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Adieu à l'alphabet -- voici la littératie!

par June Meyer



Réflexions

Si nous jetons un regard rétrospectif sur notre enfance et nous souvenons de comment nous avons appris à lire et à écrire, les images de notre apprentissage de l'alphabet seraient un de nos plus importants souvenirs. En fait, les lettres majuscules et minuscules sont encore exposées en haut des tableaux noirs dans nombre d'écoles primaires aujourd'hui. Dans certains milieux préscolaires, une grande affiche comprend l'alphabet et des images appropriés pour apprendre aux enfants le lien entre le son initial de l'objet et la forme de lettre correspondante. Cependant, la confusion peut aisément régner, particulièrement si, "Aa est pour avion" et "Ee est pour essai".

Le présent article a pour objet d'examiner si l'alphabet, en tant qu'ensemble de symboles codés, constitue une méthode développementale appropriée pour enseigner aux enfants comment devenir compétents en lecture et en écriture. Si en effet, on démontre que la connaissance de l'alphabet empêche l'enfant de maîtriser la littératie de façon naturelle, alors quelles options pourrait-on considérer?

Devrions-nous fournir aux enfants plus d'occasions de reproduire les comportements qu'ils observent dans leur famille et dans leur communauté dans le domaine de la lecture et de l'écriture? Si des jeux de rôle sont organisés avec des matériels suggestifs comme une valise pleine de matériels d'écriture, une boîte d'accessoires pour jouer au magasin contenant des articles pour inscrire les transactions ou un calepin pour messages téléphoniques et un téléphone dans la salle d'accueil du médecin, il est possible que nous observions les enfants en tant que commerçantes et secrétaires. Nous pourrions alors reconnaître comment les comportements littératiés en matière d'écriture, de lecture et de conversation peuvent être découverts par le biais du jeu symbolique des enfants (Meyer, 1994).

Cependant, nous pouvons approfondir nos explorations en examinant comment les enfants, en tant que "fabricants de signification" (Wells, 1986) semblent posséder leur propre savoir littératié avant même que nous ne planifions des activités de littératie en émergence. Si nous pouvons mettre l'accent sur la notion voulant que les enfants acquièrent leur propre savoir seulement lorsqu'ils sont activement engagés dans leur apprentissage personnel, alors il est possible de commencer à comprendre comment ils peuvent réfléchir et apprendre.

Par le biais des histoires ci-après (documentés dans Becoming a Nation of Readers: Report of the Commission on Reading, Washington, 1985) les enfants nous montrent ce qu'ils connaissent au sujet des processus de littératie à travers l'écriture, la lecture, la conversation et l'écoute. Si nous nous permettons d'avoir l'esprit ouvert pour respecter et valoriser les comportements littératiés émergents chez les enfants, nous saurons comment ils semblent réinventer ce qu'ils connaissent et comment ils nous articulent leur apprentissage. Dans les anecdotes suivantes, remarquez si les enfants incorporent le ABC traditionnel à leurs idées et notez comment chaque enfant communique ce qu'il connaît.

Je vous présente Sabine

Sabine, âgée de cinq ans, a fini de créer une rangée de biscuits rouges en forme de coeur avec des yeux, un nez et une bouche en pâte à modeler verte pour trancher. Elle me dit qu'elle aimerait les garder pour dire à sa mère comment elle les a fabriqués. Lorsque je lui ai suggéré qu'elle aimerait peut-être écrire sa recette pour que sa mère la lise, Sabine s'est mise à chercher avec entrain du papier et un crayon. Elle écrivit "SABINE" en majuscules mais ne put continuer. "Je connais mon alphabet", puis d'ajouter d'un air découragé, "Je peux écrire toutes les lettres de l'alphabet, mais je ne sais pas comment écrire une recette de biscuits", ajouta-t-elle d'un air abattu. Nous avons parlé des biscuits ensemble et avons fait quelques liens entre les sons de ce que nous "disions" et les formes des lettres de l'alphabet. Finalement, on en est venu à SABINE FT D&eugrave; BSCUT comme recette. Elle s'est alors tournée vers moi pleine de confiance et m'a dit "Tu sais, je sais vraiment lire et écrire!" Rapidement, elle écrit "LE CHAT EST ASSIS SUR LE TAPIS". Elle me lit son histoire avec un large sourire et ajoute qu'elle en saurait certainement davantage quand elle ira à l'école. Un mois plus tard, Sabine commençait la maternelle.

