Retour à l'index
Le bilinguisme, est-ce une bonne chose?
Comment soutenir les familles qui risquent de perdre leur langue maternelle?

par Susan Wastie

«En raison des barrières linguistiques, ma génération n'est pas en mesure de communiquer avec ses grands-parents et d'en apprendre sur leurs pensées, leurs antécédents personnels. Après le décès de ma grand-mère, je n'aurai pas une autre occasion de la connaître... que s'est-il passé dans sa vie? En quoi croyait- elle? À quoi rêvait-elle? À quoi pensait-elle? -- Extrait de «Burnt Bridges and a Generation Gap», Sharon Omura, The Globe and Mail, 30 avril 1993.[Traduction]

L'expérience de Sharon Omura n'est pas unique. Les personnes issues de diverses origines linguistiques partout dans le monde ont eu le même sentiment de perte. Mais pourquoi? Quelles sont ces forces puissantes qui empêchent les enfants d'apprendre la langue de leur pays et de devenir des bilingues parfaits? Le bilinguisme n'est ni rare ni inhabituel. Dans le monde, plus de la moitié des gens sont bilingues (Harding et Riley, 1990) et les recherches indiquent que le bilinguisme comporte d'importants avantages non seulement en possibilités d'emploi et de connaissances accrues des cultures, mais aussi en termes de développement social et cognitif. Les enfants qui apprennent à parler plus d'une langue apprennent à «jouer avec la langue». Ils apprennent que la même chose peut avoir des noms différents et cet apprentissage précoce dans le domaine de l'abstraction donne aux personnes bilingues une flexibilité et une ouverture mentales qui génèrent des avantages cognitifs et sociaux. L'aptitude à changer de code linguistique et par la suite à penser dans plus d'une langue augmente le développement conceptuel. Cependant, certains chercheurs se disent très préoccupés par le fait que la pression exercée pour l'assimilation à la culture dominante est si forte que les jeunes enfants n'apprennent pas la langue de leur propre famille. Ce genre de perte a des conséquences très coûteuses et l'expérience qu'a eu Sharon Omura avec ses grands-parents se produit en fait entre les enfants et leurs parents. Lily Wong Fillmore (1991, p. 335) affirme ce qui suit :

«Le changement linguistique commence presque toujours chez les enfants issus de familles de minorité linguistique. Les enfants parlent peu ou pas la L2 au moment où ils commencent l'école, mais ils apprennent assez rapidement pour se débrouiller. Dans cet environnement, ils se rendent vite à l'évidence que la clé pour se faire accepter est la L2 et ils l'apprennent pour participer à la vie sociale scolaire. Trop souvent, l'anglais devient leur langue préférée... Dans pareilles familles, les adultes n'apprennent pas l'anglais aussi vite ou aussi bien que les enfants.»[Traduction]

Qu'arrive-t-il lorsque les enfants sont incapables de communiquer avec leurs parents? Que signifie cette perte pour les familles quand nous savons que la langue est un puissant vecteur des valeurs et le principal véhicule de socialisation? Qu'est-ce que cela signifie pour eux quand la langue est aussi un des principaux, sinon le principal symbole de toute culture? Comment survient ce processus? Les figures 1 à 3 examinent cette situation dans une famille. Il s'agit d'une famille hypothétique qui a immigré au Canada, bien que ce pourrait être une famille se trouvant dans n'importe quel pays où les langues des minorités ont peu de statut. La figure 1 illustre les habitudes linguistiques de la famille nouvellement arrivée au Canada. Les enfants plus âgés parlent la L1 avec leurs parents. Le tout-petit ne parle pas encore aucune langue mais peut comprendre les mots simples et les instructions dans la L1. Les parents ont besoin de travailler, mais sont incapables de s'exprimer en L2. Ainsi, ils ne peuvent trouver que des emplois qui ne requièrent pas la connaissance de la L2. Les enfants commencent l'école et le tout-petit fréquente une garderie où l'on parle la L2 ou même la L3. La L2 devient le principal moyen de communication du tout-petit en raison du nombre d'heures qu'il passe avec l'intervenante en services de garde. Au même moment, les enfants plus âgés apprennent la L2 à l'école, auprès de leurs amis et en regardant la télévision.

