Nicolas Rigaud*
«Sur lui-même, sur son corps et son esprit, lindividu est souverain.» Cette citation de JS Mill (1) semble être devenue à peu près inévitable dès quil sagit de défendre certaines pratiques privées contre leur pénalisation par lÉtat (prostitution, usage de drogues, etc.). Le rapport Human Reproductive Technologies and the Law, publié en mars dernier par le Science and Technology Select Committee de la Chambre des Communes britannique, ne déroge pas à cette règle (2). Développant des propositions dinspiration libertarienne, ce rapport bouscule une large part du cadre mis en place en 1990 au Royaume-Uni par le Human Fertilisation and Embryology (HFE) Act dans le champ de la reproduction assistée. Sélection des embryons humains et de leur sexe, thérapie génique, disparition de lévaluation morale des candidats à une fécondation in vitro (FIV) et clonage reproductif font en effet lobjet dune réflexion originale, inspirée par le primat de la liberté individuelle. Le document a suscité lopposition scandalisée dassociations religieuses, médicales et citoyennes. Le Select Committee lui-même a terminé ses travaux dans la division, incapable dadopter à lunanimité ce que certains de ses membres ont nommé «le rapport Frankenstein». Toutefois, loin dêtre incompréhensible, ce texte, tout en décrivant un monde possible, révèle un ensemble de tensions inhérentes à lencadrement des techniques de reproduction assistée.
Le primat de la liberté individuelle
Le projet initial du rapport parlementaire était dévaluer la pertinence du HFE Act dans le contexte contemporain, notamment le rôle de la HFE Authority, commission chargée depuis 1990 de veiller au bon respect des principes de lActe. Celle-ci rédige chaque année un code de bonne conduite à destination des chercheurs et praticiens, en fonction duquel ses Licence Committees délivrent, ou non, les accréditations demandées par les laboratoires. La rédaction du code confère à lAutorité un pouvoir de discrétion assez important, lui permettant dempêcher en pratique ce que lActe ninterdit pas explicitement, par exemple la sélection dun embryon pour des raisons non médicales. Le rapport parlementaire, qui reconnaît lutilité du code de bonne conduite pour guider la pratique et aider les Licence Committees, critique certaines décisions de ce code et soppose au glissement dun pouvoir dinterprétation et dapplication de la règle à un pouvoir de définition de celle-ci.
Le rapport ne relève pas seulement de lévaluation technique ou administrative. Il propose un changement radical de perspective politique, au nom du primat de la liberté individuelle. Selon ce texte, celle-ci implique en effet de réduire lintervention directe des agences dÉtat dans le domaine de la reproduction assistée, qui doit surtout demeurer du ressort des individus concernés, de leurs médecins et des chercheurs qui oeuvrent pour leur bien. Le primat de la liberté individuelle implique aussi dinverser la logique du principe de précaution: la précaution consiste désormais à ninterdire que ce qui a été reconnu dangereux et scandaleux une fois mis en oeuvre. Il ne serait pas éthique, en effet, de limiter laction des individus sans raison précise. «La prétention quune pratique fait du tort à la société ou à des patients doit être démontrée avant que davantage de progrès ne soit freiné sans justification» (3). Forte réduction de laction de lÉtat et inversion de la charge de la preuve, telles sont les deux marques de linspiration libertarienne revendiquée par ce rapport.
Fécondation in vitro: lopposition au paternalisme médical
Dans le cadre conceptuel adopté par ce rapport, une «autorité experte» telle que la HFE Authority na pas à simmiscer directement dans les choix de reproduction individuels et privés, pas plus quelle ne doit définir ce qui est désirable et ce qui ne lest pas. Lindividu doit pouvoir choisir en toute souveraineté tant que ses choix ne relèvent pas dune infraction, dun délit ou dun crime. Des comités déthique médicale peuvent graduellement déterminer les bonnes pratiques et conseiller lindividu concerné, mais rien de plus. En ce sens, le rapport soppose fermement à toute évaluation du «bien-être de lenfant» dans lexamen dune demande de fécondation in vitro. Il considère que ces pratiques, qui relèvent de linquisition, cautionnent un système paternaliste, dans lequel le médecin juge de létat normal ou anormal de la société et décide de la légitimité dun individu à procréer, selon des principes aussi controversés que la nécessité pour un enfant davoir un père. Selon ce rapport, aucun individu, quil rentre dans la norme ou quil sen écarte, ne peut être éthiquement jugé illégitime à procréer. Lévaluation du bien-être potentiel de lenfant à naître par FIV nest pas seulement techniquement irréalisable, cest aussi un instrument de «discrimination» qui heurte notamment des «familles non-conventionnelles».
