le Canadair CL-215 en Espagne aussi…

par Salvador Mafe Huertas

Avion maintenant bien connu des Français pour son rôle dans la Protection Civile, le Canadair CL-215 a fait son premier vol en octobre 1967, soit quinze mois seulement après le lancement du programme. Appareil éminemment polyvalent, cet amphibie dont le rôle premier est la lutte antiincendie est également aménageable en avion de travail agricole, en appareil de patrouille, recherche et sauvetage en mer, avec tout l'avionique que ce rôle implique, en commuter pour 26 passagers sur vols moyen courrier (.1080 km), en avion-cargo (charge maximum 2700 kilos), en avion d'évacuation sanitaire ou en appareil de lutte contre la pollution pétrolière sur les côtes. Livré à son premier client en juin 1969, sa puissance, sa versatilité et sa maniabilité, tant au sol qu'en vol ou sur l'eau, en ont fait un appareil au succès maintenant largement assuré de par le monde.

C'est en 1969-1970 que le gouvernement espagnol, devant la recrudescence des feux de forêts en Espagne, signa avec la firme Canadair un contrat d'achat portant sur deux CL-215. Outre cette mission première de lutte contre l'incendie, ces avions devraient aussi faire de la recherche en mer, et éventuellement du sauvetage.

Ces deux appareils arrivèrent à la base de Getate-Madrid en février 1971, et furent incorporés à l'Escuadron 802 du SAR (Servicio Aéreo de Rescate = Service Aérien de Sauvetage), et y reçurent les immatriculations civiles EC-BXM et EC-BXN. En mai de cette même année, ils participaient à leur première opération au sein du SAR ratissant à cette occasion plusieurs zones de l'Atlantique, à la recherche des survivants éventuels d'un navire marchand battant pavillon étranger. C'est en juillet 1971 qu'un Canadair effectuait en Espagne sa première mission de lutte contre un incendie de forêt, qui s'était déclaré en Galice. Au cours du mois de janvier 1973, on créait l'Escuadron 404, auquel étaient alors transférés les deux CL-215, qui recevaient par la même occasion leur désignation espagnole UD.13 (soit Utilitaire Amphibie type 13) ; ils y rejoignaient quatre L9 (Dornier 27 construit par CASA sous licence) équipés d'un réservoir de 500 litres d'eau.

En décembre, cette unité toute neuve s'installait à la base de Torrejon de Ardoz, près de Madrid, et recevait huit nouveaux Canadair immatriculés UD.13-03 à UD.1310. Entre mars et avril 1975, deux UD.13 étaient détachés à la base de Gando, dans les Canaries, afin d'assurer les tâches du SAR sur le secteur Canaries-Sahara, les Grumman « Albatross » de l'Escuadron 802 étant alors interdits de vol pour raisons techniques. Pendant leur bref séjour à Gando ils furent affectés aux missions typiques du SAR, et servirent également d'avion-guide et d'escorte aux T-6 de l'Escuadron 463 lors de vols au-dessus du Sahara, puis ils revinrent peu de temps après à leur base de Torrejon via Jerez-la Parra.

Chaque année, surtout pendant les vacances d'été, on peut observer de fréquents détachements d'avions de l'Escuadron 404 vers d'autres bases et/ou des aéroports civils, afin de réduire les délais de réaction en cas d'alerte. Cela implique pour les membres de cette unité la suppression totale des vacances ou permissions estivales.

Il convient de noter que, mis à part ces détachements estivaux, durant lesquels les appareils restent tous en alerte permanente, l'unité maintient pendant tout le reste de l'année un avion en alerte immédiate, tous les jours, de l'aube jusqu'à peu avant le crépuscule.

En septembre 1976, l'avion immatriculé UD.13-07 fut victime d'un accident au cours d'une mission de lutte contre l'incendie et s'écrasa sur le mont Xiabre, près de Pontevedra, tuant tout son équipage.

Le UD.13-09 fut à son tour accidenté à Fuenterrabia, dans la province du Guipuzcoa (au Pays-Basque) le 7 mars 1977, lorsqu'il s'échoua sur des rochers après avoir amerri par une houle trop irfiportante. L'équipage put se mettre à l'abri, mais l'avion resta à demi submergé. Il n'était pas encore trop gravement endommagé, mais quand on essaya de le hàler au sec à l'aide d'une puissante grue, il subit des dégâts irréparables, ce qui entraîna sa mise hors service. Ce n'était d'ailleurs pas la première fois qu'un tel accident se produisait en Espagne : le 18 juillet 1936, l'Aéronavale républicaine avait perdu un Savoia 62 lors de circonstances similaires. L'appareil, transformé en passoire, était rentré à Malaga en hydroplanant. Le lendemain, on essaya de le soulever avec une grue pour le mettre à quai et les tonnes d'eau embarquées démembrèrent littéralement toute la cellule.

