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Le développement de la littératie chez les jeunes enfants

par Diana Masny

La littératie est un aspect central du rendement scolaire et de l'apprentissage la vie durant. L'environnement pédagogique pour le développement de la littératie a généralement été la première année du primaire. Toutefois, les études sur la littératie en émergence révèlent que les enfants développent un comportement littératié à un âge beaucoup plus précoce. Le présent article décrit la signification de " littératie " et ses caractéristiques, puis présente la contribution des années préscolaires à son développement. Il considère ensuite la notion voulant que le développement de la littératie soit lié au langage oral et explore les façons dont les garderies peuvent promouvoir le langage oral qui fait partie du comportement littératié. Enfin, il jette un regard sur les aspects socio-culturels de la littératie et leurs répercussions sur les enfants en garderie en général et sur les enfants francophones vivant dans un milieu minoritaire, en particulier.


Qu'est-ce que la littératie?

La littératie est traditionnellement définie comme l'habileté à lire et à écrire. On la considère habituellement comme un processus individuel : chaque enfant développe des éléments psychologiques et langagiers essentiels pour lire et écrire, par exemple, la construction du sens et la correspondance son-graphie. Toutefois, on donne un sens de plus en plus large à la littératie que l'on considère comme un phénomène social. Ainsi, ce que signifie être une personne littératiée varie selon les groupes socio-culturels. Le terme " littératies " est utilisé au pluriel pour indiquer qu'un individu peut acquérir différents types de littératie, tels ceux pratiqués à l'école (lecture de manuels scolaires), à la maison (écrire des lettres à la famille), dans les rites religieux (réciter des prières) et dans le cadre des activités quotidiennes (écrire une liste d'épicerie). Les individus ont différents comportements littératiés dans différents contextes.

Dans la société technologique d'aujourd'hui, la plupart des informations présentées sont complexes. Afin de transmettre oralement de telles informations, de nombreux aspects du code écrit font maintenant partie du langage oral (par exemple, l'utilisation du mot juste, le recours à différentes ressources syntaxiques, etc.). Dans ce contexte, la littératie devient un moyen d'accéder à de l'information et de la transmettre par des actes de communications efficaces, non seulement en mode écrit, mais aussi en mode oral. Ces moyens de communication comprennent la télévision, le cinéma, les présentations personnelles en classe, les rapports écrits et les télécopies.

Selon la Déclaration de Persépolis de l'UNESCO (1975), la littératie contribue au bien-être personnel. Par conséquent, la littératie va au-delà de l'habileté à lire et à écrire des textes conventionnels à des âges précis. Elle désigne des manières de penser, de parler, d'écrire, de lire et d'évaluer qui reflètent la façon d'agir des enfants. Au moment d'interagir avec le " texte " (utilisé au sens très large du terme pour inclure toutes les formes de médias), les enfants essaient de comprendre leur monde. Le développement de la littératie devrait ultimement amener les enfants à changer leur vision du monde. Elle peut aussi les aider à concevoir et à participer à l'élaboration de projets qui influent sur la société et la transforment. Grâce à la réflexion et à l'action, la littératie contribue au développement humain authentique. Dans ce contexte, la littératie peut être considérée comme un effort pour comprendre ses propres expériences d'apprenant qui interagit avec le monde (Freire et Macedo, 1987).



Le rôle de la période préscolaire dans le développement de la littératie

Certains types de compétences langagières sont liés au développement de la littératie. Chez les enfants d'âge préscolaire, les compétences langagières les plus susceptibles de développer la littératie sont celles relatives aux compétences écrites et orales qui appuient la littératie en émergence (c'est-à-dire la correspondance son-graphie, les rimes, l'utilisation de la langue pour parler de la langue et le contact avec le message imprimé). En outre, certaines compétences langagières liées à la langue écrite doivent être développées à ce stade afin d'appuyer la lecture et l'écriture plus tard. J'entends par là l'usage décontextualisé de la langue qui s'observe dans la communication orale, par exemple, entre personnes qui ne partagent pas au départ les mêmes informations (un enfant qui raconte à un autre une fête d'anniversaire à laquelle il a assisté). Il doit alors rendre son message explicite. N'étant pas enracinés dans un contexte immédiat temporel, spatial ou situationnel, il doit compter uniquement sur les mots (par exemple, un vocabulaire précis, des formes syntaxiques plus explicites pour son groupe d'âge) pour transmettre la signification, décrire ou narrer des expériences, créer des mondes imaginaires ainsi que pour communiquer de l'information nouvelle. Comme exemple d'emploi de langue décontextualisée, citons le cas d'un enfant de cinq ans qui discute d'une course récente avec quelqu'un qui n'y était pas, ou celui d'un enfant de trois ou quatre ans parlant d'un objet se trouvant ailleurs.



