L'événement Miséricorde
par Caroline Martel
Le Québec a commencé à sortir du régime
conservateur et traditionaliste de Duplessis, premier ministre de 1935 à
1936 et de 1939 à 1960, à l'époque où la
télévision entrait dans les foyers québécois. Quand
elle est apparue, en 1952, la télévision a même
été, pourrait-on dire, une lumière pour aider le
Québec à s'échapper de cette <<Grande
noirceur>>. Elle a ainsi participé à l'ouverture des
Québécois francophones sur le monde et, surtout, leur a
renvoyé une image <<mass-médiatique>>
d'eux-mêmes pour la première fois. Ce phénomène
d'identification semble d'ailleurs être toujours en cours, puisqu'au
Canada les francophones consacrent deux tiers de leur temps devant la
télé à regarder leur programmation
télévisuelle --comparativement à 25% du temps des
anglophones. Si le petit écran a joué un rôle certain dans
la Révolution tranquille, il a aussi évolué en même
temps que le nationalisme québécois... Depuis, une des
manifestations les plus marquantes de notre culture nationale à la
télévision demeure celle des genres
télédramatiques. Genres originalement dérivés des
radio-romans (productions qui ont vraiment marqué le Québec de
l'époque), les téléromans, miniséries,
téléséries et dramatiques ne sont pas des versions
adaptées des modèles américains transnationaux. Ils sont
des genres à part entière. En fait, les
télédramatiques reflètent les particularismes des leurs
téléspectateurs, mais elles font plus: elles les articulent
à l'intérieur d'un certain discours... C'est donc un de ces
moments télévisuels <<importants>> au Québec
qui a attiré mon attention: une minisérie qui a fait beaucoup de
bruit l'automne dernier, Miséricorde.
Cet automne, un événement est venu souffler sur le flot de la télévision québécoise. Il avait été bien annoncé, il faut dire: un article sur <<les épouses du Christ>> et une rencontre avec Nathalie Mallette dans le spécial glamour ELLE QUéBEC, Marina Orsini <<Enfin de retour...>> à la Une de Châtelaine. Les revues spécialisées de télévision 1 avaient aussi fait de la lancée de Miséricorde leur sujet vedette avec photo-reportages et interviews exclusives... Enfin bref, la province était avertie: Miséricorde, une minisérie écrite par le fameux tandem Larouche-Tremblay, allait être présentée à Quatre saisons. Au programme: la passion de Marie Veilleux, une jeune fille des années 60 qui décide d'entrer chez les soeurs alors que le Québec amorce sa Révolution tranquille... <<Première mondiale>> (évidemment!), dixit la publicité du TéléPresse, les jeudis 17 et 24 novembre 1994, à 20h.
Il était parfait, le lancement de cette minisérie 2. Aussi, il attira davantage mon attention que l'émission elle-même. C'est donc de la mise en circulation de Miséricorde comme événement que j'ai souhaité rendre compte dans cette critique culturelle. Je me suis ainsi penchée sur les contextes particuliers de sa production (diffuseur, commanditaires, créateurs) et de sa réception. En effet, alors que les esprits s'agitent de plus belle à la veille d'un nouveau référendum, cette minisérie n'arrive pas tout à fait par hasard sur nos ondes télévisuelles; Miséricorde, comme texte, révèle le public québécois (à lui-même) et participe, à sa façon, à l'air du temps...
C'était la première fois dans sa courte histoire que Télévision Quatre saisons avait l'honneur d'offrir aux téléspectateurs québécois une production télédramatique prestigieuse. Et elle n'en était pas peu fière. On sait qu'à l'heure actuelle TQS est la station qui diffuse le moins d'émissions dignes de nos genres télévisuels nationaux: elle ne produit que Triplex, un téléroman destiné aux trente ans et plus 3 et diffuse Robocop, une traduction de la série américaine. On sait aussi par ailleurs que c'est TQS qui avait tenté il y a quelques années de populariser, en vain, La Maison Deschênes, un téléroman-savon quotidien à la sauce américaine... Est-ce un hasard si c'est sur ses ondes que Miséricorde, une minisérie de quatre heures dont la formule est plus fréquente à la télévision américaine 4, se trouvait lancée? En tout cas, le battage médiatique, ou l'aura de marketing qui l'entourait, fut notable.
