Réflexions en post-production

Une caméra filme toujours dans les deux sens 1

[Image, 10K jpg par Yanick Létourneau

"Devant l'objectif, je suis à la fois: celui que je me crois, celui que je voudrais que l'on me croit, celui que le photographe me croit, et celui dont il se sert pour exhiber son art". 2
-- Roland Barthes

"N'oubliez pas que vous ne montrez jamais le monde, des histoires ou des choses incroyables; vous montrez toujours votre propre regard... "Montrer", ca ne fonctionne pas du tout sans dévoiler le regard, l'attitudes du regard" 3
-- Wim Wenders

C'est en 1993, lors d'un premier séjour au Burkina Faso, en Afrique de l'Ouest, que m'est venue l'idée d'y tourner un vidéo. Une année et quelques mois plus tard, après de longues démarches, le projet s'est concrétisé . Le tournage a eu lieu entre juin et septembre 1994.

Je suis actuellement à l'étape de post-production (montage). Ce vidéo, fruit de diverses rencontres, se développera autour d'une série d'entrevues réalisées auprès des jeunes de Ouagadougou (la capitale), sur le quotidien burkinabé.

La réalisation de ce vidéo m'a amener à réfléchir sur la pratique documentaire et sur les politiques de la "représentation". C'est à ce point que je me suis questionné sur ce que je connaissait de l'Afrique (avant mon séjour au Burkina) et sur l'origine de ces connaissances.

L'Afrique que j'ai rencontrée n'existe pas en Occident: n'existe (dans la plupart des cas) que des représentations folkloriques et partielles de la diversité africaine. Le quotidien, tel qu'il est présenté dans les médias, est évacué: on préfère la simplification et l'utilisations des stéréotypes pour décrire une situation. Le quotidien se résume à quelques oppositions binaires entre ethnies, à quelques commentaires alarmant sur l'état critique de l'Afrique: des généralisations sans nuances qui font de la région sub-saharienne un bloc monolithique et homogène. Il n'y a de place dans les médias que pour les déploiements spectaculaires de l'humanitaire salvateur.

J'en suis venu à la conclusion qu'il était nécessaire d'examiner la provenance des informations et connaissances qui sont produites sur l'Afrique (gouvernement, ONG, médias), et le type d'information (de représentation) qui est véhiculé par ces institutions (que ce soit par l'entremise de documentaire, d'activité d'éducation (de sensibilisation), ou tout simplement de divertissement).

"One way of doing this (if one has knowledge from a particular culture), is to say: But look, this is what is left out, this is what is covered over; this kind of construction is taking place, this kind of reading is being priviledged or, these series of readings are being priviledged; and then to ask, What is not there, what questions can't be asked?"4 -- Gayatri Spivak
Une image n'est jamais neutre;
la manipulation invisible du documentaire.

Un objectif est un système optique formé de lentille qui donne une image photographique. C'est aussi dans la langue francaise un adjectif ; être objectif, qui se définit dans le dictionnaire comme une description de la réalité (ou d'un jugement sur elle) indépendante des intérêts, des goûts, des préjugés de celui qui la fait. Les sens de ces deux termes se combinent et donnent naissances au concept du documentaire. Un documentaire est une création qui cherche à documenter le réel. C'est un "film instructif destiné à montrer des faits enregistrés et non élaborés pour l'occasion".5 Donc, qui se veut objectif dans sa représentation du réel; neutre, factuel...

Mais qu'est-ce que le "réel"?

Le réel serait-il la même chose pour tous? Y aurait-il plusieurs facons d'aborder, d'interpreter, de représenter le réel? Des cinéastes issus de milieux différents n'auront pas la même vision du monde, de leur monde à eux et du monde des autres; la facon de filmer un sujet, l'angle des prises de vues, tel cadrage plutôt qu'un autre, le montage. Bref, le regard du cinéaste présente donc la vision de celui qui est derrière la caméra (ou derrière le projet). Le "réel" est donc relatif; il est tributaire de la culture, de l'histoire et des valeurs de chacun. L'objectivité ne peut existé: c'est un mythe. Toute production, que ce soit une oeuvre de fiction, une publicité ou un documentaire, révèle toujours le regard de celui qui l'a produite.

"A documentary film is shot with three cameras: 1) the camera in the technical sense, 2) the filmaker's mind; and 3) the generic patterns of the documentary film which are founded on the expectations of the audience that patronizes it. For this reason one cannot simply say that documentary film portrays facts. It photographs isolated facts and factual context are excluded. The naive treatment of documentation therefore provides a unique opportunity to concoct fables. In and of itself, the documentary is no more realistic than the feature film" --Alexander Kluge, cited in Trinh T. Minh-Ha 6
La production d'un documentaire est la résultante de certains intérêts. Rien n'est fait pour rien. Derrière l'image il y a l'auteur. Derrière le film il y a l'institution. Derrière toute production se trouve un certains discours. Quelles soient privées ou gouvernementales ces productions véhiculent une certaine conception de l'Afrique, une certaines image qui se transmet dans certaines activités; reportages, articles (information), événements, spectacle (divertissement).

