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Volume 16, No 1-supplément 1995

 

  Office de la santé publique du Canada


Le cancer de la prostate : analyse décisionnelle de la question du dépistage a
Murray Krahn

 

Une grande campagne de dépistage du cancer de la prostate chez les hommes âgés de plus de 50 ans est en cours aux États-Unis et au Canada. Chaque année, des centaines de milliers d’hommes sont soumis à un toucher rectal et à un dosage de l’antigène prostatique spécifique (PSA). Ce travail de dépistage explique, en partie, l’augmentation des taux de prostatectomie radicale, qui ont sextuplé de 1984 à 1990 1 .

Grâce à la détection précoce du cancer de la prostate par le dosage du PSA et l’ultrasonographie transrectale (USTR), on a espéré que le dépistage pourrait réduire la mortalité attribuable à cette maladie, qui, à l’heure actuelle, vient au deuxième rang des causes de décès dus au cancer chez les hommes 2 .

En 1994, les avantages de la détection précoce du cancer de la prostate demeurent encore incertains. Aucune étude du dépistage sur échantillon aléatoire contrôlé n’a été réalisée, et les résultats des études non contrôlées ne sont pas concluants. Le dépistage est très coûteux et l’intérêt du traitement du cancer de la prostate localisé n’a pas été démontré. Pour élucider le problème, nous avons effectué une analyse décisionnelle coût-avantages du dépistage du cancer de la prostate. Nous nous sommes donc posé deux questions.

  • Compte tenu des données dont on dispose, quel est l’avantage clinique réel du dépistage du cancer de la prostate?
  • Quel est le coût du dépistage du cancer de la prostate?

Méthodes

Nous avons examiné des cohortes de différents âges dans l’ensemble de la population et les taux de base du cancer de la prostate 3 . Nous nous sommes également intéressés aux hommes noirs et aux hommes ayant des antécédents familiaux de cancer de la prostate, deux groupes où la prévalence du cancer de la prostate est tout particulièrement élevée.

Nous avons envisagé quatre programmes, axés sur des combinaisons du toucher rectal, de l’USTR et du dosage du PSA. Chaque programme comporte une seule phase de dépistage. Le premier se limite au toucher rectal, suivi d’une biopsie guidée par ultrasons de nodule ou d’induration palpable. Le deuxième est le dosage du PSA, suivi d’un toucher rectal et d’une USTR de confirmation si le taux du PSA dépassait un seuil prédéterminé.

La troisième possibilité est une combinaison du toucher rectal et du dosage du PSA pour le dépistage initial, suivie d’une USTR de confirmation avant la biopsie si le taux du PSA est élevé. Enfin, le quatrième programme comprend le dosage du PSA, le toucher rectal et l’USTR avec biopsie guidée par ultrasons pour tout test anormal, ce qui est la solution permettant la plus grande sensibilité, mais également la plus coûteuse et la plus invasive. Nous avons ensuite comparé ces quatre stratégies à un mode de traitement traditionnel après l’apparition de symptômes, sans processus de dépistage systématique.

Pour simplifier la prise de décisions, nous avons posé certaines hypothèses sur la façon dont le cancer peut être traité : les cas cliniques de stade A (pas de tumeur palpable) et de stade B (tumeur palpable au toucher rectal) décelés par dépistage, traités par prostatectomie radicale; les cas cliniques de stade C, traités par radiothérapie externe; et les cas cliniques diagnostiqués de stade D, traités par orchidectomie.

Notre modèle tient compte des effets cliniques et des coûts des complications à court et à long termes. Parmi les complications à court terme, mentionnons les lésions rectales, l’infection des plaies, l’embolie pulmonaire, la thrombose veine profonde, les fuites ou rétrécissements anastomotiques, la sepsie systémique, la cystite aiguë et la proctite aiguë. Les complications à long terme englobent l’impuissance (complète ou partielle), l’incontinence (complète ou partielle), les lésions du nerf obturateur, la cystite chronique, la proctite chronique et le décès.

