Le 3 décembre 2006 à 13 h 30
Winnipeg (Manitoba)
Dr David Butler-Jones
Administrateur en chef de la santé publique du Canada
Je vais commencer pas citer Sir William Osler, qui était sans doute, selon plusieurs, l'un des plus grands cliniciens qui aient jamais existé. Il a grandi dans le sud de l'Ontario et a enseigné tant au nord qu'au sud de la frontière.
Il avait l'habitude de dire : « prévenir les maladies, alléger les souffrances et guérir les malades, c'est ça, notre travail ». Je ne crois pas que l'ordre dans lequel il a énuméré ces trois éléments relève du hasard. Certes, les trois sont indispensables à notre travail, mais si nous insistons sur le dernier plutôt que sur les deux premiers – ce qui semble être souvent le cas –, nous ne pourrons pas y arriver.
Il me semble très à propos que la conférence Célébration de l'immunisation au Canada débute le jour de la semaine que beaucoup perçoivent comme une journée de repos, de réflexion et de reconnaissance, puisque l'histoire de l'immunisation mérite largement d'être reconnue par toute l'humanité.
Il est facile d'oublier, ou de tenir pour acquis, l'incidence que la vaccination a eue sur la santé mondiale, en parallèle avec la réduction substantielle des maladies infectieuses réalisée grâce à l'amélioration des aliments, de l'eau, des conditions économiques et sociales, et à la réduction de la taille des familles.
J'aimerais d'abord remercier tous les participants pour leur présence à la conférence, les organisateurs pour leur préparation d'un programme si impressionnant et vous tous, pour votre contribution soutenue à l'atteinte des objectifs de prévention des maladies, ainsi que de protection et de promotion de la santé, par l'immunisation.
Or, comment mesure-t-on la valeur de l'immunisation? Ma foi, il y a effectivement plusieurs façons, mais comme les professionnels de santé, les gouvernements et les citoyens semblent tous préoccupés par la montée en flèche des coûts des soins de santé, il est à tout le moins logique que je commence par certaines des implications financières.
Sur ce plan, l'immunisation est une bonne nouvelle confirmée, notamment en ce qui concerne les vies sauvées et, souvent, les économies réalisées, comparativement aux options de traitement. Non seulement les programmes universels de vaccination sont-ils la meilleure façon de prévenir les maladies contagieuses graves, mais ils figurent également parmi les interventions médicales les plus rentables à l'heure actuelle.
Pour vous donner un exemple, le Canada dépense environ 12 millions de dollars par année pour immuniser la population contre la bactérie Haemophilus influenza. Cela peut paraître beaucoup jusqu'à ce que l'on s'aperçoive que cette dépense permet d'économiser 30 millions de dollars en coûts de traitement. Les Centers for Disease Control des États-Unis estiment qu'en moyenne – quoique cela varie selon le vaccin – la société épargne environ 27 dollars en coûts médicaux et sociaux pour chaque dollar dépensé pour des vaccins.
La logique économique de la vaccination contre la grippe est tout aussi facile à comprendre, si l'on compare le coût d'une dose, qui revient à environ 5 dollars, aux coûts liés aux complications, à la pneumonie, à l'insuffisance cardiaque, etc.
De plus, peut-on réaliser ailleurs dans notre système de soins de santé de telles économies immédiates, et particulièrement sur le plan de la souffrance humaine? Plusieurs d'entre nous dans la salle portent toujours la cicatrice du vaccin contre la variole. Heureusement, les enfants nés au cours des 30 dernières années n'ont pas eu besoin de vivre cette expérience puisque nous avons réussi à éradiquer l'un des pires fléaux de l'humanité.
Les programmes de vaccination allègent le fardeau des professionnels de la santé de première ligne et des établissements de soins de courte durée. Ils préviennent la maladie, et par conséquent libèrent des lits d'hôpital, réduisent les consultations en clinique externe et les visites à l'urgence, et contribuent à réduire l'invalidité de longue durée. De même, ils aident à raccourcir les listes d'attente. La prévention doit donc être un élément essentiel de toute stratégie concernant les listes d'attente.
On peut alors se demander pourquoi on ne compare pas les nouveaux vaccins aux traitements qu'ils évitent plutôt qu'aux autres interventions plus économiques en santé publique. Je crois qu'il s'agit là d'une question de politique publique qui devrait faire l'objet d'une bonne discussion.
Les incidences de l'immunisation sur les listes d'attente vont bien au-delà de l'impact du vaccin antigrippal de cette année. Elles touchent une série de professionnels et de procédures que nous n'associons pas toujours à l'immunisation.