C'était donc une première pour TQS que de s'associer à la production d'une saga nostalgique bien québécoise, genre <<de qualité>> dans lequel la télévision d'État s'est toujours spécialisée. La station privée s'est donc jointe à la compagnie privée Néofilms, boîte qui a étrangement de son côté publicisé l'événement en produisant une affiche au cachet éminemment cinématographique... 5 Elle compte également, il va sans dire, sur le concours de précieux commanditaires. Or, la présence de ces commanditaires peut, comme l'émission elle-même, être lue dans une perspective nationaliste. Le premier est Canadian Tire, qui, malgré son nom, peut s'inscrire tout de même dans un certain discours politique puisqu'il est considéré au Québec comme un détaillant <<d'ici>>. D'ailleurs, ses publicités du temps des fêtes sont réalisées avec des comédiens que les téléspectateurs québécois aiment, souvent des <<héros>> de télédramatiques 6. Le second commanditaire est l'association des Producteurs de lait du Canada dont, tout à coup, l'origine est <<masquée>>: <<Les produits laitiers de chez nous sont heureux de commanditer cette série prestigieuse. Choisissez les produits laitiers de chez nous; naturellement les meilleurs>>. Pour plusieurs Québécois, chez nous, ce n'est pas le Canada; encore vaudrait-il mieux être "Maître chez nous>>...
Toujours est-il que Miséricorde est lancée en grandes pompes, si bien qu'elle devient populaire avant même d'avoir été diffusée. Le jeudi précédant la grande première, toute la province a droit à un avant-goût de l'émission avec un making of spectaculaire d'une heure (sur les ondes de TQS bien sûr). Il faut dire cependant que le making of n'agit plus ici comme un documentaire révélant l'arrière-scène d'une grande production qu'il démystifie, démonte, démontre. Le making of ne banalise pas le texte télédramatique en exhib(itionn)ant la nature de sa fabrication. Il ne désamorce pas la présentation de ce qui deviendra un conte quasi mystique moderne bien québécois. Le making of même prendra la forme d'un mythe, comme le décrit le LAROUSSE, de récit populaire mettant en scène des êtres <<surhumains>> (ici, deux jeunes femmes qui se marient au Christ à la fin des années 60), dans lequel sont transposés des événements historiques, réels ou souhaités, ou dans lequel se projettent certains complexes individuels ou certaines structures sous-jacentes des rapports familiaux et sociaux... C'est un mythe, comme dirait Barthes, dont l'effet même est de masquer le discours qui structure son récit, son histoire... Le making of de Miséricorde devient donc un objet mythique racontant la grande aventure de l'équipe (de réalisateur, scénaristes, techniciens et comédiens, etc.) qui est responsable de la destinée de nos plus populaires oeuvres québécoises contemporaines. Le making of révèle les créateurs en charge de la re-création de nos légendes vivantes. La production de télédramatiques, en effet, est une entreprise qui fait la fierté des Québécois, à la fois pour le discours implicitement nationaliste que répand ses séries, mais aussi pour le fait que celles-ci sont presque à chaque fois des images de réussites. Elles font partie également du mouvement Québec inc.