Pour les pronostics à long terme, nous nous sommes inspirés des modèles de cohorte de Markov suivant lesquels les phases cliniques sont considérées comme des transitions entre des «états» de santé 4 . Des modèles distincts ont été élaborés pour chaque combinaison de stade clinique et de traitement correspondant.

Données

Nous avons évalué la prévalence du cancer de la prostate décelable à l’aide d’études sur le dépistage dans l’ensemble de la population qui utilisent toutes les méthodes de dépistage existantes (toucher rectal, USTR, dosage du PSA)3 . Les données de l’American Cancer Society National Prostate Cancer Detection Project (ACS-NPCDP) ont servi à calculer la sensibilité et la spécificité des différents tests effectués seuls ou combinés à d’autres tests 3 .

Le tableau 1 présente certains coûts, ainsi que la morbidité à court terme et l’utilité en regard des complications à long terme et de l’état de santé. Nous avons calculé la probabilité des complications à court et à long terme des chirurgies et de la radiothérapie, à l’aide des cas publiés. Les données sur les complications à long terme sont stratifiées selon la gravité (par exemple, l’impuissance et l’incontinence) et ajustées en fonction de l’existence de troubles préalables au sein de la population visée (par exemple, l’impuissance).

La progression de la maladie spécifique au stade et les taux de mortalité ont été évalués à l’aide des données provenant des cas publiés. Nous avons adopté les définitions de la progression de la maladie et du cancer de la prostate utilisées dans les différentes études, même si elles n’étaient pas uniformes.

L’utilité associée à des troubles chroniques a été établie par un groupe de 10 médecins, parmi lesquels des urologues, des oncologistes-radiothérapeutes et des internistes. Nous avons élaboré des scénarios décrivant l’impuissance, l’incontinence et le stade métastatique. Nous avons utilisé le «Gambler»5 , un outil d’évaluation automatisé et graphique, pour déterminer l’utilité des états de santé à l’aide de la méthode axée sur le facteur temps. Nous avons tenu compte de la morbidité à court terme associée au traitement et de ses complications dans le calcul de l’espérance de vie sans invalidité (QALE).

Les coûts variables directs des services aux patients hospitalisés ont été fournis par le directeur des coûts cliniques (Transition Systems, Inc., Boston, Massachusetts) du New England Medical Center.

Résultats

Résultats cliniques
Le tableau 2présente les résultats des comparaisons entre les programmes de dépistage. Par rapport à notre évaluation repère de l’utilité des interventions chirurgicales, tous les programmes de dépistage ont produit une faible hausse de l’espérance de vie moyenne (un ou deux jours) chez les hommes de 50 à 70 ans. C’est le programme de dépistage dans le cadre duquel les trois tests étaient utilisés (toucher rectal, USTR et PSA) qui a généré la hausse de l’espérance de vie la plus forte pour tous les âges. Le dépistage à l’aide du PSA et du toucher rectal a entraîné des gains un peu plus modestes car l’USTR permet de découvrir des tumeurs débutantes, qui ne sont pas décelées par le PSA et le toucher rectal. Les gains réalisés par le dépistage fondé sur le dosage du PSA seulement sont similaires à la combinaison du PSA et du toucher rectal (<0,1 jour d’écart dans l’espérance de vie), étant donné que le PSA seul permet de déceler la plupart des tumeurs de stade A, celles qui répondent le mieux au traitement. Comparativement à l’absence de mesure de dépistage, le toucher rectal seul n’entraîne aucune augmentation de l’espérance de vie à 50 ans et seulement de quelques heures par personne entre 60 et 70 ans, étant donné que le toucher rectal ne permet de déceler que les tumeurs plus avancées (stade B ou plus).

Selon notre modèle, lorsqu’on tient compte de la qualité de vie ainsi que de la survie, le dépistage entraîne une diminution réelle de l’espérance de vie sans invalidité (3–13 jours). Par conséquent, bien que le dépistage fasse diminuer le taux de mortalité attribuable au cancer, ainsi que la morbidité associée au stade métastatique, ces effets sont neutralisés par la morbidité à court et à long terme associée au traitement. Les diminutions sont plus faibles à 50 ans et sont de plus en plus grandes à 60 et 70 ans.

