Le CRTC bloque-t-il l'accès du public aux musiques du monde?

par Gonzalo Nunez

Des centaines de musiciens issus de tous les coins du monde survivent à Montréal sans pouvoir pratiquer leur métier dans des conditions justes et équitables. Pourquoi? Il y a plusieurs raisons pour expliquer leur condition. Une partie importante du problème tient du fait que les quotas francophones imposés par le CRTC aux radios FM commerciales et francophones ne laissent pratiquement aucune place aux rythmes et aux musiques du monde. L'autre partie du problème réside dans l'homogénéisation progressive du "son" de la radio FM commerciale et francophone.

L'appellation Worldbeat (Musique du monde) regroupe les genres musicaux qui n'entrent pas dans les catégories populaires - dance, pop, rock, rap, jazz, country, classique ou contemporaine - telles que définies par les formats rigides du CRTC. Plus précisément, on parle ici de la musique salsa, merengue, compa, zouk, soca, calypso, reggae, raï, africaine, antillaise, indienne, orientale... et ainsi de suite. Ce sont des musiques tout aussi complexes que celles ayant pris racines en Amérique du Nord ou en Europe, mais contrairement à celles-ci, elles ne font pas encore partie de la culture musicale des gens d'ici.

Pourtant, ces musiques interprétées par de grands musiciens établis au Québec depuis près de vingt ans séduisent constamment les publics québecois et canadien. Cela est évident, par exemple, quand on constate les foules nombreuses qui se rassemblent et dansent au son des musiques du monde dans le cadre des festivals d'été. C'est donc dire qu'il y a un intérêt réel tant chez le public québecois francophone qu'anglophone et qu'il y a, du même coup, une opportunité d'affaire encore inexploitée, un marché lucratif à conquérir.

Mais avant de se lancer dans la production et la promotion d'un enregistrement worldbeat, il faudra affronter et surmonter plusieurs obstacles de nature légale et structurelle.

Les quotas du CRTC

Au printemps de 1990, le CRTC décida de lever le moratoire qui prévalait depuis le début des années 80 et imposa de nouveaux quotas à toutes les stations de radio FM commerciales et francophones. Dorénavant, ce n'était plus 55% de chansons francophones que les dites stations de radio devraient faire tourner, mais bien 65%. Ainsi, il ne restait plus qu'un maigre 35% de chansons anglophones que les radiodiffuseurs francophones pouvaient légalement faire tourner.

Nul ne doute que ces quotas sont essentiels à la préservation du caractère culturel francophone du Québec. Cependant, ils nuisent à l'émergence des musiques du monde qui se trouvent dès lors sur un pied d'égalité et en compétition directe avec tous les produits anglophones provenant du Canada, de l'Angleterre, des Etats-Unis et de plusieurs autres pays anglophones.

En effet, pour le CRTC, le worldbeat chanté dans une langue autre que le français ou l'anglais rentre dans la même catégorie et le même pourcentage que la musique anglophone, soit 35%. Le premier obstacle se trouve dans cette façon de classifier et de comptabiliser le worldbeat comme s'il était une partie intégrale de la musique vocale d'expression anglaise.

Dans la réalité quotidienne d'une station de radio FM commerciale et francophone, ce problême se transforme en dilemne pour le directeur de la programmation. Qui choisir entre Tito Puente et Michael Jackson? Entre Baaba Maal et U2? Entre Bob Marley et Céline Dion? La réponse, vous l'aurez deviné, est simple. Donc, comment ces artistes, issus de cultures parfois lointaines et distinctes, peuvent-ils rivaliser pour une place sur les ondes radiophoniques du Québec avec de telles vedettes nationales et internationales?

Le "son" de la FM francophone et commerciale

Les quotas du CRTC ainsi que les barrières culturelles ne peuvent à eux seuls expliquer le fait que les musiques du monde aient du mal à se tailler une place auprès des stations de radio conventionnelles. En effet, un autre élément de taille vient compliquer la situation: les rythmes tropicaux et parfois mystérieux du worldbeat ne cadrent pas dans le "son commercial" des radios FM francophones (et anglophones) du Québec. Ce "son", on peut l'écouter et juger de sa valeur tous les jours sur les ondes de CKOI, CKMF, CIEL, CIT), CFGL. Un constat s'impose, selon Alain Brunet, journaliste au quotidien La Presse de Montréal: "l'homogénéisation progressive de la FM commerciale et francophone saute aux oreilles".1

Cette uniformisation du "son" de la radio FM commerciale et francophone est certainement l'obstacle structurel le plus difficile à surmonter pour le musicien et sa musique worldbeat. Le musicien devra réajuster sa musique ou carrément changer de style musical afin de cadrer dans ce concept rigide du "son" que recherche la radio commerciale. Car l'équation du succès se résume ainsi: pour vendre, il faut être connu. Et pour être connu, il faut tourner à la radio.2 Et pour tourner à la radio, il faut avoir le "son" spécifique de la FM commerciale.

