La société soutient-elle la paternité active?
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De nos jours, dans toutes les publicités et les comédies de situation à la télévision, le rôle des pères de famille semble à l'honneur. Cependant, un grand nombre de personnes qui veulent être de bons parents, y compris les pères, trouvent difficile de réaliser ce souhait. Dans l'article ci-dessous, dont la version originale est publiée dans Today's Parent (juin 1993), le directeur des programmes de l'IVF et le rédacteur en chef de Transition se posent la question suivante:

La société soutient-elle la paternité active?
Les hommes contribuent de plus en plus en tant que pères, mais les vieilles habitudes et les barrières institutionnelles ralentissent le rythme de cette évolution

par Robert Glossop, Ph. D. et Ish Theilheimer

Voici trente ans, il était rare de voir un homme mettre la couche à un bébé ou déposer son enfant à la garderie ou à l'école. De nos jours, ces gestes sont beaucoup plus courants et presque tout le monde connaît un homme qui demeure au foyer -- par choix ou par obligation -- pour s'occuper de ses jeunes enfants. Toutefois, la paternité active n'est pas encore la norme, loin de là.

«La plus importante pierre d'achoppement à une telle participation des pères aux soins des enfants a trait à la perception que les pères ont d'eux-mêmes en termes socio-culturels», affirme la professeure Donna Lero de l'Université Guelph en Ontario. Elle a dirigé l'Étude nationale canadienne sur la garde des enfants dans le cadre de laquelle on a sondé 22 000 familles partout au Canada.

«J'ai été frappée par le fait que les pères parlent de ce qu'ils gardent les enfants pendant que leur conjointe est au travail. Je pense que les choses évoluent très rapidement et il le faut.» La raison en est que la plupart des mères d'enfants travaillent maintenant à l'extérieur du foyer. La plupart des hommes ne peuvent tout simplement plus éviter d'assumer des tâches de garde d'enfants.

«...À de rares exceptions près, les femmes fournissent des soins aux enfants à la maison tout en faisant des doubles quarts», affirme Mme Lero. La contribution des hommes est plus important que par le passé, mais elle est encore loin de celle des femmes. Les pères participent activement aux activités de loisirs avec les enfants tandis que les tâches moins plaisantes comme le nettoyage, les gestes de réconfort, les soins de santé, etc. reviennent toujours à la maman.

L'aspect économique de la famille contribue aussi à perpétuer les vieilles habitudes. Mme Lero fait remarquer que si quelqu'un gagne le double de votre salaire, vous avez tendance à protéger cette personne des pleurs quotidiens des enfants. Même parmi les couples où les deux conjoints gagnent un salaire similaire, les femmes ont tendance à travailler davantage à la maison.

Le monde du travail joue un rôle majeur dans le façonnement de la vie des familles -- et dans le comportement des papas. Un nombre croissant d'employeurs reconnaissent les responsabilités familiales des personnes qu'ils emploient. Marie Tellier, vice-présidente adjointe chargée de l'équité en matière d'emploi auprès du CN à Montréal, note que dans le passé les employeurs considéraient les employés comme tels, sans plus.

«Ils n'étaient pas des parents, ni des enfants de personnes âgées. Ils étaient tout simplement des gens supposés venir travailler», poursuit Mme Tellier. Elle remarque des changements majeurs dans l'attitude et le style de vie des employés de l'entreprise : des cadres tirés à quatre épingles donnent le biberon à leur enfant à la garderie du CN. Des pères d'enfants disent qu'ils ne peuvent pas travailler tard parce qu'ils doivent aller chercher leurs enfants.

Le CN s'adapte à ces besoins. Outre la garderie, il offre toutes sortes de counseling sur les questions concernant la famille, des horaires flexibles et des congés pour raisons familiales. Sans prétendre que le milieu de travail est complètement ouvert aux parents, Mme Tellier admet qu'il y a un peu plus d'acceptation. L'acceptation et l'adaptation varient largement selon les différentes communautés, les classes sociales et les milieux de travail.