Sélection du sexe pour des raisons sociales
De même, selon ce rapport, et à lencontre du code de bonne conduite de la HFE Authority, la sélection du sexe par diagnostic préimplantatoire (DPI) devrait être permise quelles quen soient les raisons. Largument nest pas médical: il ne sagit pas seulement, comme le permet lAutorité, déviter par exemple le développement de pathologies liées au chromosome X (hémophilie, myopathie de Duchenne et de Becker, syndrome de lX fragile, etc.). Bien au contraire, ce nest pas le rôle dune commission étatique de se prononcer sur ce quune équipe médicale peut examiner par DPI. Il sagit surtout daffirmer la liberté de reproduction des individus et leur droit à utiliser les techniques actuelles dès lors quelles sont au point, y compris leur droit à choisir le sexe dun embryon, par DPI ou par sélection du sperme, afin «déquilibrer» une famille: «La charge de la preuve devrait incomber à ceux qui sopposent à la sélection du sexe pour des raisons sociales (
). Nous ne trouvons pas de justification adéquate pour interdire lusage de la sélection du sexe pour léquilibre familial» (4).
Dautres pays comme lInde, la Chine, Israël ou la Corée du Sud autorisent ou pratiquent déjà la sélection du sexe pour des raisons non médicales. La proposition du rapport nen a pas moins été vertement critiquée, notamment par la British Medical Association dans sa réponse publique au rapport: «Nous sommes particulièrement opposés à des propositions qui autoriseraient les parents à sélectionner le genre de leur enfant pour des raisons sociales. Il est important de conserver un équilibre entre les droits de la personne qui cherche un traitement, les intérêts du nouveau-né et les intérêts légitimes de la société» (5). De nombreuses associations se sont ralliées à cette opposition, notamment la Human Genetics Alert, pour laquelle «la sélection du sexe ne devrait pas être autorisée, car elle change les enfants en objets de consommation et laisse des stéréotypes sur les genres déterminer qui sera mis au monde» (6).
Eugénisme individuel
De manière intéressante, dailleurs, largument de la liberté individuelle ne contredit pas une certaine promotion de leugénisme dans ce rapport: «Si assurer que votre enfant soit moins à risque dêtre confronté à une maladie débilitante au cours de sa vie peut recevoir lappellation eugénisme, nous navons aucun problème avec son utilisation. Les programmes dÉtat qui imposent un modèle génétique sont une autre affaire. Ils devraient être mis hors-la-loi par toute régulation sur la reproduction assistée. Le mot eugénisme ne doit pas être utilisé comme un terme émotif pour signifier un abus et obscurcir le débat rationnel» (7). Ce faisant, le rapport confond toutefois allègrement maladie débilitante, risque pathologique et handicap. Il suppose que les individus verront toujours toute condition ou tout risque pathologique comme un mal et soutient même leur droit à bénéficier dune éventuelle thérapie germinale. La thérapie «germinale», par opposition à la thérapie «somatique», porte sur le code génétique des cellules sexuelles, qui se transmet de génération en génération. De nombreux textes de régulation, y compris le HFE Act, sopposent à cette forme de modification volontaire de lespèce humaine, notamment parce quelle risque dappauvrir le génome humain ou même de le rendre moins résistant à un environnement changeant. Le Select Committee, pour sa part, défend le droit des individus à agir de la sorte sur leur propre descendance, quitte à brouiller, dune part, la distinction entre «être porteur dune mutation génétique» et «être effectivement atteint dune maladie génétique», et, dautre part, à négliger lutilité de certaines mutations dans des climats ou des zones géographiques particulières. Selon le rapport: «Une thérapie germinale effective et sûre, pour traiter les maladies génétiques sérieuses, résulterait en une réduction de la mortalité et de la morbidité infantiles, et du nombre davortements et dembryons détruits» (8). Dans ce rapport qui rêve à la modification de lespèce selon un modèle dêtre humain plus sain, et qui suppose que celle-ci sera la conséquence naturelle de volontés individuelles conjuguées, lhorizon est explicitement eugénique.