Nous lisons tous les grands titres des journaux qui attirent notre attention régulièrement sur les délais d'attente et les besoins d'arthroplastie du genou ou de la hanche. Mais si nous n'avions pas mis au point un vaccin contre la polio et instauré des programmes d'immunisation visant toute la population qui ont permis essentiellement d'éradiquer cette maladie, du moins dans notre coin de la planète, nous n'aurions pas même le temps d'envisager ce type d'intervention. Les chirurgiens orthopédistes du monde s'emploieraient à répondre aux besoins des personnes devenues infirmes à cause du virus.
Il devient alors intéressant de penser à la situation dans laquelle le Canada aurait pu se retrouver aujourd'hui sans les avancées que nous avons réalisées grâce à l'immunisation. Les salles d'hôpital seraient bondées de jeunes gens souffrant de complications de la rougeole, de la coqueluche et d'autres maladies épidémiques autrefois courantes. Soigner à l'aide d'un poumon d'acier des patients souffrant de poliomyélite serait encore pratique courante. Mais de nos jours, le poumon d'acier est un appareil dont les personnes âgées de moins de 50 ans n'ont presque jamais entendu parler.
Sans les programmes d'immunisation que nous tenons pour acquis, des épidémies régulières d'oreillons, de rougeole et de coqueluche causeraient la mort d'un grand nombre de patients ainsi que la surdité, l'infertilité et des dommages au cerveau chez beaucoup d'autres. Les répercussions de la rubéole sur les femmes enceintes se traduiraient par de fréquents avortements spontanés et par des taux beaucoup plus élevés d'anomalies congénitales. Au lieu d'observer quelques cas de ces maladies d'enfance par année, nous ferions face à des épidémies touchant des milliers et des dizaines de milliers de gens.
On ne pouvait compter sur de telles améliorations il y a un siècle. Au XVIIIe siècle, le philosophe français Jean-Jacques Rousseau pouvait lancer, sans crainte d'être contredit, que « la moitié des enfants qui naissent périt avant la huitième année. […] Voilà la règle de la nature. Pourquoi la contrariez-vous? » À son époque, l'espérance de vie avait très peu changé depuis l'âge du bronze. Alors, il est facile de comprendre sa réalité. Même au Canada, en 1900, un nourrisson sur cinq mourait encore. De nos jours, le taux moyen de mortalité infantile est passé à cinq décès par mille naissances. Toutefois, nous savons que les taux ne sont pas uniformes, et que les pires taux de mortalité infantile peuvent être observés à distance de marche des meilleurs hôpitaux universitaires.
Des mesures comme l'immunisation peuvent atténuer mais non éliminer les déterminants fondamentaux qui accroissent les risques de maladie et de décès. Nous pouvons en observer les pires effets dans des pays déchirés par la guerre comme l'Afghanistan, où, même à l'heure actuelle, deux enfants sur cinq meurent avant d'avoir franchi l'âge de 5 ans. Ces statistiques s'apparentent étrangement aux statistiques du temps de Rousseau, il y a quelque 250 ans. L'immunisation est une mesure d'atténuation importante qui a transformé la vie d'un grand nombre d'entre nous.
Nous reconnaissons, par exemple, dans plusieurs collectivités du Nord et des Premières nations, que le manque d'eau potable et la pénurie de logements convenables sont des déterminants fondamentaux associés à une maladie comme l'hépatite A. Durant la période de temps où j'ai vécu en Saskatchewan, on observait, à tous les dix ou quinze ans, une épidémie qui touchait d'innombrables personnes, ce qui faisait que presque tous les jeunes vivant dans les réserves éloignées et les petites communautés avaient souffert de l'hépatite A avant l'âge de 15 ans. Plusieurs d'entre eux sont décédés et un nombre encore plus important ont séjourné à l'hôpital et sont tombés malades.
Bien que nous travaillons aujourd'hui sur ces déterminants fondamentaux qui ont une incidence sur les risques de maladie, nous avions déjà, il y a dix ans, un nouveau vaccin contre l'hépatite A qui nous a permis essentiellement d'éradiquer cette maladie dans ce groupe de la population de la Saskatchewan. Mais la vaccination contre l'hépatite A est-elle en place dans tous les endroits atteints du pays? Non. C'est là un autre défi qui nous attend.