Ces conception imaginaire (idéologiques) ne sont certes pas neutre.

Les représentations de l'Afrique;
des productions "politique".

Ce que nous connaissons de l'Afrique nous est généralement transmis par la télévision, la presse, le cinéma, la publicité, les campagnes de sensibilisation au développement, les levées de fonds organisées par les Organisations non-gouvernementales (ONG), etc.

Ce sont ces sources d'information qui déterminent en grande partie notre vision de l'Afrique.

Ces images, ces discours ne sont jamais neutres; ils sont idéologiques (ex: idéologie du développement) et politique. Chacune d'entre elles proposent une certaine vision de l'Afrique. Chacune de ces institutions a des intérêts propres, des stratégies différentes employées selon les besoins et les objectifs des producteurs (Gouvernement, ONG, Cinéma, etc.).

J'ai pu regrouper ces sources d'informations en trois catégories:

Survolons maintenant ces trois catégories.

1. Les Médias d'information:

"L'actualité est déterminée par la télévision en fonction d'un critère qui n'est pas l'importance sociale, économique, politique de l'événement. Si un événement est riche en images, il est important pour la télévision; s'il est pauvre en images, il n'est pas important pour la télévision, donc il ne fait pas l'actualité." --Ignacio Ramonet 7
Les médias d'information, télévision et presse écrite, entretiennent par l'entremise de reportages négatifs, et a force de répétition, une perception négative de la réalité africaine: ils témoignent plus souvent qu'autrement, de la misère et de la douleur des populations éprouvées par les guerres, la misère, la famine et l'exploitation.

L'Afrique, d'après les médias, se résume au Rwanda, à la Somalie, et à l'Afrique du Sud. Normal, puisque c'est à ces endroits que se produisent les drames susceptibles d'intéresser une plus grande part de téléspectateurs.

L'équation que font les grandes chaînes d'information est simple: plus il y a de drame, plus est grande la cote d'écoute. Toute nouvelle potentiellement dramatique peut ainsi devenir spectacle; l'important n'étant pas d'offrir une information et d'en expliquer le contexte, mais bien d'exploiter le sensationnel de l'image; de créer l'émotion, faisant ainsi du réel un spectacle destine à mousser les cotes d'écoute.

Dans l'espace médiatique actuelle, l'Afrique contemporaine se résume à "la crise" (on répète à tout moment dans les médias que l'Afrique est en crise: dévaluation, dette, surpopulation: elle ne représente plus que 1% du commerce mondiale) N'existent que des événements disparates et sans liens, des guerres tribales qui nécessitent a chaque fois l'intervention d'une puissance étrangère pour régler le conflit.

Ainsi pour beaucoup d'individus, l'Afrique moderne est synonyme de faillite et de sous-développement. Cette perception négative contribue a l'isolation et a la marginalisation croissante de l'Afrique sub-saharienne par l'Occident et ses institutions économiques.

2. Les Organisations oeuvrant pour le développement:

L'ACDI (l'Agence canadienne pour le développement internationale) et les ONG (Organismes non-gouvernementaux) produisent chaque année des films et des documents qu'ils utilisent pour leurs campagnes d'information et de sensibilisation au développement.

Ces documents et ces films, ainsi que toutes les autres activités qu'ils encouragent, proposent une vision biaise de la réalité en présentant tout à travers l'unique angle du développement (leur vision du développement). Cette pratique conditionne, a force de répétition, la population canadienne a croire qu'il n'y a que misère et sous-développement en Afrique. Ces documents évacuent le "réel" (comprendre ici la diversité et les nuances que le réel peut contenir), préférant ainsi nous entretenir sur les bienfaits du développement.

C'est a se demander si ces organismes ne travaillent pas avant tout a leur propres intérêts en essayant de justifier aux populations qui les subventionnent, la raison même de leur existence, car, sans sous-développement, pas d'Aide Publique au Développement, et sans APD, pas d'ONG!

Il ne faut pas oublier que c'est grâce a l'APD que le Canada tisse ses relations internationales. Ces politiques ont des retombées économiques et politiques importantes qui accroissent l'influence du pays sur l'échiquier mondial. Ces films et documents sont en fait des publicités vantant les mérites et les bienfaits de ce "développement international".

La documentation issue des organismes gouvernementaux et non-gouvernementaux tente avant tout de justifier et d'entretenir l'illusion que nous développons les "pays sous-développés", ces "pays du Tiers-monde", alors que dans les faits, cette aide ne sert qu'a accroître notre influence et nos richesses en nous donnant bonne conscience.

Ces pratiques sont néfastes pour l'image de l'Afrique auprès de la population canadienne.

3. Les produits du divertissements et de la consommation:
(ou l'exploitation du lointain et de l'exotique)

Cette section fait référence à la publicité (Agences de voyages et autres...) ainsi qu'aux productions cinématographiques qui entretiennent les vieux clichés folkloriques d'une Afrique lointaine aux paysages exotiques, avec ses animaux et ses tribus sauvages.