[ Diagrame - Première année au Canada ]
Figure 1. Première année au Canada

La figure 2 nous montre la famille deux ans plus tard. Les parents parlent un peu l'anglais mais pas autant ni aussi bien que les enfants. Selon Lily Wong Fillmore (1991), la raison en est que les adultes se retrouvent rarement dans des situations qui leur permettent d'apprendre une langue de façon aussi complète que leurs enfants...Ils ont rarement le temps ou les moyens de se servir de la langue qui leur permettrait de parler couramment (L2). En conséquence, les parents comptent de plus en plus sur leurs enfants plus âgés pour communiquer au nom de la famille, notamment pour les rendez-vous avec le médecin ou pour traduire les bulletins scolaires. En outre, les parents peuvent se rabattre entièrement sur les plus vieux pour communiquer leur message au plus jeune enfant.

[ Diagrame - Troisième année au Canada ]
Figure 2. Troisième année au Canada

Si les parents sont incapables d'enseigner à leurs enfants la signification de leurs valeurs et de leur culture par le biais d'une langue commune, il est peu probable que les enfants les apprennent de la même façon par leurs frères et soeurs, leurs pairs ou leurs intervenantes en services de garde. Wallace Lambert (1990) affirme que le bilinguisme est inextricablement lié à des concepts de base comme l'identité personnelle, la culture et l'ethnicité, le biculturalisme et, à l'échelle nationale, le multiculturalisme. Si on n'offre pas aux enfants l'occasion d'apprendre la ou les langue(s) de leurs parents, leur sentiment d'identité personnelle peut être à risque. Il en résulte qu'au niveau national ou mondial, la possibilité d'évoluer dans une société authentiquement multiculturelle pourrait être compromise.

[ Diagrame - Figure 3. Sixième année au Canada ]
Figure 3. Sixième année au Canada

Les défenseurs de l'immersion en L2 reconnaissent qu'il arrive de perdre sa langue maternelle et soutiennent que les enfants ont besoin d'apprendre la L2 pour s'intégrer dans le grand environnement qui les entoure. Ils affirment aussi qu'une génération plus tard, le «problème» de pouvoir communiquer avec leurs parents sera réglé. Cependant, si ces enfants ne sont pas éduqués par leurs parents, mais plutôt par leurs frères et soeurs ainsi que leurs pairs, comment pourront-ils à leur tour éduquer et socialiser leurs propres enfants? Lorsque les enfants prennent conscience à bas âge qu'ils parlent mieux la L2 que leurs parents, vont-ils encore les respecter ou respecter d'autres adultes? Ou, respecteront-ils davantage leurs pairs et ces derniers influeront-ils davantage sur leur vie (Figure 3). Comment ces parents enseignent-ils les valeurs culturelles et morales et traitent-ils de questions comme la sécurité? Comment peuvent-ils négocier avec leurs enfants s'ils sont incapables de manipuler correctement la langue?

Une politique linguistique pour appuyer la langue maternelle?

Quelle devrait être la politique de nos garderies en ce qui concerne l'apprentissage de la langue seconde? Que devrions-nous dire aux parents qui se demandent s'ils doivent parler la langue de la majorité ou leur langue maternelle à leurs jeunes enfants alors qu'ils n'arrivent pas eux-mêmes à bien parler la langue seconde? Le présent article nous explique la nécessité d'examiner ces questions en profondeur. Il est important pour les intervenantes en services de garde qui travaillent avec des enfants de milieux culturels divers de s'interroger sur leurs propres attitudes et croyances concernant le soutien au bilinguisme dans leur milieu préscolaire. Le personnel devrait chercher à établir une politique linguistique en consultant les collègues et les parents sur les avantages du bilinguisme.