Dans cette anecdote, nous remarquons que Sabine sait lire et écrire, mais que sa recette semble davantage un produit provenant de sa dépendance vis-à-vis de l'alphabet dont elle semble penser qu'il est la clé pour découvrir les mystères de la littératie. Bien qu'elle essaie d'en sortir des significations et des associations dans le processus de la rédaction de la recette avec sa propre "épellation" (Clay, 1976), on ne peut pas s'empêcher de se demander si Sabine va jamais pouvoir surmonter la barrière de l'alphabet afin de se sentir en confiance pour écrire des histoires en utilisant son propre système de langage écrit à son niveau de développement et de compréhension.

Je vous présente Benji

Ben, un petit garçon de trois ans et demi, m'a apporté une grande feuille de papier blanc et annonça qu'il allait peindre sur le chevalet, mais qu'il voulait d'abord me voir écrire mon nom "June", puis son nom sur le papier. Je lui ai demandé où je devrais mettre les noms et il me montra le coin en haut à droite, l'espace où nous écrivons toujours les noms des enfants. Il me regarda attentivement écrire chaque lettre et alla cherché un pot de peinture et un pinceau. Il pointa le B, traça la lettre avec son doigt puis la reproduisit au centre de la page. En silence, il continua le processus, plaçant les lettres qui composent "BENJI" éparpillées partout sur le papier. Il regarda ensuite la forme des lettres de mon nom et dit tout excité : "J'ai cela dans mon nom mais dans le tien, il est à la fin." Il parla de la forme "j" et de comment elle n'était pas placée au début de son nom. Il conclut en m'informant que nous avions tous les deux un "n" dans notre nom, exactement à la même position. En dernière analyse, il déclara que son nom était plus gros que le mien "parce qu'il y a plus de lettres et c'est plus gros à dire!".

Dans ce cas, Benji décide comment régler le problème que pose l'écriture de son nom. Il semble réaliser une séquence d'actions prédéterminées qui sont répétées jusqu'à ce que ce soit son nom, "Benji". Tout au long de cet exercice, il recours au minimum à l'aide d'un adulte pour écrire son propre nom de la façon qui lui semble bien.

Il n'y a pas eu de planification de l'enseignante ou d'apprentissage pour écrire son nom -- c'est venu spontanément, sans stimulation ou de directive pour le guider dans sa création. Feuerstein (1980) estime que les enfants sont des "systèmes ouverts d'apprentissage" qui deviennent littératiés quand ils partagent "une question d'intérêt mutuel" et mettent l'accent là-dessus avec une personne qui les encourage à se sentir compétents et à réussir. Nous pouvons reconnaître que Benji est effectivement en train de développer ses propres concepts d'écriture et de lecture, tout comme il a commencé, maintenu et soutenu sa propre expérience d'apprentissage valable.

Je vous présente Richard

Richard, âgé de six ans, m'a invitée à jouer avec un de ses ludiciels et m'a donné la possibilité de choisir celui que je voulais. J'ai dit que nous serions deux à jouer et il a sélectionné un jeu avec des personnages masculins et féminins. Il est vite clairement apparu que je ne m'y connaissais pas du tout et après les deux premiers mouvements avec la souris, je suis devenue une spectatrice passive pendant qu'il a assumé le rôle de leader. Lorsque j'ai demandé ce que je devrais faire pour continuer à jouer avec lui, il m'a répondu "Je le fais pour toi, pour que tu apprennes." Les personnages ont continué à bouger partout sur l'écran.

Dans ce scénario, nous remarquons que Richard semble jouer le rôle de l'enseignant : il a expliqué ce qu'il faisait pour moi quand il a commencé à jongler avec les images et a décrit oralement ce qui avait transpiré. Si, en tant qu'adultes, nous jouons le rôle de l'apprenti sincère et naïf qui a besoin d'aide, nous avons le privilège de pouvoir observer comment les enfants comprennent en évaluant la situation. Nous pouvons aussi observer comment les enfants emploient des stratégies pour communiquer l'information de façon constructive afin que "l'apprenant" adulte comprenne.