L'équipe de Miséricorde, déjà connue, expérimentée, est prestigieuse. D'abord, les auteurs n'en sont pas à leurs premières armes. Connus pour leurs super téléséries Lance et compte, qui a littéralement renouvelé la façon de faire des télédramatiques au Québec à la fin des années 80, et Scoop, qui en est à sa quatrième année, Réjean Tremblay et Fabienne Larouche sont les conteurs modernes de l'heure. Ils ont initié des récits télévisuels prenant place dans des mondes jusqu'ici jamais dépeints dans les télédramatiques québécoises (les milieux du hockey et du journalisme; le monde des ambulanciers est à venir dans leur prochaine série, Urgence). Ils ont toujours eu recourt à une esthétique très actuelle, <<à l'américaine>>, qui modulait ainsi des trames narratives actives et rythmées. Quel étonnement de les voir s'aventurer dans un récit historique et de traiter d'un sujet historique, dramatique, austère et passionnel comme celui de Miséricorde! Aussi, c'est par cette incursion dans notre mémoire collective qu'ils se permettent, ouvertement cette fois-ci, de tenir un certain discours sur le Québec: <<J'espère que Miséricorde poussera le public à s'interroger sur le passé récent du Québec, confie Fabienne Larouche dans une entrevue pour TV HEBDO TéLéROMANS. Notre société a porté un jugement très sévère sur les prêtres et les religieuses dans les années 70. Or, malgré le grand balayage, les révolutions sociale et sexuelle, les gens se demandent encore où ils en sont...>> Et c'est à Réjean Tremblay de préciser, lors de l'émission de Sonia Benezra, qu'il ne souhaitait pas porter un regard moralisateur: <<T'as pas besoin de faire un discours sociologique pour comprendre qu'à un moment donné le Québec s'est pris en main, s'est modernisé.>> L'histoire de Miséricorde va effectivement faire ressortir cela.
La réalisation est assurée par Jean Beaudin (Le Matou, Les Filles de Caleb, Shehaweh, L'Or et le papier) qui avoue n'avoir jamais dirigé rien d'aussi bon. Cinéaste, il s'est d'abord fait connaître en réalisant des films dont la reconstitution historique était centrée autour de rôles féminins (J.A. Martin, Photographe, Cordelia)8. Aussi, comme réalisateur, il donnera des qualités <<cinématographiques>> à sa production destinée pour le petit écran: esthétique soignée, éclairages réalistes ou enluminés de mysticisme, musique aux chants transcendants assumés d'ailleurs par une des comédiennes principales 8. Il dispose d'un budget à faire crever d'envie les cinéastes à la course aux subventions gouvernementales. Enfin, la distribution nous sert des actrices et acteurs québécois imminents tels Monique Miller, Louise Portal, Andrée Lachapelle, Dorothée Berryman et Rémy Girard. Nathalie Millette, qui a déjà gagné le coeur des Québécois dans le rôle de la petite religieuse Berthe, meilleure amie d'Émilie (Marina Orsini) dans Les Filles de Caleb, va rejouer un rôle de soeur; ici comme meilleure amie de Marie, interprétée par nulle autre que Marina Orsini, actrice-fétiche de Jean Beaudin avec laquelle il a réalisé pas moins de 42 heures de fiction en cinq ans.
Marina Orsini est un cas qui fait figure au Québec. Née à Ville-Émard dans une famille italo-canadienne française, <<Marina>> a fait ses débuts à la télévision dans des annonces de sirop Sudafed versions anglaise et française. C'est dans Lance et compte qu'elle est découverte dans le rôle de Suzie Lambert. Soeur du joueur de hockey vedette, elle devient mannequin internationale, sort avec un Français et avec l'entraîneur de l'équipe du National. Figure modèle moderne. La fiction devient réalité lorsqu'une compagnie de maillots de bain lance une collection pour laquelle Marina Orsini est mannequin. Notons qu'elle paraît ensuite dans des publicités télévisées de la Loterie 6/42 de Loto-Québec où elle scande: <<C'est juste pour nous autres!>>. Elle est vraiment révélée dans la télésérie Les Filles de Caleb, série qui bat tous les records d'écoute 9. Elle incarne alors Émilie Bordeleau, jeune femme pleine d'idéal qui devient institutrice dans une école de rang à la fin du XIXe siècle, vit une relation passionnée avec un sexy gars des bois (Roy Dupuis), élève une dizaine d'enfants et puis vieillit... Figure de proue légendaire. Je me rappelle alors avoir feuilleté une revue populaire dans laquelle Marina Orsini était élue comme la plus belle femme au Québec par les Québécoises (elle n'arrivait qu'en sixième place selon les goûts de leurs homologues mâles) 10. Notons également que la poupée Émilie est désormais disponible chez Distribution aux consommateurs, à côté de Mickey et de Barbie. La saison suivante, on retrouve Marina Orsini la peau foncée, le sourcil fâché, les cuisses à l'air: elle incarne Shehaweh, une rebelle autochtone du temps de Jeanne Mance <<importée>> chez les Blancs français dans la minisérie Shehaweh. Figure historique. Fallait-il se surprendre de la retrouver, dans Miséricorde, au coeur de la Révolution tranquille, sous la cape d'une bonne soeur passionnée? Figure consacrée.