Le rôle du jeu symbolique

Les jeunes enfants n'apprennent pas de la même manière que les enfants plus âgés. Le jeu constitue un élément central dans la croissance d'un enfant. Quand il s'agit du développement langagier, le jeu symbolique est souvent proposé comme un moyen important pour développer un comportement littératié. Les enfants peuvent participer aux jeux symboliques dès l'âge de trois ans, ce qui développe leur aptitude à utiliser un objet pour représenter autre chose (par exemple, une poupée pour simuler un enfant ou un balai pour remplacer un cheval). Les enfants peuvent aussi entreprendre des transformations symboliques indépendamment des objets. Par exemple, les enfants peuvent transformer le coin d'une classe en bureau. Jean Piaget soutenait que le jeu symbolique augmentait la capacité à résoudre les problèmes et la réflexion symbolique. L.V. Vygotsky (1934/1978) a estimé que le développement de la réflexion symbolique, du langage oral et du comportement littératié survient simultanément et que le développement langagier écrit est lié au langage dans le jeu symbolique. Ainsi, Vygotsky a recommandé que les éducatrices de la petite enfance procurent aux enfants d'âge préscolaire des expériences en écriture pertinentes à leur vie et significatives pour les enfants. L'écriture devrait être enseignée naturellement dans le cadre de l'interaction sociale continue qui se produit dans les jeux d'enfants. Dans ce contexte, l'écriture signifie les différents stades développementaux de l'écriture, à partir des formes inventives aux formes plus conventionnelles.



Promouvoir le comportement littératié dans les garderies

Les enfants ont beaucoup tendance à recourir à la langue pour communiquer avec les autres dans les centres de jeux qui encouragent le comportement littératié. Au moment de la création d'un centre de jeux, il est important pour les éducatrices d'utiliser des contextes familiers comme une maison, un bureau de poste, une bibliothèque ou un bureau. Il importe aussi que les éducatrices tiennent compte des préjugés sexuels au moment où les enfants participent à des jeux de rôle comme enseignants, agents de police, employés de bureau ou bibliothécaires. Les éducatrices devraient interagir avec les enfants de façon à encourager l'équité, sans égard à leur âge. Les petites aires de jeu encouragent les activités ludiques interactives et soutenues. Étant donné que les jeunes enfants semblent jouer mieux quand il s'agit de quelque chose qu'ils connaissent, il faut créer des milieux littératiés enrichis qui reflètent des véritables situations de littératie pour ces enfants (par exemple, une aire de jeu représentant un bureau de poste, un supermarché ou un restaurant-minute). Les articles de l'aire de jeux des enfants doivent être étiquetés de façon à ressembler véritablement à ce qui est imprimé dans leur milieu. Ils peuvent utiliser des objets de littératie pour se lancer dans une variété de comportements littératiés. Par exemple, au lieu d'utiliser des crayons pour s'habituer aux couleurs, les enfants peuvent utiliser des marqueurs pour écrire des cartes d'anniversaire, inscrire les règlements de la bibliothèque, écrire des instructions et étiqueter les objets. Plus les enfants sont familiers avec les contextes de jeux et les objets complémentaires, plus ils ont tendance à jouer de façon de plus en plus complexe et à utiliser un langage élaboré, appuyant ainsi l'utilisation du langage décontextualisé.

Selon une perspective développementale, les enfants peuvent se trouver à différents stades de maturité. Si les enfants ne performent pas bien, c'est peut-être parce qu'ils n'ont pas été exposés aux règlements de l'activité, ce qui exige un certain type de littératie. Les enfants ont besoin du soutien et de l'orientation que peuvent leur fournir une éducatrice de la petite enfance, un parent, un frère, une soeur, quel que soit le langage ou le type de littératie (par exemple au foyer, dans la communauté ou la religion) utilisés par cette personne. Les enfants semblent apprendre les règlements des événements littératiés par le biais de la participation guidée. Lorsqu'un enfant se lance dans une activité de littératie, il est important pour l'éducatrice de le laisser présenter les sujets. On fournit aussi l'orientation par l'échafaudage - c'est-à-dire s'appuyer sur ce que l'enfant a dit, aller au-delà du contexte immédiat et relier ce qui a été dit à d'autres événements pour faciliter l'usage décontextualisé de la langue. Les textes expositifs (comme les abécédaires) transmettent de l'information et sont particulièrement utiles parce qu'ils maximisent la participation conjointe. Bien que les récits constituent un aspect important du développement langagier, les textes expositifs et les textes conçus pour convaincre l'auditoire (comme les messages publicitaires) suscitent plus d'interaction que les récits.