Personne n'y échappe. Même les musiciens locaux doivent respecter cette règle non-écrite sanctionnée dans les faits par le CRTC puisque la levée du moratoire (en 1990) fut accompagnée d'un assouplissement des formats officiels tels que définis par le CRTC, ce qui eu pour effet, en termes concrets, d'uniformiser les "sons" des stations de radio FM commerciales et francophones. Toujours selon Brunet, "nombre de styles sont carrément évacués: le nouveau country, le hard rock et autres styles alternatifs ne peuvent trouver leur niche à la FM commerciale et francophone".3 Alors, imaginez un peu les difficultés des musiques du monde!

Autrement dit, les musiciens qui donnent dans le worldbeat doivent non seulement compétitionner contre leurs collègues anglophones et francophones, mais ils devront en plus posséder le "son" de la radio FM commerciale et francophone pour entendre leurs oeuvres musicales diffuser à la grandeur du Québec. Comme leurs chances sont pratiquement nulles s'ils ne changent pas de style musical, ces musiciens devront se satisfaire d'une diffusion minimale chez les stations communautaires, universitaires ou ethniques, ou encore s'exiler, tout recommencer en tentant leur chance ailleurs. On assiste ainsi, impuissant, à l'exode de musiciens talentueux.

Comme l'a si bien écrit Eve Méthot, rédactrice en chef de la revue Musicien Québécois: "L'industrie du disque fait souvent la sourde oreille tandis que la plupart des radios demeurent muettes. Au nom de la rentabilité, on mise davantage sur les recettes commerciales éprouvées."4

Triste constat.

Les solutions

Les musiciens et tous les gens impliqués dans la promotion/ production des musiques du monde ont beaucoup de travail à accomplir avant de pouvoir se tailler une place convenable dans le système canadien de radiodiffusion et dans les grilles de programmation musicale des stations de radio conventionnelles.

Voici quelques suggestions qui pourraient aider les musiciens et les gens de l'industrie à mieux se faire connaître ainsi qu'à mieux promouvoir les musiques du monde auprès du public canadien.

Pour les musiciens

  1. Les radios communautaires/étudiantes restent toujours les meilleures véhicules de promotion en ce qui concerne les musiques du monde et les musiques dites alternatives. Celles-ci sont toujours ouvertes à diffuser les musiques d'artistes locaux et internationaux peu connus, surtout quand leur son se démarque clairement de celui de la FM commerciale. Cependant, elles ne rejoignent qu'un public restreint.

  2. Les médias ethniques ont une force et une portée culturelle importante à l'intérieur de leur communauté respective. D'habitude, ces médiums (radio, télévision) se font un plaisir de diffuser tout matériel produit au Québec par des artistes issus de leur propre communauté puisque le contenu canadien leur fait habituellement défaut.

  3. Adopter un son commerciale est une solution que les musiciens devront considérer s'ils veulent vraiment faire le saut dans le monde des FM commerciales, quitte à y laisser leur intégrité musicale. Il leur faudra chanter presque exclusivement en français ou en anglais et donner dans les genres pop, rock ou "top 40".

  4. Prendre connaissance des nouvelles technologies de diffusion qui feront leur apparition sur le marché dans un avenir rapproché. La radio interacive, la radio numérique et la radio numérique cablée pourraient constituer d'importants véhicules de promotion pour les musiques du monde tant au Québec comme au Canada.

Pour les producteurs et promoteurs

  1. Créer un réseau de salles offrant en majeure partie une programmation dédiée aux musiques du monde. Cela aidera le milieu artistique/ethnique à se développer et survivre dans un contexte compétitif et économique difficile.

  2. Éxiger que les diffuseurs s'ouvrent au nouveau visage multi-ethnique du Québec à travers les musiques du mondes. Certains diffuseurs auront cependant des réticences à innover dans ce domaine dû au fait qu'ils se doivent d'attirer le plus grand nombre d'auditeurs ou de spectateurs possible pour maintenir ou augmenter leur cote d'écoute.

  3. Créer un organisme voué à la promotion des musiques du monde qui défendrait et ferait la promotion des musiques du monde et des musiciens issus des communautés culturelles. Un lobbying intense auprès des instances gouvernementales, du CRTC, de l'industrie du disque et des spectacles et des diffuseurs pourrait s'avérer productif à long terme.


Sources:

1 Brunet, Alain, "Pépère, notre radio FM?", Journal La Presse, Montréal, Québec, 17 avril 1993, page E1

2 Pontoreau, Pascale: "A qui la faute?", Journal Le Devoir, Montréal, Québec, 3 septembre 1993, vol.LXXXIV, no.205, p.1

3 Brunet, Alain: "Les normes du CRTC favorisent-elles l'uniformisation des FM? Oui, mais...", Journal La Presse, Montréal, Québec, 17 avril 1993, page E4

4 Méthot, Eve: "Etranger parmi les siens", Revue Musicien Québécois, Longueil, Québec, Novembre 1993, vol.5, no.5, p.5


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