Marina Orsini est maintenant une figure irrémédiablement inscrite dans les histoires que l'on se raconte sur nous-mêmes sur nos ondes télé... Elle est comme un personnage fantasmagorique qui tient les premiers rôles quand notre imaginaire national voyage dans le temps 11. À travers elle on revisite l'histoire, on se souvient, on actualise notre mémoire. Marina Orsini peut également être associée avec les productions télédramatiques majeures des dernières années, les plus marquantes peut-être dans l'histoire de la télévision québécoise. Aussi est-il intéressant de la voir comme un fil conducteur significatif; <<On ne pense jamais à l'unification par les acteurs, disait Barthes, et pourtant c'est un très bon facteur sociologique d'homogénéisation du public et par là de la lecture.>> 12 Est-il étrange que l'on ait pour ainsi dire évacué le fait que Marina Orsini soit d'origine italienne et qu'on ait <<oublié>> qu'elle a joué en anglais dans un film qui n'a pas eu de succès? On s'apprête plutôt à l'accueillir à la porte du théâtre, école de nos grands acteurs québécois, lieu hautement valorisé par notre culture, par notre répertoire. Pourtant, Marina Orsini n'a pas de formation dramatique; elle se présente plutôt comme une fille simple et saine, ben ordinaire mais passionnée par la vie, qui a eu un jour la chance de faire de la télévision. Elle ne fait pas figure de star, car chez nous, on se reconnaît bien en elle.
Le dimanche précédant le lancement de la série, le talkshow de TQS Sonia Benezra <<Spécial dimanche>> est entièrement consacré à Miséricorde. Les grandes pompes sont toujours là, et l'émission débute avec les chants mystiques de la minisérie. La salle est décorée de chandelles. Lors de sa présentation, Sonia semble réellement émue, encore plus que d'habitude. Mais une fois les auteurs, les acteurs et le réalisateur arrivés, le ton devient plus drôle. Aussi, lorsque Fabienne Larouche raconte la motivation du personnage principal (<<On est toutes tombées en amour avec Jésus à quelques part... Je comprends pourquoi nous, les femmes, on idéalisait Jésus...>>), son mari remarque: <<Sur la plupart des photos, il est blond, il est grand avec une barbe alors que c'est un Juif du Moyen-Orient, il y a 2000 ans...>>. À ce moment-là, Sonia Benezra, qui est d'origine juive marocaine, change de sourire. Elle regarde le public en lui faisant tata: <<Hello! Hello!>>, elle rit, <<Il devait ressembler à mon frère!>>. Comme Marina, Sonia est devenue <<très Québécoise>>, elle ne peut cependant faire fi de ses origines... Ou presque. Puis on nous présente d'époustouflantes séquences extraites de la série. Aussi, si on a dûment pris connaissance des <<potins>> des revues spécialisées en télédramatiques, Miséricorde ne présente plus de secret. Néanmoins, comme près d'un Québécois sur quatre, on sera bien en poste lorsque l'événement télévisuel de l'automne surviendra à notre écran.
Enfin, le soir de Miséricorde arrive. Il ne sera pas question ce jeudi-là ni d'écouter Les Filles de Caleb en reprise (alors qu'Émilie et Ovila se marient!), ni Mourir d'amour, la série innovatrice de Radio-Québec, ni bien sûr The Simpsons ou Beverly Hills, 90 210 (même traduit en français à TVA) ou la conclusion des CBC mini series. Comme le vidéo a le pouvoir de transformer la simple zappeuse en collectrice, en critique et en connaisseuse, j'appuie sur PLAY + RECORD pour capter totalement l'événement Miséricorde. Je suis prête pour mon devoir de mémoire.