L'immunisation a profondément transformé l'enfance. Elle s'avère un avantage pour tous, indépendamment de leur situation sociale ou économique. En fait, compte tenu de ce que nous savons du rôle essentiel que le développement de l'enfant joue sur la prospérité de l'adulte, il est facile de comprendre pourquoi l'immunisation est maintenant reconnue en tant que droit fondamental et qu'elle constitue l'un des objectifs de développement du Millénaire. La protection contre les maladies dévastatrices de l‘enfance, tout comme la nutrition et le rôle parental, peut être à la base de la capacité d'un enfant d'acquérir les aptitudes d'apprentissage, les mécanismes d'adaptation et la résilience nécessaires pour mieux réussir plus tard dans la vie.
L'immunisation nous donne l'occasion de contribuer à uniformiser les règles du jeu de la vie comme jamais auparavant. Rares sont les mesures de santé publique qui ont connu autant de succès et ont pu être si aisément appliquées de façon équitable.
La Stratégie nationale d'immunisation (SNI) a prouvé aujourd'hui certains points remarquables à cet égard. Comme vient de nous le rappeler le secrétaire parlementaire Fletcher, la SNI a permis d'énormes progrès. De nos jours, en raison de l'expansion équitable de l'immunisation systématique, deux fois plus d'enfants et de jeunes canadiens de chaque province et territoire sont protégés contre les dangers et les effets débilitants de la coqueluche, de la méningite, de la pneumonie pneumococcique et de la varicelle.
La Stratégie d'immunisation nous est également venue en aide de bien d'autres façons. Nous avons organisé une conférence de concertation portant sur les objectifs nationaux et les recommandations en matière de maladies évitables par la vaccination, et mis en place les premiers ateliers sur les priorités de la recherche sur les vaccins contre l'influenza et le virus du papillome humain. Nous avons établi de nouveaux liens de collaboration entre le milieu de la santé publique et les experts de l'immunisation, des maladies transmissibles sexuellement et de la prévention du cancer. Le Canada est également le premier pays à s'entendre avec un fournisseur national pouvant produire un vaccin antigrippal en cas de pandémie pour immuniser tous les Canadiens.
Cette stratégie s'apparente au sport d'équipe, puisqu'elle fait appel à de multiples secteurs, points de vue et experts. Ensemble, nous avançons vers les objectifs d'améliorer l'efficacité, l'innocuité, la sûreté et le coût de la vaccination au Canada.
Nous devons maintenir notre engagement, car, à l'heure où nous visons à réduire l'amplification des coûts et l'allongement des listes d'attente, l'un des outils immédiats les plus rentables pour la protection de la santé s'avère l'immunisation et, malgré son avantage évident, l'immunisation demeure sous-utilisée à l'échelle mondiale.
L'augmentation du nombre de vaccins et de leur coût, les difficultés présentées par les nouvelles populations cibles des adolescents et des adultes, et les questions d'approvisionnement ne sont que quelques-uns des défis à relever.
Par exemple, le coût d'un seul nouveau vaccin est comparable à ce qu'il en coûtait, il n'y a pas si longtemps, pour immuniser un enfant pendant toute sa vie. Il importe toutefois de comprendre l'incidence des demandes concurrentes et le fait que l'immunisation court toujours le risque de devenir la victime de son propre succès. C'est justement parce que les poumons d'acier et les morts atroces d'enfants causées par des maladies transmissibles comme la coqueluche ne hantent plus la mémoire individuelle et les craintes collectives, du moins en Occident, que les questions de santé soulevées par les médias détournent souvent l'attention du public.
Il suffit d'une seule génération ou deux, ou peut-être moins, pour voir apparaitre une certaine nonchalance de la part des parents qui n'ont jamais connu ces maladies. Toutefois, comme elles existent encore, ces maladies continuent de menacer le monde. L'ampleur des déplacements internationaux signifie que les gains réalisés par un pays peuvent être sérieusement menacés par l'absence de progrès dans d'autres pays.
Une récente éclosion de rubéole en Ontario a été l'une de ces expériences dégrisantes. La rubéole, qui venait des Pays-Bas, s'était propagée dans une région rurale de la province. Le virus s'est répandu dans une école où, en raison de motifs d'ordre religieux, 60 % des élèves n'avaient pas été vaccinés.
Ces dernières années, la nonchalance à l'égard de maladies d'enfance de moins en moins courantes a été exacerbée par la mésinformation. Des allégations fausses et trompeuses au sujet des vaccins et une faible compréhension de la science et des risques ont réussi à dissuader certaines personnes de se protéger et de protéger leurs enfants. Après tout, on sait que les parapluies causent la pluie, puisqu'on remarque beaucoup de parapluies lorsqu'il pleut. Cette analyse trop simpliste du lien de causalité a faussement remis en question à maintes reprises l'innocuité et l'efficacité de l'immunisation, malgré les données probantes, et par le fait même, a donné lieu à des maladies et à des décès évitables.