Le 11 avril 1977, le UD.13-08, au cours d'un amerrissage dans le port de Valence, se laissa embarquer par la conjugaison des rafales de vent et des fortes vagues qui se produisent souvent dans ces conditions, et il effectua plusieurs cabrioles, l'équipage en étant quitte pour quelques blessures légères. Au cours de l'été 1977, on célébra les 10 000 heures de vol des Canadair espagnols, force festivités se déroulant sur la base de Torrejon à cette occasion. En janvier 1979 on fêta de la même manière le cap des 20 000 heures, ce qui donne une idée du rythme opérationnel de l'unité, rythme particulièrement soutenu en été.

On raconte à propos des CL-215 en Espagne une anecdote qui a fait le tour de tout l'Ejercito del Aire, et qui arriva à un Lieutenant alors qu'il se trouvait en pleine procédure d'écopage dans la rade d'Algésiras. Frappé de plein fouet par une forte vague alors qu'il hydroplanait, le Canadair fut tel-lement ébranlé que le gouvernail se décrocha légèrement de la dérive, et qu'il lui fut impossible de mener à bien sa mission. il fut obligé d'effectuer, dans des conditions de vol précaires, un atterrissage d'urgence sur la base de Jérez.

Au début de 1979, l'Espagne reçut sept nouveaux CL-215 immatriculés UD.13-il à UD.13-17, et qui sont encore actuellement les appareils les plus récents sur le sol espagnol. A signaler toutefois un changement d'appellation qui eut lieu en mai 1980, l'Escuadron 404 devenant Grupo 43, luimême scindé en Escuadrones 431 (numéros d'immatriculation impairs) et 432 (numéros pairs). Les appareils conservèrent toutefois leur indicatif «foca ».

Le 12 octobre 1980, pendant une opération de lutte contre un très fort incendie de forêt dans la Sierra d'Aitane, dans la province d'Alicante, le UD.13-13 alla faire le plein d'eau dans les marais de Beniarrés, proches du lieu de l'incendie. Au cours de sa prise d'altitude, il décrocha et alla s'écraser sur la rive. Le pilote et le mécanicien navigant furent tués, et le copilote ne se tira d'affaire qu'au prix de graves blessures.

Les statistiques concernant le Grupo 43 sont d'un grand intérêt, elles en disent long sur la tâche importante de l'unité. A la parution de cet article, on y approchera les 30 000 heures de vol. Au cours des opérations de lutte contre des incendies de grande envergure, on a noté assez souvent des services excédant huit heures de vol par avion et par équipage ; le record en la matière est d'ailleurs de 12 heures pour le même équipage, en ne comptant pas le temps des ravitaillements. On a même vu un pilote atteindre près de 200 heures de vol en un seul mois d'opérations.

Il convient ici d'insister sur le travail exceptionnel effectué par le personnel de maintenance, en particulier durant les mois d'été en détachement. Travail assuré dans des conditions très dures sous la canicule, et parfois poursuivi de nuit à la lueur des incendies, afin que les appareils restent prêts à intervenir dès l'aube suivante.

Le plus grand feu de forêt que le Grupo 43 eut à combattre eut lieu à Ayora, dans la province de Valence. Cet incendie rasa complètement 40 000 hectares de forêts et de maquis, et les six UD.13 du détachement renforcé de Valence furent à cette occasion d'une importance vitale, réussissant à limiter les dégâts qui, sans eux, se seraient sans doute chiffrés au double.

EN VOL SUR CANADAIR CL-215

Voler sur cet appareil, connu au sein de l'Ejercito del Aire sous le nom d'Estanco (Bureau de tabac : ils sont jaunes en Espagne) ou plus simplement appelé e Soufflefeu », est une expérience intéressante.

Sur le parking des Canadair pendant que les équipages effectuent la check-list préliminaire et font chauffer les moteurs, on remarque sur le tarmac de larges taches d'huile : il faut savoir que si les Pratt & Whitney R-2800 CA-3 de 2100 chevaux ne perdent pas un peu d'huile en permanence, c'est qu'ils sont très probablement malades ! De la banquette qui se trouve derrière le siège du pilote on a une excellente visibilité.