Les premières images, lumineuses, et les premiers sons, des chants <<purs>>, donnent le ton. Le thème d'ouverture est frappant: une soeur se suicide en se jetant en bas du jubé. L'idée de fond de Miséricorde est révélée: le récit mettra en scène l'exode de ces femmes religieuses, significatives dans l'histoire du Québec, qui sont passées d'une population de 4 243 à 930 entre 1961 et 1971. <<Cette évolution nous touchait comme Québécois>>, de souligner Fabienne Larouche dans 7 jours Édition spéciale Téléromans. C'est à travers Marie Veilleux, née en 1960, que l'on assistera à mer-veilleuse <<narration de la nation>> à la fin de son épopée religieuse. Marie Veilleux... Quelle Québécoise d'origine canadienne-française n'a pas aussi une Marie qui veille en elle? 13
Le thème <<des femmes>> est justement très présent dans l'oeuvre qui est en fait <<le bébé>> de Fabienne Larouche. Un peu comme Arlette Cousture l'a fait avec sa saga familiale des Filles de Caleb, Larouche voulait d'abord écrire des beaux personnages et une belle histoire de femmes. Marie et Édith, en Thelma and Louise rétro et locales, vont être confrontées à la règle de l'Église des hommes dont la parole est trompeuse, à leur propre désir et à celui des autres, à la sexualité, aux bouleversements de l'intérieur comme à ceux de l'extérieur. Le point de vue est féminin. Le texte télévisuel permet en particulier aux lectrices-téléspectatrices de se préparer, par le médium de son récit, à être confrontées à des problèmes similaires.
Miséricorde, comme toute autre série, suppose un certain bagage culturel chez ses téléspectateurs, un point de rencontre commun qu'elle n'a même pas à établir, mais qu'elle renforce certainement. À qui s'adresse-t-elle particulièrement? Aux femmes? Aux jeunes, aux plus vieux ou vieilles? À tous, me répond-on au service d'information de Quatre saisons. Si, comme catholique qui ne va à la messe qu'à Noël, je n'ai été interpellée ni par le contenu religieux de la minisérie ni été choquée par ses scènes d'amour torrides 14 ou autres signes sexuels singuliers 15, certaines responsables du Secrétariat général de la Conférence religieuse canadienne section Québec (CRCQ) y ont réagi beaucoup plus fortement. Dans un communiqué officiel qui est paru peu de temps après la fin de la série, appuyé par une pétition d'une centaine de signatures, des religieuses ont clamé que Miséricorde ne leur avait pas rendu justice. Comme la responsable de pastorale collégiale à qui j'ai parlé, cependant, il me semble plutôt que l'émission a bien réussi à traduire le visage humain de ces femmes qui ont eu à vivre les chambardements culturels et moraux d'une société en pleine mutation, dans les années 60...
Marie est issue d'une famille de sept enfants, typique du milieu rural de l'époque. Son père est joué par le comédien Rémy Girard, qui est, un peu comme Marina Orsini, un acteur-figure au Québec: dans Miséricorde, il est un bon papa agriculteur quelque peu dépassé par les femmes qu'il aime (son épouse féministe, sa fille Marie-Ève gogo-émancipée et Marie, pieuse). Le personnage d'Ernest Veilleux incarne même l'éveil des Québécois à l'aube de la Révolution tranquille: <<On a des cosmonautes qui se promènent dans l'espace, Montréal a le plus beau métro du monde, on a l'Expo universelle...>>. Il est en faveur de l'éducation et contre l'Institution catholique; <<Ça a pris 50 ans icitte pour qu'on s'ouvre les yeux sur les curés. Ça a pris Jean Lesage pour qu'on se rende compte qu'on se fait fourrer par toute ce qui porte une robe noire icitte au Québec>>. Comme si le Québec de l'époque, même s'il est devenu urbain, vivait à travers Ernest Veilleux. De même, c'est en écoutant le Manifeste du FLQ lu à la télévision qu'il fait une crise cardiaque...