Linda Duxbury, professeure agrégée en administration à l'Université Carleton d'Ottawa, souligne que les familles à double revenu font face à des pressions énormes. Mme Duxbury est membre d'une équipe qui a mené récemment une étude nationale sur l'harmonisation des responsabilités professionnelles et familiales. Elle a constaté que contrairement à la croyance voulant qu'à mesure que les femmes feraient partie de la population active et que le nombre de familles à deux revenus croîtrait, les femmes deviendraient comme les hommes. Nous avons constaté tout à fait le contraire les hommes ressemblent de plus en plus aux femmes : ils sont stressés, surchargés de travail et doivent composer avec les mêmes genres de conflits entre leur vie familiale et leurs activités professionnelles.

Le fardeau est plus lourd à porter dans les familles ayant deux revenus, mais faibles. L'enquête de Mme Duxbury a permis de noter qu'un nombre écrasant de parents souhaitent avoir plus de flexibilité dans leurs activités professionnelles : travail à domicile, horaire flexible, travail à temps partiel ou par quart.

Duxbury affirme que les hommes cols bleus ont plus tendance à se camper dans leurs rôles traditionnels que les cols blancs. Bien sûr, il y a des exceptions. La sociologue Judith Stacey a eu quelques grosses surprises quand elle faisait de la recherche pour la rédaction de son livre Brave New Families (Voir Transition, septembre 1993).

Judith note que dans une famille typique de la classe moyenne, l'homme jouit vraiment d'une meilleure situation professionnelle et d'un salaire plus élevé. En conséquence, il n'a pas bien de temps à consacrer aux enfants, même s'il le voulait. Selon elle, la structure de travail est très différente parmi les ménages de la classe ouvrière. Les hommes sont plus susceptibles d'être mis à pied ou de travailler par quarts que les femmes. Les conditions ont obligé un grand nombre de travailleurs à prendre la relève des femmes à la maison. Cette situation est en partie due au genre d'emplois qu'occupaient les femmes. Elles ont commencé à gagner le principal revenu familial, mais ce revenu n'était pas suffisant pour payer des services de garde d'enfants. Les gens de la classe ouvrière ont surtout recours aux membres de la famille pour les services de garde.

Julie White constate aussi que les attitudes changent parmi les hommes de la classe ouvrière. Directrice des affaires communautaires auprès de Levi Strauss & Co. (Canada) Inc., une compagnie qui tente de fournir beaucoup de soutien aux parents travailleurs. Elle se souvient d'une femme qui travaillait dans l'usine de la compagnie à Cornwall, Ontario et qui a écouté «les gars» derrière la porte pendant qu'ils jouaient aux cartes un vendredi soir. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir qu'ils ont passé les deux premières heures à parler de l'apprentissage de la propreté!

Les Travailleurs canadiens de l'automobile ont négocié des contrats qui comprennent des dispositions favorables à la vie familiale comme les garderies en milieu d'emploi, les semaines de travail comprimées, les jours de congé pour raisons personnelles, etc. Au moins deux sections locales sont situées dans des usines ouvertes en permanence où les compagnies avaient exigé auparavant beaucoup d'heures supplémentaires. Cela revient cher et entraîne un niveau d'absentéisme élevé. Ces usines utilisent maintenant un système qui permet à certains employés de ne travailler que deux quarts de 12 heures en fin de semaine, par semaine, contre un plein salaire hebdomadaire. Les programmes épargnent de l'argent aux compagnies en termes de primes de temps supplémentaire. En outre, il y a toujours une liste d'attente d'employés qui veulent ce genre d'horaire pour élever eux-mêmes leurs enfants ou poursuivre d'autres activités.

Le «travail hors d'équipe» devient monnaie courante dans les familles d'aujourd'hui. Dans beaucoup de familles où les parents occupent des emplois, l'un d'eux travaille à l'extérieur du foyer pendant que l'autre s'occupe de la maison. Tim Catherwood, directeur adjoint de l'Union internationale des travailleurs et travailleuses unis de l'alimentation et du commerce -- Canada (RUAC) affirme que la réalité des femmes qui travaillent à l'extérieur du foyer -- et la pression qu'elles exercent -- obligent beaucoup d'hommes à s'engager dans de nouveaux rôles. Le style de vie paisible des hommes a commencé à en prendre un coup. M. Catherwood affirme que cette situation explique en grande partie l'intérêt qui se manifeste actuellement pour les questions familiales et prédit que cet intérêt deviendra de plus en plus marqué au cours des années à venir.