Pendant ce temps, les derniers points de la check-list sont égrenés, on enlève les cales, et au signal du mécano au sol, le capitaine Andrada desserre le frein de parking et commence à rouler derrière le 43210, l'avion à qui nous servons de n' 2.

Nous nous dirigeons vers le croisement du taxiway où est situé le contrôle GCA. Après autorisation de la tour, nous voici sur la piste 24, à peu près en son milieu, avec le 10 légèrement devant, notre avion lui servant d'ailier droit. Les moteurs sont à pleine puissance, et après environ 800 mètres de roulage, nous sommes en l'air, cap sur le marais d'Entrepenas (= Entremont) suite à un virage à droite. i e décollage en lui-même est assez impressionnant : il suffit au CL-215 d'une course de 500 mètres au soi (et de 540 mètres sur l'eau) pour s'élever, et il peut passer un obstacle de 15 mètres après respectivement 710 et 800 mètres, départ arrêté.

Nous arrivons peu de temps après au marais, où nous entamons la procédure d'amerrissage et l'écopage. Le CL-215 est très à l'aise dan cette configuration, et l'instant du déjaugeage est inoubliable, lorsque l'appareil s'arrache en glissant des eaux noires et mortes du marais. Etudié spécifiquement pour cette tâche, le Canadair peut remplir ses deux réservoirs d'eau (qui totalisent 5346 litres et sont situés au centre de gravité, devant le train) en dix secondes seulement, et ceci sur n'importe quel plan d'eau de 1200 mètres de long et deux mètres de profondeur. Des champions de la spécialité ont même réussi des écopages de 800 mètres ! Il leur faut alors réduire leur approche au minimum et tomber presque comme une pierre depuis quinze mètres d'altitude : un sport éminemment dangereux.

Au cours d'un écopage, l'un des pilotes manquera son déjaugeage, et devra hydroplaner jusqu'à un endroit plus favorable, avant de lâcher plusieurs paquets d'eau qirr l'ilôt qui nous servait de, cible, au milieu 215 est un véritable canard ; sa coque et son redan particulièrement étudiés lui permettent de faire demi-tour en 14 mètres seulement !

Le « bombardement - par lui-même est tout un art. Selon les cas, le pilote peut choisir de larguer le contenu de ses deux réservoirs en une seule vaive, afin de « souffler » l'incendie sur une surface de 85 mètres sur 20 environ, ou encore pour défoncer une toiture et noyer ainsi des dépôts de matières combustibles ; il peut aussi enchaîner le largage du contenu des deux soutes pour arroser une zone de 140 mètres sur 12 environ. Enfin, selon l'altitude choisie, le CL-215 peut également se contenter de refroidir sur une grande surface les abords immédiats d'un incendie pour permettre aux pompiers au soi d'intervenir efficacement, ou encore d'arroser les immeubles voisins de façon préventive. La concentration la plus efficace est obtenue depuis 45 mètres d'altitude, la quantité d'eau larguée dépassant alors largement un litre au mètre carré. La vitesse de largage efficace peut être comprise entre 175 et 240 kmih indiqués, mais la meilleure fourchette est celle comprise entre 185 et 205 km/ h. A l'instant précis du « bombardement », on entend comme un coup sourd, lorsque les deux réservoirs sont brutalement vidés de plus de 5 000 litres. Il s"ensuit un léger sabré de l`eau.

Le retour est plus agréable que l'aller, la visibilité s'est améliorée, et nous apercevons la longue piste de Torrejon depuis dix nautiques. L'autorisation d'atterrissage une fois accordée, notre UD.13-17 fait son approche et touche des roues à quatre heures presque précises sur la piste 24 avant de reprendre le taxiway au niveau du GCA. Après avoir repris sa place dans l'alignement des Canadair, le pilote coupe les moteurs et le silence explose. J'ai encore dans les oreilles un bourdonnement intense : à l'intérieur de l'appareil, le niveau sonore est très haut, mais je ne m'en plains pas, j'aime assez le chant particulier des Twin Wasp. Après la check-list d'atterrissage, nous retournons à la Salle d'opérations du Grupo, et après un rapport court et décontracté nous mettons le cap sur le mess des officiers : le feu est dans notre gorge à présent, mais pour éteindre celui-là, est-ce que de l'eau suffira ?

L’album du Fanatique de l’Aviation, Decembre 1981, p. 30-35

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