Ces productions nient à l'Afrique (politique, culturelle, économique, etc.) son droit à l'existence, l'imaginaire occidental ayant prépondérance sur le réel africain (c'est avant tout une question de moyens).

La réalité de l'Afrique actuelle, telle qu'elle est véhiculée par les médias, est tellement négative qu'on s'en désintéresse progressivement.8 Les superproductions hollywoodiennes cherchent donc à faire revivre le passé d'avant les indépendances (passé colonial, ex: Out of Africa (1987)) ou à conserver le mythe de l'innocence naïve du "bon sauvage" qu'il nous faut préserver des malheurs de la civilisation industrielle (The Gods Must Be Crazy).

L'Afrique post-coloniale intéresse peu. On préfère l'Afrique d'hier à l'Afrique d'aujourd'hui. Une Afrique "mythifiée" au lieu d'une Afrique réelle, où celle-ci est "utilisée comme cadre et l'Africain comme la toile de fond à des histoires pour Européens"

(Paulin Soumanou Vieyra).

Le désir de représenter autre chose

"Le but n'est pas d'apporter LA VÉRITÉ, mais de POSER LE PROBLÈME de la vérité." 9

Mes séjours au Burkina Faso m'ont révélé mon ignorance à l'égard du continent africain et des cultures qui s'y côtoient. Mais encore plus, l'Afrique m'a révélé l'importance de la représentation et son utilisation (politique) dans la construction du "réel", essentiels dans la poursuite de certains intérêts. La réalisation du documentaire m'aura enseigner qu'il est impossible de produire une image objective et apolitique. Tout est question de perspective.

"...key issues in representing others were respect, accountability, and equal access to the means of production" -- Richard Fung10
Cet essai vidéo sera le témoin d'une rencontre.

Un apport personnel pouvant servir d'alternative aux images produites par les intérêts politico-économiques des institutions; un regard plus simple, à la limite naïf, qui tente, tant bien que mal, de se détacher de "l'idéologie du développement", de se libérer des carcans "hollywoodiens" et de se dégager des clichés sensationnalistes et misérabilistes que véhiculent nos médias d'information occidentaux. Bien sûr, le Burkina Faso ne pourra être mieux représenté que par l'entremise de son cinéma et grâce aux efforts louables de ses cinéastes, de Gaston Kaboré à Idrissa Oudraogo, en passant par Fanta Regina Nacro.

Ce vidéo tourné entre juin et août 1994 est actuellement en post-production chez VIDÉOGRAPHE inc. grâce à une entente de co-production. Ce vidéo n'aurait pu voir le jour sans l'aide de JEUNESSE DU MONDE (Quebec) et la CSN (Mtl).


1 Wenders, Wim. in "BREF 16; Une camera filme toujours dans deux directions" Fevrier/mars/avril 1993, Paris, p.23.

2 Barthes, Roland. in "La Chambre Claire", Edition de l'Etoile, Gallimard, Le Seuil, 1980, p.29.

3 Wenders, op.cit.

4 Spivak, Gayatri Chakravorty. The Post-Colonial Critic; Interviews, Strategies, Dialogues. Routledge, New York, 1990 p. 59

5 Micro Robert; Dictionnaire de Poche, 1989

6 Trinh T. Minh-Ha. When the Moon Waxes Red, Routledge, New York, 1991, p.39.

7 Ramonet, Ignacio. in "Alternatives: Ignacio Ramonet et le triomphe des images", Montreal, janvier 1995, p.3

8 Bien sûr, l'intérêt demeure pour le folklorique qui est toujours privilégié. On n'a qu'à voir les nombreux restaurants, cours de danse et boutiques d'art "ethniques" africain, qui attirent les "amis de l'Afrique".

9 Marsolais, Gilles. L'Aventure du Cinema Direct, Coll. Cinemaclub, Edition Seghers, Paris, 1989; 17

10 Fung, Richard. "Working through Cultural Appropriation" in FUSE, Summer 1993, Vol. XVI. p.22

Bibliographies:

Ukadike, Frank Nwachukwu. Black African Cinema, University Of California Press, Berkeley, Los Angeles, 1994.

Vieyra, Paulin Soumanou. Le Cinema et l'Afrique. Editions presence Africaine, Paris, 1969. Quelques films récents de l'Afrique sub-sahariene qui peuvent être vues à Montréal:

Bal Poussière (Cote-D'Ivoire, Henry Duparc, 1988)
Tilaï (Burkina Faso, Idrissa Ouédraogo, 1990)
Yaaba (Burkina Faso, Idrissa Ouedraogo, 1989)
Toubab bi (Sénégal, Moussa Touré, 1991)
Wend kuuni (Burkina Faso, Gaston Kabore, 1982)
Yeleen (Mali, Souleymane Cissé, 1987)
Gito l'Ingrat (Burundi, Léonce Ngabo, 1992)

Ces films et quelques autres sont disponsibles à l'Université Concordia au Media Resource Centre, au 3e étage du Hall Building.

Revues:
Le Nouvel Afrique-Asie
Jeune Afrique
Jeune Afrique Economie
Afrique Tribune


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