne d'âge des parlementaires péquistes atteint la cinquantaine contre 48,8 ans chez les libéraux. La différence entre les deux apparaît plus importante dans certaines catégories d'âge, en particulier chez les 35-44 ans où les députés libéraux sont proportionnellement plus nombreux que ceux du PQ, alors que c'était l'inverse auparavant. De même, en 1985 et 1989, les « jeunes » députés libéraux dans la catégorie des 25-34 ans sont proportionnellement plus nombreux que les députés péquistes du même âge, alors que c'était l'inverse en 1976 et 1981.




En fait, on observe que la moyenne d'âge des parlementaires péquistes croît constamment depuis 20 ans ; celle des parlementaires libéraux fluctue au gré des victoires (moyenne d'âge moins élevée) et des défaites (moyenne plus élevée). Par contre, dans un cas comme dans l'autre, l'élection de 1994 marque un sommet  : les deux partis ont vieilli.

Quant au nombre de femmes élues à l'Assemblée nationale, il a tendance à augmenter d'une élection à l'autre, mais cette croissance est bien timide. À cet égard, les deux partis se ressemblent beaucoup. Ainsi, en 1994, 19 % des parlementaires péquistes étaient des femmes, contre 17 % au Parti libéral. En 1985, la proportion respective était de 17 % au PQ et 14 % au PLQ. En 1989, par contre, la députation péquiste comprenait proportionnellement plus de femmes (28 %) que la députation libérale (16 %). Au total, on peut conclure à une augmentation constante, mais lente, du nombre de femmes appelées à siéger en Chambre. Cette progression se fait sentir dans les deux partis et à peu près au même rythme. Il convient enfin de noter que tous les députés des tiers partis élus en 1976 (13), en 1989 (4) et en 1994 (1) sont de sexe masculin. Il ne faut donc pas chercher la relève féminine de ce côté.

On peut finalement apprécier le caractère homogène du personnel politique québécois en se référant à l'occupation. L'identification fréquente du Parti québécois au champ culturel et du Parti libéral au champ économique vaut-elle ? Le tableau 7 nous permet de répondre à cette question.




On ne peut qu'être frappé par la dissemblance des milieux de travail : d'un côté, un Parti québécois qui recrute son personnel majoritairement dans le secteur public, en particulier dans le domaine de l'éducation ; de l'autre, un Parti libéral qui puise tout aussi majoritairement (et même plus) dans le secteur privé, en particulier auprès des professionnels et, surtout, dans le milieu des affaires et du commerce. Le contraste est saisissant entre les deux partis et nous autorise à opposer l'intellectuel à l'entrepreneur, le professionnel de l'éducation aux gens d'affaires. La majorité des parlementaires péquistes ont gravité autour du secteur public, la majorité des parlementaires libéraux sont issus du secteur privé. Par contre, l'écart entre les deux s'atténue en 1994, en ce sens que le PQ recrute un peu plus dans le secteur privé et le PLQ recrute davantage dans le secteur public sans que l'on puisse parler, cependant, d'une totale convergence des deux : le secteur de l'éducation est encore l'apanage du PQ, celui des affaires et du commerce l'apanage du PLQ.

En somme, les deux grands partis qui dominent la scène politique québécoise depuis une trentaine d'années ne sont ni totalement différents, ni entièrement semblables. On ne peut pas vraiment les distinguer du point de vue de certaines caractéristiques sociales telles que la scolarité et le sexe. Quelques différences tiennent à l'âge : un PQ plus jeune au départ qui vieillit avec le temps, un PLQ dont l'âge varie au gré des victoires et des défaites. Un point commun en 1994 : ce sont deux partis qui vieillissent. Mais c'est avant tout le milieu socio-professionnel d'origine qui distingue nettement l'un et l'autre parti : le PQ recrute son personnel surtout dans le secteur public, le PLQ puise avant tout dans le secteur privé.




Fait-on carrière en politique ?

Il reste une dernière question à résoudre : le personnel politique québécois se renouvelle-t-il ou a-t-il tendance à se maintenir en place ? Ayant constaté que les partis vieillissent, on pourrait conclure à une faible circulation de l'élite politique. En d'autres termes, plusieurs parlementaires seraient portés à faire du travail de député une véritable carrière, au même titre que l'on peut faire carrière dans le secteur privé, dans les milieux d'affaires, dans le commerce, dans l'enseignement ou dans la fonction publique. Qu'en est-il exactement ?