Ainsi Miséricorde représente une époque marquante dans l'histoire du Québec, importante pour la définition de l'identité québécoise actuelle; quand on a cessé de s'appeler Canadiens-français et de n'être <<rien que nés pour un p'tit pain>> (dixit Marie-Ève, la soeur de Marie). La série montre ces tensions notamment par le choix des pièces musicales. Dans la première partie, avant 1970, toutes les chansons sont de langue anglaise: Elvis, les Beatles, When a Man Loves a Woman, les classiques, les clichés pour camper la période. D'ailleurs, Alain, profondément amoureux de Marie, ne l'impressionnera guère en chantant en anglais dans un groupe de covers de hit-parade des années 60. Par contre, dans la seconde partie, c'est avec Pierre qu'elle va succomber à la tentation. Dans une scène que j'ai trouvée particulièrement attendrissante et sympathique, Pierre, rebelle aussi passionné et idéaliste que Marie, mais pas catholique pour un sous, va lui déclarer son amour sur une cassette audio 16. Non seulement ai-je trouvé intéressant que l'événement narratif soit investi principalement dans la construction sonore du récit télévisuel, mais c'est surtout que l'annonce faite à Marie est dite sur un fond musical précis: des tounes d'Offenbach et d'Harmonium, groupes qui entraient en force dans le portrait culturel et politique des années 70 au Québec. Les télédramatiques, lieux de mémoire vivants? L'appel à la libération du Québec concorde avec celui du personnage interprété par notre Marina Orsini nationale. Quel beau moment de consommation télévisuelle qui interpelle les Québécois francophones! Après sa révolution tranquille bien à elle, après sa veille, Marie Veilleux va décider de s'émanciper. Pour reprendre l'idée de Bill Marshall, critique en visite au Québec qui a étudié le rôle d'Émilie dans Les Filles de Caleb, je dirais que Marie est une figure culturelle féminine qui est placée dans une relation de contradiction et d'affirmation au présent. Elle est à la fois représentative de son époque et en révolte contre elle.
À la veille d'une seconde consultation politique d'importance, les problématiques de société courantes dans les années 60 semblent revenir dans l'air. Des émissions sur les années 60 (Le Vent des années 60) et sur l'amour au Québec dans cette période (D'amour et d'eau bénite) jusqu'à nos jours ont été diffusées dernièrement à la télévision. Au théâtre il y a eut Helter Skelter, Cabaret Neiges noires et tout récemment la pièce 1968, création du Groupe multidisciplinaire de Montréal. Les étudiants retournent dans les rues pour manifester. Les années 70 continuent également à nous hanter: Octobre, de Pierre Falardeau, le retour de Beau Dommage, etc. Jusqu'à Marina Orsini qui est revenue au talk-show Sonia Benezra pour parler de son entrée au théâtre en compagnie de Paul Piché, chansonnier engagé comme on le sait pour la cause indépendantiste. Sommes toutes, le timing et la mise en place de Miséricorde étaient excellents...
On a souvent suggéré une lecture métaphorique des personnages de fiction au Québec en faisant de leurs alliances un commentaire sur la crise constitutionnelle canadienne (le Québec étant généralement le partenaire féminin). Bill Marshall l'explicite: <<The point concerning Québec is that so many of its cultural texts seem much more readily to lend themselves to allegorical interpretation and to a joining of individual and collective experience, because of the particular, though differing, nationalist policies and ideologies that have been hegemonic since 1960>>. 17 Aussi, dans leur polysémie, les propriétés symboliques du texte de Miséricorde se prêtent-elles bien à ce parallèle avec la situation politique actuelle. D'autant plus que Miséricorde semble ouvertement participer au national-populaire 18 québécois. Dans ce sens, sa production peut être vue comme une intervention. Si au moins les téléspectateurs pouvaient totalement s'identifier à l'émancipation de Marie Veilleux et suivre son mouvement d'affirmation...
Les producteurs de Miséricorde visaient un public d'un million et demi de spectateurs, ce qu'ils ont dépassé si l'on se fie aux sondages Nielsen (environ 1,6 million) et BBM (1,8 million). L'été prochain, les producteurs de notre projet de société auront-ils autant de succès avec la saga référendaire? Et comment l'événement continuera-t-il de souffler sur le flot de la télévision québécoise?
2 La minisérie est un genre télédramatique semblable aux téléséries; elle en diffère principalement par sa durée et sa structure narrative. Elle fait ainsi partie de la même famille générique que les téléromans, phénomènes télévisuels les plus typique du Québec.