Catherine Snow (1983) croit que la littératie survient au cours des interactions sociales par le biais de conversations qui deviennent des "histoires partagées". Elle affirme que de tels dialogues sont des histoires qui sont importantes en tant que "préparation orale à la littératie". Richard venait de commencer la première année où il y avait beaucoup de possibilités pour l'écoute et la conversation (c.-à-d. par le biais d'explications, du raisonnement, de révélations, d'informations et du questionnement). Ces occasions constituent ce que Wells appelle "les collaborations et les échanges communicatifs" et ils soutiennent l'apprentissage et la littératie étant donné que les enfants sont des "fabricants de signification" (1986).

Je vous présente Marie

Marie, quatre ans et demie, se trouvait souvent au coin du livre en train de partager un livre avec une adulte. La plupart du temps, c'est Marie qui "lisait" et lui parlait des personnages, de la mise en situation, du thème et de la trame de l'histoire, tandis que l'écoutante demeurait captivée et attentive.

Vu l'intérêt évident démontré par Marie pour la lecture, nous pouvons supposer qu'elle reconnaît le contenu et la structure de l'histoire et qu'elle échange avec plaisir sa connaissance avec une autre personne. De plus, elle semble avoir une attitude très positive à l'égard des livres. Juliebo croit que nous avons besoin de reconnaître l'importance des enfants en tant "qu'initiateurs de l'apprentissage littératié" (1985) afin qu'ils puissent former et développer leurs expériences littératiées préscolaires en ce qui concerne les livres."

Réflexions sur la littératie

Les anecdotes susmentionnées illustrent que le fait d'être littératié ne se limite pas à la capacité de réciter l'alphabet par coeur et de déclarer "maintenant que je connais mon alphabet, viens jouer avec moi." La littératie est plus que l'ABC. En tant qu'éducatrices, nous devons savoir comment les enfants perçoivent eux-mêmes la littératie. Nous devons aussi reconnaître que la littératie implique les processus développementaux suivants :

Conséquences pour la pratique

En tant qu'éducatrices et parents, nous devons continuellement observer, interpréter et évaluer comment les jeunes enfants ré-inventent le savoir qu'ils acquièrent sur la littératie -- s'ils s'engagent dans les interactions sociales ou dans l'expérimentation solitaire pendant le jeu. Nous avons besoin de réfléchir sur comment découvrir leur savoir en examinant toutes sortes de comportements littératiés émergents. Si nous voulons nous engager à faire en sorte que les enfants prennent l'initiative et recherchent la signification, alors nous devrions examiner les points suivants :

Inspiration

"Tournons le dos" à tout ce qui empêche les enfants d'être de véritables "fabricants de signification". Comme le dit Freire, "l'enseignante n'est plus simplement la personne qui enseigne, mais celle qui apprend dans le cadre du dialogue avec les enfants." Il s'agit donc d'un apprentissage réciproque. (1970).

June Meyer, M. Ed., est chargée de cours au Early Childhood Department du University College of the Fraser Valley en Colombie-Britannique.

Références

Anderson, R. Becoming a Nation of Readers: Report of the Commission on Reading. Washington, DC: The National Institute of Education, 1985.

Clay, Marie. Fluent Young Readers: What can they teach us? London: Heinemann, 1976.

Feuerstein, R. Instrumental Enrichment. New York: University Park Press, 1980.

Freire, P. Pedagogy of the Oppressed. New York: Continuum Publishing, 1970.

Juliebo, M. "To Mediate or Not to Mediate? That is the Question." Language Arts, Vol. 62, No.8, 1985.

Meyer, J. "Literacy is Child's Play." Canadian Children, Vol. 19, No. 1. Printemps, 1994.

Snow, C. "Literacy and Language: Relationships during the Preschool Years." Harvard Educational Review, Vol. 52, No.2. mai, 1983.

Wells, G. The Meaning Makers: Children Learning Language and Using Language to Learn. Portsmouth, NH: Heinemann, 1986.
la FCSGE.



Cet article a paru dans Interaction (printemps, 1995) publié par la Fédération canadienne des services de garde à l'enfance.
Affiché par: la FCSGE, septembre 1996.


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