Données économiques
Tous les programmes entraînent une augmentation nette des coûts; aucun programme de dépistage n’est moins coûteux que l’absence de programme. Les coûts du dépistage initial et des traitements sont supérieurs aux économies provenant de la diminution des complications locales et métastatiques de la maladie, quel que soit le programme.

Comme tous les programmes de dépistage ont entraîné une diminution des années de vie sans invalidité (QALY), l’absence de programme prime sur tous les programmes (coûts plus élevés, moins d’avantages sur le plan de la santé). Par conséquent, lorsque l’analyse économique englobe la qualité de vie, aucun programme de dépistage ne peut être considéré comme économiquement attrayant 7,8 .

Des analyses de sensibilité ont été effectuées pour toutes les variables principales. Par rapport à l’évaluation repère de l’utilité des interventions chirurgicales, le résultat qualitatif de notre analyse est demeuré le même pour une gamme vraisemblable de variables biologiques,économiques et liées à la qualité de l’existence. Comparativement à l’absence de dépistage, tous les programmes favorisent une petite hausse de l’espérance de vie, mais une perte nette de l’espérance de vie sans invalidité et une augmentation des coûts pour une grande gamme de valeurs liées à la prévalence de la maladie, à la probabilité et à l’utilité associée à l’impuissance et de l’incontinence post-opératoire, à la prévalence de l’impuissance et aux coûts du dépistage et du traitement du cancer de la prostate.

Par ailleurs, l’utilité variable du traitement chirurgical a influé sur les résultats de l’analyse. Les données obtenues étaient les mêmes malgré des augmentations ou des réductions de 50 % de la probabilité de progression de la maladie après l’intervention vers une récurrence locale ou un stade métastatique. Cependant, à partir de l’évaluation la plus optimiste de l’utilité des interventions chirurgicales (meilleur taux de mortalité attribuable au cancer dans un groupe ayant reçu un traitement chirurgical, pire taux dans un groupe qui n’a d’abord reçu aucun traitement), tous les programmes de dépistage ont permis une faible hausse de l’espérance de vie sans invalidité (moins de trois jours) chez les hommes de 40 à 70 ans. Suivant cette évaluation optimiste de l’utilité du traitement, le dépistage fait par dosage du PSA seulement était, encore une fois, le programme le plus attrayant du point de vue économique, puisque le rapport différentiel coût-utilité était de 42 000 $ par QALY pour les hommes de 50 ans. Aucun autre programme de dépistage n’était intéressant (rapport différentiel coût-utilité inférieur à 100 000 $ par QALY) pour les hommes de 50 ans et aucun programme n’était intéressant pour les hommes de 60 ans et plus.

Discussion

Notre analyse révèle que le dépistage peut réduire, quoique faiblement, le taux de mortalité chez les hommes de 50 à 70 ans, mais que les avantages qui en découlent sont neutralisés par la morbidité associée au traitement du cancer. Dans l’ensemble, nous sommes d’avis que le dépistage nuit plus qu’il n’améliore la santé.

La question des avantages réels pour la santé est matière à débat; par contre, on ne peut contester l’incidence du dépistage sur les coûts. On observe une augmentation des coûts pour chaque personne, ce qui a un effet astronomique sur la note globale : le coût annuel du dépistage du cancer de la prostate et du traitement de personnes atteintes d’un cancer localisé, aux États-Unis, se situe entre 11,9 et 27, 9 milliards de dollars 9–11 .

Comme le dépistage est déjà pratique courante au Canada et aux États-Unis, ces coûts sont exagérés par rapport à ce que seraient les coûts marginaux du dépistage universel en 1994. Cependant, ils donnent une bonne idée de l’importance des ressources qu’il faudrait pour un dépistage à grande échelle, et que l’on pourrait économiser en abandonnant cette pratique.

