BEAULIEU v. PETITPAS

[1959] Que.P.R. 86

Quebec Superior Court, Pager J., 20 February 1959

M. le juge Victor Pager -- Montréal, le 20 février 1959 -- Cour supérieure, no 357,999 -- M. Bourassa, pour le demandeur -- Gingras, Trudel et Saylor, pour le défendeur.

Requête en vertu de l'art. 697i c.p.c.--Indien habitant la réserve de Caughnawaga --Sujet à la loi sur les Indiens--Travaillant pour sa mère comme chauffeur d'autobus--Analyse des art. 599, al. 9 et 697i c.p.c.--Portée de l'art. 88 de la loi sur les Indiens --L'arrêt Rivet c. De Guise [79 C.S. 68] différencié-- Loi sur les Indiens [1952 S.R.C. c. 149] art. 87, 88--Loi de l'Amérique du Nord britannique art. 91, al. 24--Art. 599, a. 9, 697i, c.p.c.

1. L'art. 88 de la loi sur les Indiens [1952 S.R.C. c. 149] rend insaisissable tous les "biens réels et personnels" de l'Indien qui sont "situés sur une réserve", peu importe que ces biens soient, tels un objet mobilier ou un bien immobilier, ou incorporels, telle une créance, et il met ces biens à l'abri de tout mode quelconque de "réquisition" ... saisie ... ou d'une exécution en faveur ou à la demande d'une personne autre qu'un Indien.
2. Quant à l'art. 697i c.p.c., il n'offre au créancier qu'un mode d'exécution auquel son débiteur doit se soumettre sous peine de contrainte par corps et il permet par là à ce créancier d'atteindre de façon indirecte ceux-là seulement des biens de son débiteur que celui-ci reçoit à titre de salaire et qu'il est impossible d'arrêter entre les mains de l'employeur.
3. L'exemption formelle de tout mode d'exécution, qui est accordée en vertu de l'art. 88 aux biens appartenant à un Indien et situés sur une réserve indienne, est beaucoup plus étendue que l'insaisissabilité créer par l'article 599, al. 9 c.p.c.
4. On ne saurait donc trouver d'analogie entre les faits qui se rencontrent dans le présent litige et ceux de l'arrêt Rivet c. De Guise [79 C.S. 68] où l'art. 697i avait été appliqué contre un fonctionnaire public à l'emploi du Gouvernement fédéral.
5. Si la Législature pouvait à bon droit déroger à l'insaisissabilité créée par l'art. 599, 9 c.p.c., il est certain que l'application à l'intimé de l'art. 697i c.p.c. serait incompatible avec l'exemption de l'art. 88 de la loi des Indiens [1952 S.R.C. c.149).

Le Tribunal, après avoir entendu les parties, leurs avocats, examiné la procédure et délibéré.

Sur la requête des requérants en vertu de l'article 697i c.p.c.:

Les requérants ont obtenu le 2 octobre 1956 une condamnation contre l'intimé pour une somme de $8,749.65 à titre de dommages- intérêts. L'intimé, qui n'a pas satisfait au jugement prononcé contre lui, habite dans la réserve indienne de Caughnawaga où il est à l'emploi de sa mère comme chauffeur d'autobus et mécanicien, au salaire hebdomadaire de $50. Lui-même est Indien et, comme tel, sujet à la Loi sur les Indiens [1952 S.R.C. c. 149].

Alléguant que le salaire de l'intimé est insaisissable en vertu des dispositions de cette loi, les requérants demandent en vertu de l'ar- ticle 697i c.p.c. qu'il soit enjoint à l'intimé de se conformer à l'article 697a c.p.c., c'est-à-dire de déposer au greffe de la Cour de magistrat la partie saisissable de son salaire, après avoir produit une déclaration en énonçant le montant et l'échéance, le tout sous peine de contrainte par corps.