Naturellement, les expériences des hommes devenus des pères actifs varient. Certaines études indiquent que les hommes qui n'arrivent pas à dénicher un emploi trouvent la transition plus difficile. Ils pourraient, certes affirmer que leur rôle de parentage est important, mais ce rôle ne jouit tout simplement pas du même statut social que le fait de gagner de l'argent et de poursuive une carrière.

Même ceux qui choisissent d'être homme au foyer peuvent trouver cette responsabilité dure à remplir. Klaus Gruber de Saskatoon en a fait l'expérience il y a quelques années lorsque sa conjointe voulait embrasser une nouvelle carrière. Après l'emballement des premières semaines, «j'ai trouvé difficile de me motiver», avoue-t-il dans Connexions, le bulletin de Careers Home Managers. «Même quand je me forçais à faire des travaux ménagers, j'avais peu de sentiments de fierté ou d'accomplissement.» Il se sentait isolé. À la longue, il s'est aussi rendu compte que malgré ses croyances rationelles, il n'accordait pas beaucoup de valeur au travail traditionnellement effectué par les femmes. «Même si, cognitivement, j'appréciais ces choses, je me suis rendu compte que je ne leur attribuais aucune valeur sentimentale.»

Selon Donna Lero, nous continuons à sous-évaluer le travail des femmes tant au foyer qu'à l'extérieur du foyer. Dans la mesure où cela se produit, les hommes sont moins susceptibles d'apporter leur concours.

Puis il y a le cas de la Suède. Ce pays est à l'avant-garde dans les politiques concernant le congé parental, la garde à l'enfance, la participation des femmes à la population active, etc. Malgré tout, les hommes se prévalent beaucoup moins du congé de paternité que les femmes du congé maternité, si bien que le gouvernement a lancé une campagne de promotion. Sur l'annonce publicitaire qui montre un homme nu, vautré et apparemment attaché à une machine, on peut lire le message suivant : «Un homme pour qui le travail passait avant tout s'est fait piéger.» On poursuit en disant, «Ce n'est pas que les hommes le veulent ainsi, mais c'est la société qui s'y attend.»

L'expérience de la Suède signifie-t-elle que les hommes ne changeront jamais? Ou plutôt que les Suédoises sont confrontées à nombre des problèmes de carrière auxquels font face les Canadiennes -- salaires faibles, davantage d'emploi à temps partiel, professions traditionnellement considérées féminines comme l'enseignment et les soins de santé? À l'instar de leurs consoeurs d'Amérique du Nord, les femmes de la Suède font beaucoup plus de travaux ménagers que les hommes.

Notre génération est la première à se demander si la société soutient la paternité active. Robert Griswold, professeur d'histoire à l'Université d'Oklahoma, vient de publier un livre intitulé Fatherhood in America: A History (Basic Books). Dans l'un des premiers chapitres, il traite de «l'invention de la nouvelle paternité.»

Il a découvert que la question de comment amener les pères à participer davantage à l'éducation de leur enfant nous préoccupe depuis des décennies. Les thèmes des articles publiés dans des magazines populaires des années 20, 30, 40 et 50 ne sont pas tellement différents de ceux d'aujourd'hui : les pères qui ne passent pas assez de temps avec leurs enfants; conseils pratiques aux papas sur comment interagir avec leurs enfants. M. Griswold est surpris de voir la similitude entre les articles de cette époque et d'aujourd'hui. Il ne veut pas affirmer catégoriquement sur la base de sa recherche qu'il y a eu un changement de paradigms dans notre attitude concernant la paternité. Pour lui, tout cela constitue dans une certaine mesure du déjà vu parce que nous traversons une période de transition.

