Lart biotech ou quand lart se fait chair
Ils jouent avec la peau, le cur des grenouilles, des ovules, des papillons, lADN et des amas cellulaires. Les bioartistes, complices ou transgresseurs, décomposent les êtres vivants, sondant comme par miroir les démarches biotechnologiques. Exposé actuellement en France, cet art biotech dérange et nous interroge sur notre rapport au vivant.
Dorothée Benoit Browaeys
Ça grouille sous les lampes. Des poupées semi-vivantes dans un bioréacteur ou fixées au formol dans de petits tubes de verre suspendus à une spirale métallique, des peaux humaines tatouées recroquevillées dans des bocaux, des colonies de bactéries qui mutent à chaque clic dun visiteur, des ovules à consommer comme du «caviar humain»
Le grand marché de lart biotech sest ouvert à Nantes (France) le 14 mars 2003(1), en labsence du lapin fluorescent dEduardo Kac, figure emblématique de ces êtres vivants promus au statut duvres dart. Des uvres insolites qui jouent avec la vie, explorent ce que nous sommes
Recherche didentité jusquau fond des têtes avec les portraits fonctionnels de Marta de Menezes à partir desquels nous visitons, par coupes de cerveau successives (résonance magnétique nucléaire), ce quil y a derrière le masque dermique dun charmant visage féminin. Pas de refuge, ni de réconfort côté nourriture: nous sommes conviés, en mai, à venir manger les steaks de grenouilles -mis en culture par les artistes australiens du laboratoire SymbioticA-, qui auront poussé tout le temps de lexposition.
Dans un tel déploiement biotechnique, cerné par ces pans de vies partielles et artificielles, on se sent presque devenir objet. Mis en miettes en tout cas. Toutes ces oeuvres opèrent un court-circuit. Elles acculent chacun à voir, sentir, abolir «le découpage entre le froid de la démarche scientifique qui dépossède, aseptise et lunivers des corps chauds familiers et foyers de nos existences», selon les termes de lartiste slovène Polana Tratnik qui crée la confusion entre peau et latex. Lartifice biologique visite la frontière entre lhumain, les morceaux vivants et les bourgeonnements cellulaires. En trafiquant les processus du vivant, les artistes sapproprient les outils techniques des scientifiques et avec eux tentent dapprivoiser les ficelles de la vie. Après la dissection des corps ou la plastination selon Gunther von Hagens (cf. l'article Körperwelten, ou l'art de briser les tabous, dans la section Archives de L'Observatoire de la génétique), et la décomposition en pièces détachées organiques ou moléculaires, le mode exploratoire se fait bricolage du vivant. À limage de la biologie actuelle qui opère par désintégrations.
Dans un tel contexte, les artistes sont-ils libres dexplorer la nature du vivant? Ont-ils le choix de leurs outils? Immergés dans les laboratoires de recherche, peuvent-ils conserver la distance qui leur permet de penser la vie hors de lapproche scientifique forcément réductionniste? Ont-ils la possibilité dinventer des représentations affranchies des corps-machines? Et quelle beauté sont-ils donc capables de mettre au jour? Commissaire de lexposition, Jens Hauser a rassemblé artistes, philosophes et scientifiques le 15 mars afin de débattre de certaines de ces questions. «Cet art dérange parce quil met en scène nos peurs et les contradictions de ce que lon nous annonce comme la révolution biotechnologique, constate-t-il dans son introduction à lévénement, (
), parce quil pousse les procédés biotechnologiques jusquà leur application paradoxale ou tout simplement esthétique ou poétique, détournant ainsi lhabituel discours utilitariste qui nous promet un avenir radieux. Parce quici lart contemporain descend littéralement dans la vie. Cet art biotech attise le débat public: il recherche non pas le consensus mais son contraire».