L'intimé, soutiennent-ils, se trouve dans le cas prévu à l'article 697i c.p.c. et il y a lieu d'en faire contre lui l'application.

Voici le texte de cet article:

"Article 697i. Si un débiteur reçoit un salaire qui ne puis- se être arrêté par saisie-arrêt, le juge peut, sur requête du créan- cier d'un jugement exécutoire, enjoindre à ce débiteur de se conformer à l'article 697a, comme si son salaire était saisissable dans la proportion fixée au paragraphe 11 de l'article 599.
Avis de trois jours doit être donné de la présentation de la requête et l'ordonnance rendue sur icelle doit être signifiée au débiteur, son défaut de s'y conformer lui rend applicables les dispositions de l'article 834, édicté, 4 Geo. VI, c. 70, art. 8".

L'intimé soutient, d'autre part, que les exemptions créées par la Loi sur les Indiens font obstacle à l'application contre lui de l'article susdit. Les dispositions de la loi auxquelles il réfère sont les suivantes:

"Art. 87. Sous réserve des dispositions de quelque traité et de quelque autre loi du Parlement du Canada, toutes lois d'application générale et en vigueur, à l'occasion, dans une provoince sont applicables aux Indiens qui s'y trouvent et à leur égard, sauf dans la mesure où lesdites lois sont incompatibles avec la présente loi ou quelque arrêté, ordonnance, règle, règlement ou statut administratif établi sous son régime et sauf dans la mesure où ces lois contiennent des dispositions sur toute question prévue par la présente loi ou y ressortissant. 1951 c. 29, art. 87".
"Art. 88. (1) Sous réserve de la présente loi, les biens réels et personnels d'un Indien ou d'une bande situés sur une réserve ne peuvent pas faire l'objet d'un privilège, d'un nantissement, d'une hypothèque, d'une opposition, d'une réquisition, d'une saisie ou d'une exécution en faveur ou à la demande d'une personne autre qu'un Indien".

ll est peut-être utile de rappeler ici que la "Loi sur les Indiens" est une loi fédérale, et que le Parlement du Canada en l'adoptant a exercé un pouvoir exclusif que lui confère l'art. 91, paragraphe 24, de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique.

Laquelle de ces deux prétentions contraires est bien fondée?

Le Tribunal est d'opinion que c'est celle de l'intimé. Le motif qui l'amène à cette conclusion réside dans la distinction qui existe entre la portée ou les effets de l'article 697i c.p.c. et ceux des dispositions précitées de la "Loi sur les Indiens".

L'article 88 rend insaisissable tous les "biens réels et person- nels" de l'Indien qui sont "situés sur une réserve, peu importe que ces biens soient corporels, tels un objet mobilier ou un bien immobilier, ou incorporels, telle une créance, et il met ces biens à l'abri de tout mode quelconque de "réquisition" ... saisie ... ou d'une exécution en faveur ou à la demande d'une personne autre qu'un Indien".

C'est ce que disait le juge Kinnear, dans Campbell c. Sandy (1) 1956, 4 D.L.R. (2nd) 754., décision citée par le procureur des requérants:

"Under s. 88 of the lndian Act, an Indian judgment debtor is still exempt from execution if he has no property or interests outside of the reserve".

Quant à l'article 697i c.p.c. il n'offre au créancier qu'un mode d'exécution auquel son débiteur doit se soumettre sous peine de contrainte de corps, et il permet par là à ce créancier d'atteindre de façon indirecte ceux-là seulement des biens de son débiteur que celui-ci reçoit à titre de salaire, et qu'il est impossible d'arrêter entre les mains de l'employeur.

Les décisions rendues dans Rivet c. Deguise (2) 79 C.S. 68., et Patterson et Patterson Inc. c. Vanesse (3) 1957 R.P. 134., confirment implicitement cette distinction.