Les avantages prévus du dépistage pour les individus ne sont pas nécessairement les mêmes que pour l’ensemble de la population. La co-morbidité, l’attitude face au risque, la valeur accordée à la fonction sexuelle, la probabilité d’impuissance iatrogénique et la dépendance temporelle de l’utilité peuvent rendre le dépistage plus ou moins souhaitable pour différentes personnes. Par rapport à notre évaluation de base de l’utilité du traitement, dès qu’il se produit un changement dans l’une des variables liées au patient, le dépistage perd son intérêt, même dans le cas des hommes noirs qui ont un taux de prévalence plus élevé que les autres et la pire histoire naturelle de la maladie.

Pour tous les hommes, l’élément le plus important lorsqu’il s’agit de déterminer la pertinence du dépistage demeure les bénéfices du traitement. Le dépistage du cancer de la prostate ne génère d’avantages globaux sur le plan de la santé que si le traitement du cancer de la prostate précoce permet de réduire le taux de mortalité à un coût acceptable sur le plan de la morbidité liée au traitement. Ni l’amélioration des tests de dépistage ni la limitation du dépistage aux populations à haut risque n’accroîtront l’intérêt de cette pratique si le traitement ne comporte pas d’avantages nets. La valeur des tests de dépistage répétés destinés à déceler les tumeurs à un stade très précoce dépend également des bénéfices du traitement. C’est ce qui se traduit dans notre analyse par la sensibilité des résultats analytiques aux hypothèses concernant l’utilité du traitement et par l’insensibilité à d’autres variables.

Néanmoins, la qualité des données qui sous-tendent nos évaluations (et toutes les autres) des bénéfices des traitements est faible. Peu d’études traitent des effets de la prostatectomie radicale ou de la radiothérapie externe sur la qualité de vie à court et à long terme. À une exception près 12 , toutes les études relatives aux effets de la prostatectomie radicale sur la survie ont été faites à partir d’échantillons non contrôlés et comportaient des biais. De plus, l’hétérogénéité des définitions des résultats cliniques complique l’interprétation des études existantes. L’évolution de la maladie et les décès spécifiques à une cause ne sont pas toujours déclarés; le stade clinique et le grade de la tumeur sont déterminés selon de multiples systèmes de classification.

Enfin, même les données fiables sur les bénéfices des traitements, tirées d’études sur échantillons aléatoires contrôlés de haute qualité, ne permettraient pas de faire des prédictions définitives sur les avantages du dépistage à l’aide de modèles décisionnels ou autres. Les biais possibles associés à tous les programmes de dépistage du cancer (biais lié aux cas de longue durée, biais de sélection des patients) créent de l’incertitude en ce qui a trait au lien entre la détection de la maladie et les avantages pour le patient 13,14 . Comme les biais engendrent une surévaluation des avantages du dépistage, l’intérêt réel est probablement moindre ou égal aux prévisions. Les études randomisées sur le dépistage sont le seul moyen fiable de vérifier les effets véritables du dépistage. Tant que nous n’aurons pas les résultats de telles études, nous devrons nous contenter de projections fondées sur l’information que nous possédons. L’analyse que nous avons réalisée à l’aide des données accessibles en 1994 révèle que le dépistage du cancer de la prostate n’est pas une stratégie de santé rationnelle.

(a) L’exposé du Dr Krahn est l’abrégé d’un article publié dans le JAMA (14 septembre 1994, vol. 272, n o 10, p. 773 à 780; tous droits réservés 1994, American Medical Association). Sa publication dans le présent document a été autorisée par le JAMA.

Références

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Références des auteurs

Murray Krahn, M.D., M.Sc., FRCPC
Départements de médecine et de biochimie clinique de l’Université de Toronto, et Department of Medicine, Clinical Epidemiology Unit et Prostate Centre du Toronto Hospital
Toronto (Ontario), Canada

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Dernière mise à jour : 2002-10-29 début