Alors quAristote, au IVe siècle av. J.-C., définissait la démarche artistique comme une imitation de la nature, cette référence na plus cours depuis plus dun siècle en Occident. Et lengouement de certains pour le «remodelage amorcé» des êtres vivants (OGM, animaux transgéniques, médicaments recombinants, etc.), comme Gregory Stock qui vient de publier Redesigning Humans(2), place les artistes devant un monde vivant non plus seulement domestiqué mais refabriqué. «La biologie nest plus naturelle», lançait Henri Atlan le 24 mars à lÉcole Normale supérieure (ENSParis) en introduction à sa conférence sur les utérus artificiels. Quand lordre naturel ne fait plus référence et quand le même amas de cellules peut être appelé tantôt embryon, tantôt artefact, les artistes en viennent à questionner les modes de fabrication dorganismes, et leurs effets dans nos société: de fait, ils exhibent les produits vivants hors de leur contexte. Ainsi, la «lapine fluo» dEduardo Kac nest pas une uvre dart en elle-même. Cest sa mise en scène hors laboratoire qui suscite lémotion: soudain, on réalise que les êtres vivants qui nous entourent sont des fabrications. Mais en révélant le projet scientifique et métaphysique dans ses monstruosités (la souris momifiée avec une oreille humaine greffée sur son dos exposée par Marion Laval-Jeantet), en parodiant les prouesses biotechniques, lartiste fait-il office de «calmant» pour les consciences? Permet-il une acclimatation à ce nouvel écosystème artificiel? Est-il un collaborateur ou un provocateur?
Pour certains, «cest merveilleux de faire du génie génétique pour changer le monde, faire pousser des immeubles, couvrir des maisons avec de la peau de crocodile». Celui qui sexprime ainsi sappelle Joe Davis, grand adepte du déterminisme moléculaire et de la provocation! Il travaille au département de biologie du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et voit dans lingénierie moléculaire l«occasion de reconstruire le jardin perdu». «La vie, cest le code, résume-t-il. Bien sûr, on na pas trouvé le gène qui nous rend humain, ni celui de lespoir, mais on peut ajouter des éléments pour retrouver lharmonie, la connaissance parfaite». Il aime ainsi traduire les phrases des plus grands sages en mots chimiques, séquences basées sur le code génétique. Il a greffé dans le génome dune drosophile, une séquence dADN, traduction littérale dun vers dHéraclite. Résultat: la naissance dune mouche aux yeux blancs. Il a également traduit en code numérique, puis en langage génétique quil considère comme «naturel», une image de la voie lactée. Pour lui, lADN, cest le Verbe du Commencement, lorigine. Cette vision lui a inspiré de minuscules tableaux, images DNAgraphiques où lADN tient lieu démulsion. «Jai choisi le nu féminin comme sujet, à la manière de lOrigine du monde de Gustave Courbet, explique-t-il. Car lADN a longtemps attendu dêtre révélé, comme le tableau de Courbet». Toujours dans lidée des conversions codées, il a réalisé un microscope audio qui «fait entendre lactivité de microorganismes» en transformant des signaux optiques en messages sonores. Fascinantes, ces productions ne se révèlent pas aussi innovantes quelles le paraissent, car elles ne font que transcrire un message (redondance) sans révéler de sens nouveau. On peut sinterroger en outre sur lenfermement conceptuel induit par la réduction de la vie à un système programmé?
Éviter que la réalité passe pour de la fiction
Se dissociant de lapproche de Joe Davis, Eduardo Kac (Institute of Chicago School of the Art) considère que «le vivant nexiste pas sans communication. On transforme en marchandises les éléments de vie. On fétichise les gènes, les protéines
Jai exposé des animaux fluorescents pour exprimer ce que font les biotechnologies aujourdhui. Montrer ce qui ne se voit pas. Ma lapine Alba est le pont entre José Bové et Raël. Il faut éviter que la réalité passe pour de la fiction!» Selon Eduardo Kac, «lart, cest la philosophie à létat sauvage». Pour lui, il faut sortir les créations vivantes des laboratoires pour que les gens prennent conscience des changements qui saccomplissent aujourdhui.