On peut analyser cette question de plusieurs façons. J'en retiendrai deux. Si l'on considère le personnel politique issu des élections de 1994, il est possible de se demander à quel moment remonte la première élection de chacun et chacune. Le tableau 8 fournit une réponse à cette question.




On note tout d'abord que chaque période de changement de gouvernement et donc de parti au pouvoir entraîne des modifications dans la composition de l'Assemblée nationale  : un certain nombre de parlementaires connaissent la défaite, d'autres les remplacent. Ainsi, un peu moins de la moitié des députés libéraux de 1994 ont été élus après 1985 et 30 % d'entre eux ont été élus en 1994. En revanche, un député libéral sur quatre était en poste depuis plus de dix ans. Du côté du Parti québécois, on remarque que la moitié des députés ont été élus en 1994, alors qu'un député péquiste sur quatre siège à l'Assemblée nationale depuis la période 1976-1984.

En somme, on peut parler d'une véritable carrière politique pour le quart seulement des députés, aussi bien libéraux que péquistes, élus en 1994. Pour les autres, la « carrière » est beaucoup plus courte puisqu'à l'élection de 1994, 43 % des députés, tous partis confondus, sont alors élus pour la première fois et que 30 % l'ont été entre 1985 et 1994 : pour tous ces parlementaires, on ne peut encore parler d'une longue carrière politique.

Ces résultats n'enlèvent rien à l'impression de vieillissement dont font parfois état les analystes politiques. Cette impression est d'ailleurs confirmée par deux réalités. D'une part, les conseils des ministres sont en partie composés de députés aguerris, ayant une longue expérience de la vie parlementaire, à qui l'on confie des ministères importants. Ceux-ci deviennent en quelque sorte des « incontournables » dans tout nouveau conseil de ministres, d'autant plus qu'ils ont été élus depuis longtemps dans ce que l'on en vient à considérer comme des « châteaux forts » du parti. On en vient à assimiler le vieillissement du parti au pouvoir à la présence de figures connues depuis longtemps du public, élues sans interruption depuis plusieurs années et ce, même si la moitié des députés, comme c'était le cas pour le PQ en 1994, viennent tout juste de faire leur entrée à l'Assemblée nationale. Pour ne citer que deux exemples, à côté d'un Lucien Bouchard, nouvellement élu, on retrouve un Bernard Landry, vieux routier du PQ ; à côté d'un Jean Rochon, un Guy Chevrette. En somme, la population en vient à identifier tout le parti à ses vedettes les plus connues, habituellement en poste depuis longtemps.

D'autre part, j'ai déjà souligné le vieillissement réel de l'un et l'autre parti, le PQ ayant en 1994 une moyenne d'âge de 50,3 ans et le PLQ de 48,8 ans. Les jeunes, comme les personnes âgées d'ailleurs, sont pratiquement absents des deux partis. La moyenne d'âge du PQ ne cesse d'augmenter depuis 1976, date de sa première victoire électorale. La moyenne d'âge du PLQ varie davantage, mais elle est moins élevée lorsque le parti accède au pouvoir, comme ce fut le cas en 1985. L'arrivée de nouveaux députés à la suite d'une victoire électorale s'accompagne habituellement d'un rajeunissement du parti. Mais tel n'est pas le cas du PQ en 1994. Ce qui se traduit alors par un vieillissement de son personnel politique.

Une deuxième façon d'aborder cette question consiste à analyser l'expérience parlementaire des députés. Cette expérience est évidemment reliée à la carrière politique. Comme le montre le tableau 9, les années de changement de parti au pouvoir sont toujours marquées par l'arrivée de nouveaux députés n'ayant aucune expérience parlementaire : ces derniers forment alors le contingent le plus nombreux. À l'élection suivante, ce sont les députés ayant de un à cinq ans d'expérience parlementaire qui forment le contingent le plus nombreux. En d'autres termes, les parlementaires cherchent à se faire élire pour un second mandat et y réussissent dans l'ensemble assez bien. Par contre, il faut souligner qu'aucun gouvernement depuis 1960 n'est parvenu à rester au pouvoir pour plus de deux mandats. C'est pourquoi le renouvellement du personnel politique est assez élevé, du moins à chaque changement de gouvernement, et assez rapide, ces changements intervenant habituellement après deux mandats. De tels résultats contrastent fortement avec la très grande stabilité du Congrès américain et les longues carrières politiques qui s'y dessinent. Du côté québécois, on peut conclure à une « carrière » politique relativement courte pour la majorité des députés : seul un quart d'entre eux jouit d'une longévité politique suffisante pour que l'on puisse parler d'une véritable carrière à l'Assemblée nationale.