En 2003, les campagnes contre la polio ont été interrompues au Nigeria en raison de la diffusion d'information erronée sur le vaccin oral. Bien que les campagnes aient été reprises depuis, la polio est apparue de nouveau dans un nombre croissant de pays de l'Afrique subsaharienne. De plus, elle s'est récemment propagée du Soudan au Yémen et à l'Indonésie.
Même les pays démocratiques développés ont perdu du terrain à certains moments en raison de craintes non fondées. Plusieurs d'entre vous se souviendront des campagnes contre les vaccins anticoquelucheux au Royaume-Uni. Elles ont causé une chute marquée des taux d'immunisation et entraîné des épidémies de coqueluche à grande échelle qui ont causé des dommages cérébraux et des décès excédant de beaucoup les effets nocifs prétendus dans les allégations loufoques.
C'est à nos risques et périls que nous oublions les gains importants réalisés dans le domaine de la santé publique. Mais, comme nous le savons trop bien, il s'agit d'un sentier bien battu dans l'histoire de l'humanité.
Le vieil adage veut que les Israélites prospéraient lorsqu'ils se souvenaient de Dieu et qu'ils l'oubliaient lorsqu'ils prospéraient. Ce phénomène n'est pas unique à la religion, car lorsque les gens souffrent et sont dans le besoin, ils s'efforcent de trouver des solutions et, une fois qu'ils touchent à la prospérité, ils sont enclins à oublier ce qui les a menés à ce salut en premier lieu. Nous ne pouvons nous permettre d'oublier.
L'éradication d'une maladie qui défigurait ou tuait des milliers de gens est une très grande réussite, mais les personnes qui ont grandi dans un monde où les éclosions périodiques de ces maladies n'existaient pas ont beaucoup plus de difficultés à comprendre l'importance de la vaccination qui les protège de la maladie.
Si nous tenons pour acquis nos réussites en matière de santé publique, nous perdons parfois de vue ce qui est nécessaire pour les conserver et progresser. Nous devons garder cela à l'esprit afin de ne pas être condamnés à répéter les erreurs du passé.
L'un des avantages de cette conférence est l'occasion qu'elle nous donne de nous rappeler les gains que nous avons réalisés et les défis qui se pointent à l'horizon, pour que nous n'ayons pas à connaître à nouveau les ravages qui étaient courants dans les siècles passés.
L'immunisation est un élément clé du système de santé, qui concerne non seulement la façon de traiter les problèmes occasionnés par la mauvaise santé mais, aussi et avant tout, la façon de les prévenir. C'est pourquoi il est extrêmement important de continuer de faire notre part et de rester sur la bonne voie de l'équilibre du système de santé – l'équilibre entre les soins de santé qui répondent aux besoins de tous les Canadiens et un système de santé publique qui offre, équitablement, une protection efficace contre la maladie future par la promotion de la santé et des milieux propices à la bonne santé et aux choix les plus sains.
L'une de mes citations préférées est tirée des paroles de Van Dyke, qui disait : « Sers-toi des talents que tu possèdes… la forêt serait bien silencieuse si seuls les oiseaux qui chantent le mieux s'y faisaient entendre. »
Je crois que l'objectif de la santé publique est de voir les gens mourir jeunes, mais le plus tard possible. Bien que nous ne soyons pas emballés de voir apparaître la vieillesse et que nous ne l'accueillions pas à bras ouverts, nous savons que les signes de la vieillesse témoignent des succès de la santé publique.
Comme l'a déjà souligné l'acteur français Maurice Chevalier, « après tout, ce n'est pas si désagréable que ça de vieillir quand on songe à l'autre éventualité. » En bout de ligne, les mesures de santé publique et les progrès en matière d'immunisation nous ont épargné, à un nombre croissant d'entre nous, la belle époque où la vie était difficile, jalonnée de maladies et écourtée.
Je vous laisse maintenant avec les mots d'un petit gars des Prairies, Tommy Douglas, qui habitait au bout du chemin. Ce sont des mots qui transcendent la politique, les points de vue politiques et la société dans son ensemble. Comme il le dirait, « courage mon ami, il n'est jamais trop tard pour bâtir un monde meilleur ».
Cela mérite sans aucun doute d'être célébré.
Merci à tous pour votre contribution.