3 Créneau que seuls les Américains avaient vraiment exploité jusque là, aux dires d'une journaliste du 7 jours Édition spéciale téléromans.
4 Et c'est à Fabienne Larouche, conceptrice de Miséricorde, de dire d'ailleurs à la revue 7 jours Édition spéciale téléromans: <<Au Québec, on n'est pas habitué à une télésérie de quatre heures diffusées en deux soirs, mais les Américains le font et ça va bien.>> On remarque par la même occasion le point de référence des auteurs: nos voisins du sud.
5 Cette affiche, qu'il m'a été donné de voir seulement à la Cinémathèque québécoise, est très intéressante à analyser. Elle est composée d'une image dessinée d'une silhouette, que l'on reconnaîtra comme étant celle de Marie, postée en transe devant une <<ouverture>> dans le mur de sa chambre. Cette <<ouverture>> de forme carrée, de laquelle sort une splendeur jaune, peut être perçue de plusieurs manières. La première impression qu'elle m'a donnée est celle d'un écran de télé regardé en secret dans la noirceur! Pour l'employé de la Cinémathèque qui m'accompagnait, la lumière chaude sortant de l'<<ouverture>> évoquait rien de moins que le feu de l'enfer, de la damnation et de la passion! Sans doute voulait-on à l'origine suggérer que la lueur dorée, éblouissante, était en fait l'illumination de Jésus pendu sur son crucifix dans la chambre de Marie...
6 Cette année, Denis Bouchard, de Au nom du père et du fils; il y a quelques années, Carl Marotte, de Lance et compte.
7 Comme le mentionne Catherine Saouter dans <<Le téléroman, art de nouveaux conteurs: formes et influences du récit téléromanesque>> in Recherches sociographiques, XXXIII, 2, 1992: 259-276.
8 C'est aussi Nathalie Mallette qui avait fait les voix sur la très belle trame musicale des Filles de Caleb de Richard Grégoire.
9 Cette déclaration pourrait être en effet prise à la lettre selon Roger de la Garde, professeur à l'Univerité Laval: Les filles de Caleb, émission écoutée par 68% des Québécois francophones, aurait proportionnellement eu une part de marché supérieure à celles de la dernière épisode de M.A.S.H. et de l'épisode <<Qui a tué J.R.>> de Dallas aux États-Unis!
10 Encore, tout dernièrement, à la question posée dans la revue Les Ailes de la mode, <<En qui aimeriez-vous être réincarnée? (personnalité connue)>>, les lectrices choisissaient Marina Orsini, tout juste après Claudia Schieffer et avant Cindy Crawford. À noter que les Québécoises Andrée Lachapelle et Lara Fabian arrivaient respectivement en quatrième et cinquième positions.
11 Cela me rappelle Il était une fois l'homme, bande dessinée historique que j'écoutais à Radio-Québec quand j'étais petite. La série mettait en place des personnages évoluant continuellement de la préhistoire jusqu'au XXIe siècle, comme elle fût suivie par Il était une fois l'espace...
12 BARTHES, Rolland, Le grain de la voix: Entretiens 1962-1980, Seuil, Paris, 1981: 38.
13 C'est par ailleurs une réalité qui m'est chaque fois rappellée lorsque j'utilise le nom de courier électronique que l'Université Concordia m'a donné: MSBC_MA = Marie Suzanne Brigitte Caroline Martel!
14 Dont celle du bateau présentée sur une trame musicale d'Ave Marie, scène de baise déclarée <<la plus originale de l'année>> par Nathalie Collard, critique de la revue VOIR.
15 Dont une allusion à la masturbation plus subtile que dans Léolo!
16 La conclusion dramatique de la série repose également sur un événement sonore, avec la voix-off de Marie. Cela donne une fin originale, quoiqu'un peu surprenante et pas très convaincante au niveau narratif.
17 MARSHALL, Bill, <<Gender, Narrative and National Identity in Les Filles de Caleb>> (non publié), mai 1992: 5.
18 Le national populaire, selon Gramsci, se définirait comme le sens de l'histoire des formes culturelles associées avec le pouvoir national. C'est le champs à travers lequel est organisé le projet national par le biais du populaire, dans la sphère publique.