Régulation locale de la recherche, clonage reproductif et rôle du Parlement
La régulation de la recherche fait lobjet de la même perspective. Dune part, le rapport préfère nettement le système déjà bien en place des comités déthique locaux travaillant en réseaux à une supervision «den haut», jugée bureaucratique, assez abstraite et peu dynamique. Dautre part, le principe de précaution subit à nouveau une lecture inversée, notamment au sujet du clonage reproductif: «Sil doit y avoir une interdiction totale de toute forme de clonage reproductif, il est important quelle soit soutenue par des arguments (
) expliquant pourquoi une telle technique devrait être bannie (
). Sans de tels arguments, une interdiction absolue et indéfinie ne saurait être considérée rationnelle. Le refus du ministère dentrer dans quelque discussion sur le clonage reproductif nest pas un point de départ encourageant» (9). Enfin, critiquant la tendance de la HFE Authority à prendre des décisions de régulation et non pas simplement déduire des règles à partir du HFE Act, le rapport insiste sur le fait que seul le Parlement, parce quil est politiquement responsable, a le pouvoir légitime de définir les pratiques inadmissibles, en sappuyant sur le débat public. Pour préserver la «confiance publique» dans ces domaines sensibles, il convient de ne pas abandonner un tel pouvoir à une commission technique.
Il est peu surprenant que les conclusions du rapport aient provoqué lindignation, non seulement de la société civile, mais également de cinq membres du Select Committee. Pour peu quon associe ces conclusions aux argumentations éthiques et aux conceptions politiques qui les fondent, ce document a toutefois le mérite de permettre un débat précis et fructueux sur lextension de la liberté individuelle, la répartition des compétences étatiques et le rôle du public dans lencadrement des techniques de reproduction assistée.
*Nicolas Rigaud est professeur de philosophie en disponibilité et doctorant en science politique. Lauréat dune Bourse Lavoisier, il mène à lUniversité dOxford (Department of Politics and International Relations) une thèse comparative sur la diffusion des tests génétiques dans les domaines de lassurance et de lemploi au Royaume-Uni, aux États-Unis et en France. Il collabore régulièrement à différentes revues.
Références
(1) «Over himself, over his own body and mind, the individual is sovereign». In: Mill JS. Utilitarianism & On Liberty, (ed. M. Warnock). Fontana Press, 1962.
(2) UK House of Commons Science and Technology Committee. Human Reproductive Technologies and the Law: Fifth Report of Session 2004-05. Volume I (Report, together with formal minutes). London: The Stationery Office Limited, 24 March 2005:
http://www.publications.parliament.uk/pa/cm200405/cmselect/
cmsctech/cmsctech.htm
(3) Ibid, p. 22 (traduction libre).
(4) Ibid, p. 64 (traduction libre).
(5) «BMA response to the science and technology select committee report on human reproductive technologies and the law». Medical News Today 24 March 2005 (traduction libre):
http://www.medicalnewstoday.com/medicalnews.php?newsid=21763
(6) Human Genetics Alert. Human Genetics Alert comments on report on Reproductive Technologies and the Law. Media Release, 23 March 2005 (traduction libre):
http://www.hgalert.org/pReleases/pr23-03-05.htm
(7) UK House of Commons Science and Technology Committee. Human Reproductive Technologies and the Law: Fifth Report of Session 2004-05, supra note (2), p. 55 (traduction libre).
(8) Ibid, p. 39 (traduction libre).
(9) Ibid, p. 35 (traduction libre).
|