Le savant procureur des requérants, dans le mémoire qu'il a préparé, a semblé trouver que la première de ces deux causes pré- sente une certaine analogie avec les faits qui se rencontrent dans le présent litige, en ce que c'est contre un fonctionnaire public à l'emploi du Gouvernement fédéral que l'article 697i avait été appliqué. Si telle est la façon de voir du savant procureur, le Tribunal est d'opinion qu'eIle est erronée.

L'insaisissabilité des fonctionnaires publics n'est formellement énoncée qu'à l'article 599-9 c.p.c. Si l'on en croit le Rapport des codificateurs de 1867 (p. 132, sous l'article 627 du projet de code de procédure civile) cette disposition a sa source dans l'ancien droit français, tel qu'en a fait état Pothier (Oeuvres posthumes, tome 3, édition 1841, pp. 174 et 175) et Denisart, 7e édition 1771, pp. 416 et 417. Cette insaisissabilité qui, à l'origine, s'étendait au salaire de tous les fonctionnaires a cessé d'exister, au moins pour partie comme la chose existe encore aujourd'hui, dans le cas des officiers publics de la province, et ce en vertu de la Loi 38 Victoria, chapitre 12.

Il semble bien que si elle a été maintenue dans le cas des autres fonctionnaires publics, c'est-à-dire de ceux qui sont au service du Gouvernement fédéral, la raison en est que la législature de la province de Québec ne pouvait pas rendre obligatoire envers la Couronne aux droits du Canada, une législation qui eût permis aux tribunaux de la province d'assigner le Souverain et de rendre contre lui une ordonnance, chose que l'exécution par voie de saisie-arrêt entre les mains de la Couronne aux droits du Canada aurait nécessairement impliquée.

C'est en ce sens que s'eprimait l'honorable juge Duff dans Canadian National Railways Co. c. Croteau et Cliche (4) 1925 R.C.S. 384.. Commentant dans un obiter dictum certaine législation qui existe dans d'autres provinces, en vue d'atteindre par des voies indirectes mais différentes de celles que prévoit l'article 697i c.p.c., les fins que poursuit cet article, voici ce que disait le très savant juge:

"The real difficulty in attaching moneys payable by the Crown to a third person lies in the inability of the courts to make an order against the Crown. Generally speaking, moneys payable by the Crown are subject to equitable execution, the appointment of a receiver operating as an injunction prohibiting the judgment debtor from receiving the fund attached. The process involves no order against the Crown. Only by leave of the court and, of course, after fiat granted, can the judgment creditor proceed to enforce the judgment debtor's claim by petition of right. The position may be illustrated by reference to sequestration. Sequestration will lie to attach moneys payable by the Crown, subject to this, that no order against the Crown can be made. Willcock c. Terrell, 1873, 3 Ex. D. 323. Here, again, the process operates only indirectly, by precluding the judgment debtors from receiving payment".

L'exemption formelle de tout mode d'exécution, qui est accordée en vertu de l'article 88 aux biens appartenant à un Indien et situés sur une réserve indienne, est beaucoup plus étendue que l'insaisissabilité créée par l'article 599-9 c.p.c. Si la législature pouvait à bon droit déroger à cette dernière, il est certain que l'application à l'intimé de l'article 697i c.p.c. serait incompatible avec l'exemption susdite. Il est donc impossible pour le Tribunal d'admettre la prétention contraire des requérants.

Par ces motifs:

Rejette la requête des requêrants, avec dépens.

Autorités citées par l'intimé: Peterson c. Cree (5) 79 C.S. 1.; Crepin c. Delorme et al. et Banque Canadienne Nationale (6) 68. C.S. 36.; Feldman c. Jocks (7) 74 C.S. 56.; Hannis c. Turcotte et Maureault (8) 8 R.L. 708.; Charbonneau c. Delorimier (9) 8 R.P. 115.; G.T.R. c. A.G. Canada (10) 1907 A.C. 65.; Re Kane (11) 1940, 1 D.L.R. 393..