C'est juste de se demander si la société soutient le parentage actif pour les femmes ou pour les hommes. Peggy Nash, directrice du programme des femmes auprès de l'Association des travailleurs canadiens de l'automobile constate que la forte pression économique sur les familles ne leur facilite pas la tâche. Le commerce international et la transformation industrielle inquiètent les travailleurs et, au même moment, les programmes sociaux font l'objet de compressions. Elle note que le libre marché, laissé à la vaille que vaille, ne génère pas habituellement le soutien social qui permet aux familles de survivre.

Les familles changent. Ce qu'elles font aussi. Ni notre société dans son ensemble, ni ses institutions -- le milieu de travail, les écoles, les gouvernements -- n'ont clairement défini les nouveaux rôles joués par l'un quelconque des membres des familles d'aujourd'hui. Il est peu étonnant que les hommes se sentent confus, et quelquefois sans soutien, au sujet de leurs rôles et de leurs responsabilités.

Mais les signes du changement sont partout. Julie White de Levi Strauss pense que les hommes ont commencé à se rendre compte de ce qu'ils n'ont pas obtenu de leur père et ils ne veulent pas payer le même prix.

Si notre milieu de travail, nos écoles et nos politiques gouvernementales -- ainsi que nos attitudes -- continuant de changer comme il semble être le cas, les hommes pourraient ne pas devoir continuer à payer le prix.


Comment la société peut-elle soutenir la paternité active?

   Établir des politiques favorables en milieu de travail comme les horaires flexibles, le congé pour raisons familiales, les programmes d'aide aux employés, les programmes de garderie ou aiguillage, le recours à la téléconférence pour diminuer les coûts de déplacement, la possibilité de travailler à partir du domicile et le fait de rendre l'information disponible sur les questions familiales. Les petites choses, comme la possibilité pour les travailleurs et travailleuses d'appeler leurs enfants à la maison après l'école, peuvent faire une grande différence.

   Répondre aux attentes des femmes -- Si les femmes s'attendent à ce que les hommes jouent un rôle accru -- et qu'elles insistent sur la question, les hommes vont comprendre le message.

   Avoir des modèles à émuler -- Si les hommes voient d'autres hommes assumer sérieusement des responsabilités pour la garde des enfants et les travaux ménagers, ils le feront eux-mêmes plus facilement.

   Faire de la promotion -- Nous avons besoin de partager les histoires à succès concernant les pères qui jouent activement leur rôle et de faire en sorte qu'ils deviennent partie intégrante de la culture du travail et de la communauté.

   Éduquer la génération à venir -- On doit enseigner aux enfants que les hommes peuvent être des parents actifs. Les filles et les femmes doivent apprendre que les femmes ne détiennent pas le monopole des travaux ménagers.

   Élaborer une politique officielle -- Les hommes et les femmes doivent recevoir les mêmes avantages sociaux qui reconnaissent leurs responsabilités familiales.

   Valoriser le «travail des femmes» -- Si nous ne valorisons pas les travaux traditionnellement effectués par les femmes, à savoir le ménage et les soins aux enfants, peu d'hommes voudront les accomplir. Cette remarque s'applique tant au travail rémunéré que non rémunéré.

   Soutenir la garde à l'enfance -- La création d'un plus grand nombre de garderies et de soutiens aux prestatrices de garde en milieu familial sont d'une importance cruciale pour les familles travailleuses.

   Sensibiliser le public -- Les attitudes du public évoluent. Les conférences, les couvertures médiatiques, la publicité et l'éducation permanents sont des outils qui contribuent à changer les attitudes.

«Personne ne naît bon père. Pour en être un, il faut de la patience, de l'attention et de l'amour.»

-- Fitzhugh Dodson

Robert Glossop est directeur des programmes et de la recherche auprès de l'Institut Vanier de la famille. Ish Theilheimer est rédacteur de Transition, le magazine trimestriel de l'Institut.


Cet article a paru dans Transition (mars 1994), publié par l'Institut Vanier de la Famille.

Affiché par l'Institut Vanier de la Famille, septembre 1996.


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