Pour une compréhension commune du bilinguisme

Certes, ce court article ne peut traiter de toutes les questions, mais nous pouvons dégager un début de solution à d'autres. Nous pourrons éventuellement dégager un terrain d'entente s'il nous est possible de :

Résumé

Dans nombre de régions du monde, on encourage les enfants à parler plus d'une langue dès leur naissance parce que le pouvoir de parler deux ou plusieurs langues est considéré comme un atout. Cependant, malgré les avantages, les controverses ont toujours abondé sur comment et pourquoi les gens apprennent ou non plus d'une langue. Dans certains cas, on a carrément découragé les enfants de parler leur langue maternelle en garderie. Une telle position peut contribuer à rompre la communication entre les parents et leurs enfants en plus d'empêcher la transmission de la «sagesse des générations». En effet, les questions sont très complexes. Seuls la recherche, la discussion et le dialogue continus avec les parents peuvent nous permettre de remettre en question nos propres hypothèses et croyances afin d'établir des politiques linguistiques appropriées à nos garderies.

Susan Wastie est phoniatre pour le Vancouver Health Department en Colombie-Britannique. Elle travaille depuis plus de 20 ans auprès d'enfants d'âge préscolaire et de leurs familles et prépare actuellement une maîtrise en éducation à l'Université Simon Fraser en Colombie-Britannique.


Bibliographie

Harding, Edith and Riley (1986). The Bilingual Family: A Handbook for Parents. United Kingdom; Cambridge University Press.

Lambert, Wallace (1990). " Persistent Issues in Bilingualism. " In B. Harley, P. Allen, J. Cummins & M. Swain (Eds.). The Development of Second Language Proficiency. United Kingdom: Cambridge University Press, Applied Linguistics.

Wong Fillmore, Lily (1991). When Learning a Second Language Means Losing Your First. Early Childhood Research Quarterly, 6, 323-346.

Lectures recommandées

Konner, Melvin (1991). Childhood. A Multicultural View. Toronto: Little, Brown and Company (Canada) Ltd.

Dias Soto, Lourdes (1993, January). Understanding Bilingual/Bicultural Young Children. Young Children, 30-36.

Dias Soto, Lourdes (1993, novembre/décembre). Preserving Language and Culture. Scholastic Early Childhood Today, 8(3), 56.

Saunders, George (1982). Bilingual Children: Guidance for the Family. United Kingdom: Multilingual Matters Ltd.


Que demander aux parents au sujet de la langue maternelle*

Nous faisons beaucoup de suppositions au sujet de la langue qu'utilisent les familles avec lesquelles nous travaillons. Pour soutenir les parents dans leur processus décisionnel, nous avons besoin d'en savoir plus sur leurs habitudes linguistiques à la maison. Le fait de poser des questions précises sur l'utilisation de la langue pourrait être utile dans ce processus. Les questions suivantes pourraient aider les parents à évaluer leur propre situation afin de se décider sur la langue à utiliser à la maison.

Nous constatons souvent que ces quelques questions stimulent la discussion qui permet d'établir un profil linguistique de la famille. Nous apprenons ainsi l'importance accordée par les parents au maintien de la langue maternelle. Nous en apprenons aussi davantage sur le rôle que jouent les frères et soeurs à la maison (par exemple, agissent-ils comme interprètes entre les parents et la jeune génération ou vice-versa?). Nous pouvons peut-être même avoir une meilleure idée des attentes que les parents ont pour l'avenir. Les parents et les enfants devraient par-dessus tout être encouragés à continuer à communiquer à tous les niveaux et à travers tous les médiums (c.-à-d. les livres, les jeux, le théâtre, l'art et la musique).

*Adaptation de Language at Risk -- A Family Crisis? A Workshop for Early Childhood Educators par Susan Wastie, Susan et Judy McMurter. National Diversity Symposium, Vancouver, Colombie-Britannique, novembre 1993.

Dans le présent article, L1 indique la principale langue que parlent les parents tandis que L2 se réfère à la langue officielle parlée majoritairement dans la communauté où vit la famille.


Cet article a paru dans Interaction (été 1994), publié par le Fédération canadienne des services de garde à l'enfance.
Affiché par la Fédération canadienne des services de garde à l'enfance, septembre 1996.


Home PageSchoolNetRetour au Menu