Conclusion

Si l'on jette un rapide coup d'oeil au profil des candidats et candidates (et non pas des parlementaires) à l'élection de novembre 1998, on constate que la situation n'a pas beaucoup changé. Ainsi, le secteur de l'éducation est-il toujours bien représenté au sein du Parti québécois (environ un candidat sur quatre), suivi par les milieux d'affaires et administratifs. Le secteur de la santé et le milieu juridique tiennent aussi une place importante (environ un candidat sur dix pour chacun des secteurs). Dans les rangs du Parti libéral, comme c'était le cas lors d'élections antérieures, les chefs d'entreprise, commerçants et administrateurs (avec une certaine propension à utiliser ce dernier vocable) se retrouvent en grand nombre (environ un candidat sur quatre), de même que les avocats et les notaires.

Par ailleurs, les deux principaux partis ont fait des efforts pour recruter des candidats et candidates un peu plus jeunes si bien que la moyenne d'âge a diminué dans les deux cas (47,8 au PQ et 46,1 au PLQ) par comparaison avec la moyenne d'âge du personnel élu en 1994. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu'un grand nombre de jeunes réussiront à se faire élire le 30 novembre. Il en est de même pour les femmes candidates qui sont un peu plus nombreuses que les élues (environ une femme pour trois hommes au PQ et au PLQ) : on est encore loin de la parité entre les sexes.

La conclusion de notre étude est qu'il existe des tendances lourdes qui ne varient pas considérablement d'une élection à l'autre. Les partis font élire des parlementaires hautement scolarisés, âgés de 35 à 54 ans, provenant de secteurs d'occupation tels que l'enseignement, le monde des affaires, l'administration et le droit. Il est probable qu'en dépit du renouvellement habituellement assez important du personnel politique, ceux et celles qui seront élus en novembre 1998 s'inscriront dans ce profil général. À moins d'une surprise... qui serait vraiment tout à fait surprenante.




Note(s)

1.  Daniel Gaxie, « Les logiques du recrutement politique », Revue française de science politique, vol. 30, no 1, février 1980, p. 6.

2.  Dans le cas du Québec, voir, par exemple, Robert Boily, « Les hommes politiques du Québec, 1867-1967 » in Vincent Lemieux (dir.), Personnel et partis politiques au Québec, Montréal, Boréal Express, 1982. Voir également Réjean Pelletier, « Les parlementaires québécois depuis cinquante ans  : continuité et renouvellement », Revue d'histoire de l'Amérique française, vol. 44, no 3, hiver 1991, p. 339-361 ; Gaston Deschênes et Jacques-André Grenier, Le Député québécois, 2e édition revue et augmentée, Québec, Publications du Québec, 1995, 96 p.

3.  Hanna Pitkin, The Concept of Representation, Berkeley, University of California Press, 1967, p. 60-143

4.  Réjean Pelletier, op. cit., p. 352-356.

5.  Au moment où ce texte a été complété, des élections étaient annoncées pour le 30 novembre 1998.

6.  Réjean Pelletier, op. cit. Voir également Réjean Pelletier, Partis politiques et société québécoise. De Duplessis à Bourassa, 1944-1970, Montréal, Québec/Amérique, 1989, en particulier p. 320-325.

7.  Pour ne citer que l'exemple de la France, voir Annie Collovald, « La République du militant. Recrutement et filières de la carrière politique des députés », in Pierre Birnbaum (dir.), Les Élites socialistes au pouvoir, 1981-1985, Paris, Presses universitaires de France, 1985, p. 37-52.

8.  Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1985.

9.  Réjean Pelletier, « Les parlementaires québécois depuis cinquante ans », p. 352.

10.  Réjean Pelletier, Partis politiques et société québécoise, op. cit., en particulier les chapitres 3 et 8.

11.  Réjean Pelletier, « Le personnel politique », Recherches sociographiques, vol. 25, no 1, janvier-avril 1984. Également « Les parlementaires québécois depuis cinquante ans », loc. cit.