Ancien designer industriel, Oron Catts a fondé le laboratoire SymbioticA, à lUniversité dAustralie occidentale de Perth (UWA), pour «expérimenter sur la vie» avec des outils scientifiques et initier des débats sur lusage des biotechs et leurs scénarios (développement de cultures transgéniques, réparation des corps par thérapie génique, troupeaux de clones) en mettant en scène la culture de tissus, les biopolymères, le corps réparé, lélevage industriel
. «Le remplacement de la manufacture au profit de la culture est en marche, décrit-il. On travaille de plus en plus à régénérer des peaux, des articulations, des tissus osseux et on pourra donc bientôt adapter le corps ou lorner de nouveaux éléments inédits (peau colorée, coquillage vivant, troisième oreille ou troisième bras
)». Le groupe dOron Catts produit des cultures de tissus (steaks en réacteurs) pour saffranchir des sacrifices animaux dans les abattoirs. Il revisite létrangeté de ces «vies partielles» qui rappellent explicitement les organes en culture réalisés par Alexis Carrel dans les années 1930 et sa folie eugéniste. Inversement, le groupe explore la charge émotionnelle que peuvent recevoir des poupées semi-vivantes constituées damas de cellules sur polymère et habillées de sutures dégradables. Versions modernes des poupées guatémaltèques, ces êtres symboliques deviennent des confidents auxquels on peut confier ses soucis. À la fin de lexposition, les visiteurs pourront les toucher, ce qui les mettra à mort par contamination bactérienne. Quand le contact devient mortifère
Poursuivant la même logique de dislocation Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin, le duo français Art Orienté Objet, réalisent des biopsies de leurs peaux tatouées et hybridées. «La biotechnologie nous permet de produire des accouplements artificiels», décrit Marion Laval-Jeantet qui a essayé de se greffer cet «enfant dermique» moyennant un bel érythème! Elle explique: «Nous cherchons une matérialisation dans le monde de nos liens et de ceux que nous avons avec les animaux. La barrière des espèces nest pas signifiante pour nous et je prépare une action symbolique avec le Muséum dhistoire naturelle de Paris (MNHN). Par une injection de sang de panda, je veux montrer comment le panda peut vivre en moi. Cela rejoint des rituels pygmées dinitiation au cours desquels lindividu devient lui-même animal pour prendre possession dentités de la forêt. Il sagit dune insertion viscérale dans le monde (immersion) qui transforme radicalement le rapport au vivant».
Intégrité et appartenance
Loin de la mise en miettes opérée par la biologie moléculaire depuis cinquante ans, Marta de Menezes -dont les démarches se font toujours en symbiose avec des scientifiques dans leurs laboratoires- a créé, en piquant des chrysalides, des papillons portant des motifs modifiés sur une de leurs ailes. «Cette asymétrie souligne les différences et les similitudes entre le manipulé et le non-manipulé. Que reste-t-il de la Nature?», demande-t-elle.
Cette approche intégrée devient écosystémique chez lartiste George Gessert qui prolonge la tradition du photographe et horticulteur Edward Steichen (collection de delphiniums exposée dès 1936 à New York). Forgé par une enfance au cur des forêts et des uvres dart du paysage orientales, George Gessert présente à Nantes l«art de lévolution», une série de photos de fleurs uniques issues dune sorte de darwinisme inversé où la qualité ornementale prime sur les critères esthétiques dominants. Le grand ennemi de Gessert: le kitsch. Cet homme délicat et réservé conçoit le monde en tant que «coévolution des êtres vivants qui ne vivent pas que pour eux seuls. Lart chinois du paysage ma expliqué le monde». Ici, la référence à un ensemble, la notion dappartenance à une histoire inverse la primauté de lindividu biologique défini par son génome..
Sinscrivant dans ce même contre-courant «écosystémique», Isabelle Rieusset-Lemarié, sociologue à lUniversité Paris X(3) sest demandée ce quil reste de la vie après larrachage des parties dun organisme extrait de son milieu. «Que devient lautonomie ou lintégrité du vivant, la mémoire dun tout» avec ces moignons de vie mis en scène? «Que sont les êtres vivants dont une partie est réincorporée dans un autre organisme? Que fait-on avec cette amnésie provoquée, cette violence contre lautoorganisation? Que devient la magie créatrice quand loutil est le code et contient le résultat?», critique-t-elle. «Le vivant comme lart ne sont pas soumis à des nécessités extérieures à eux, a-t-elle insisté. Elle cite le philosophe allemand Friedrich Hegel: «Nous devons nous libérer de la posture instrumentaliste», position confortée dailleurs par Georges Bataille: «Lart est un dépassement des écueils instrumentalistes de la technique».
Ainsi, les artistes peuvent apparaître victimes de la construction idéologique scientifique dun vivant-machine. Bien sûr, Jens Hauser prévient que «tant que lon ne considèrera les artistes biotech quà travers le choix de leurs outils, ils seront attendus au tournant». Toujours est-il que dans cet art très conceptuel -les steaks de grenouilles ne sont spectaculaires que si lon croit quils en sont! cest la procédure de création qui compte. «Ce sont davantage des dispositifs que des uvres», estime ainsi le philosophe Yves Michaud. Pour anticiper en acte un autre monde? Lartiste donne à voir hors laboratoire, létrangeté des créatures scientifiques et de leur évolution. Ils questionnent les outils techniques, le sens de leur usage. Leurs objets: les biotechnologies qui sont en train de modifier notre société et notre regard ordinaire sur la vie. En ce sens, rivés aux productions des scientifiques, ils peuvent sembler davantage serviles que contestataires. La vie ne semble pas être leur préoccupation
.
Pourtant, certains biologistes abordent de nouveaux questionnements phénoménologiques. «Dans la plus pure tradition positiviste, linterprétation mécaniciste du vivant est en passe de faire de la biologie une puissante arme de contrôle et de façonnage de la société, remarque Gérard Sélim Amzallag, spécialiste des végétaux et auteur de La raison malmenée(4). Plus encore, il sélabore à partir de ce savoir une nouvelle éthique selon le mode classique de coalescence entre science et technologie. Cette métamorphose affecte non seulement notre regard sur le monde vivant mais encore sur lhomme, devenu lui aussi une machine vivante non moins sujette que les autres aux critères technologiques doptimisation. Il est donc nécessaire de sinterroger sur le rapport entre larbre de la science du vivant et son «objet détude»».
Les biologistes, essentiellement les physiologistes et spécialistes de lhistoire du développement, soutenus par les physiciens, prennent aujourdhui à bras le corps les questions non résolues de la biologie sur la forme, linformation et sa diffusion, les dynamiques temporelles
. «Les explications centrées sur les gènes ou les modèles de diffusion de morphogène ne suffisent pas à comprendre les logiques démergence de forme, a souligné Nadine Peyrieras (ENS) lors de lÉcole interdisciplinaire en biologie de Berder en mars 2003. Il faut désormais mettre de la chair dans les modèles». Lutter contre un réel artificialisé, dans la logique folle décrite par le philosophe et historien italien Giambattista Vico qui, lucide dès 1725, affirmait: «Nous ne connaissons que ce que nous faisons».
Références:
(1) Catalogue: L'art biotech', Le Lieu Unique, Jens Hauser (ed), collectif. Édition Filigranes/Distribution Le Seuil, 2003.
(2) Gregory Stock, auteur de Redesigning Humans, publié en août 2002 par Houghton Mifflin Company, dirige le programme sur la médecine, la technologie et la société à lÉcole de médecine de lUniversité de Californie. Il est en faveur de la manipulation de la lignée germinale humaine.
(3) Rieusset-Lemarié, I. La société des clones à lère de la reproduction multimedia, Paris: éditions Actes Sud, 1999
(4) Sélim-Amzallag, G. La raison malmenée, Paris: éditions du CNRS, juin 2002. Du même auteur, Lhomme végétal: pour une autonomie du vivant vient de paraître chez Albin Michel.
Pour en savoir plus:
Le Breton, David. Anthropologie du corps et modernité. Paris: éditions PUFQuadridge, 1990
Nelkin, D. et S. Anker. «The influence of genetics on contemporary Art», in: Nature Reviews Genetics 2002; 3: 967-971
Art contemporain au risque du clonage, sous la direction de Richard Conte, Paris: éditions Publications de la Sorbonne, 2002
Lart au risque de la technique, sous la direction de Thomas Ferrenczi, Bruxelles; Paris: éditions Complexe, octobre 2001
«Dossier : Éthique et esthétique de lart biologique». Revue Artpress n°276. fév 2002.
«Electric body: le corps en scène», Cité de la musique, Paris jusquau 13 juillet 2003
|