L'importance du contexte socio-culturel pour le développement de la littératie

Quand on considè les litteraties comme un phénomène socio-culturel, il importe de considérer langue maternelle et le rôle du milieu familial dans le développement littératié précoce. Le fait de connaître les documents de littératie dont dispose l'enfant chez lui et de l'encourager à en apporter permet de valider les comportements littératiés de la culture familiale. Par exemple, les enfants d'âge préscolaire peuvent apporter des étiquettes alimentaires, des périodiques, des vidéocassettes préférées et des livres en différentes langues. Ils peuvent aussi préparer leurs propres listes pour le magasinage, écrire des notes, inventer des factures et conserver des listes de choses à faire.

Les comportements littératiés varient selon le contexte. Par conséquent, il importe que les éducatrices de la petite enfance, les parents et les enfants comprennent l'importance d'établir des règles pour les différents comportements littératiés quand il s'agit de nouvelles tâches. Le développement de la compétence littératiée chez les enfants d'âge préscolaire exige qu'ils apprennent de nouvelles règles. Par exemple, la confection d'une liste pour le magasinage fait appel à des comportements littératiés différents de ceux liés à la narration et à la persuasion. Même si on s'attend à ce que les enfants qui commencent la première année aient déjà acquis les pratiques culturelles et linguistiques de la culture scolaire, ce n'est pas le cas pour nombre d'entre eux. Certains enfants vivent des similarités contextuelles relatives aux événements littératiés qui se déroulent à la maison et à l'école. Les nombreux enfants pour qui ce n'est pas le cas ont besoin d'être socialisés à propos des modes langagiers utilisés dans la culture scolaire.



Les domaines de connaissance des enfants d'âge préscolaire en matière de littératie

Pour aider les enfants dont les pratiques littératiées à la maison diffèrent de celles de l'école, les éducatrices de la petite enfance devraient d'abord utiliser des " textes " familiers aux enfants. Quand les éducatrices interagissent avec les enfants en se servant de " textes " familiers, elles peuvent recourir à des stratégies qui maximisent la participation des enfants au processus de construction du sens. En outre, l'interaction avec des " textes " oraux et écrits peut contribuer à stimuler le langage oral et écrit chez les enfants, ce qui est essentiel au développement du comportement littératié. L'exemple qui suit illustre comment l'interaction par la lecture peut faciliter le développement du comportement littératié oral et écrit. Dans un premier temps, on lit aux enfants et les enfants et le lecteur discutent oralement du contenu. Les interactions suivantes avec les documents de lecture favorisent le comportement littératié oral :

Dans la prochaine interaction, on demande à l'enfant :

Quoique que les activités susmentionnées puissent se faire oralement, les enfants peuvent aussi interagir avec les documents de lecture pour faciliter le comportement littératié écrit. Les enfants utilisent les cinq stratégies suivantes pour renforcer de façon active la connaissance de l'écriture et développer un comportement littératié écrit :

Le développement des compétences littératiées au niveau préscolaire établit la base du soutien pour le comportement littératié jusqu'aux classes intermédiaires et au-delà. La connaissance des littératies que possèdent les enfants d'âge préscolaire repose sur une interaction entre le langage oral et écrit.



Répercussion dans un contexte francophone minoritaire

Les Franco-Ontariens, qui représentent 5,4 p. 100 de la population, constituent une minorité établie avec des droits éducationnels historiques. Au Canada, le français est reconnu comme l'une de deux langues officielles. En Ontario, le français est reconnu comme langue officielle dans le domaine de l'éducation et au tribunal. Dans ce contexte minoritaire particulier, il importe pour les francophones de l'Ontario de créer un plus grand nombre de garderies dans les écoles de langue française pour que leurs enfants puissent profiter d'un contact accru avec cette langue et développer un sens d'appartenance aux communautés francophones. En fait, on a constaté que les enfants ayant fréquenté des garderies francophones maîtrisaient mieux le français. En outre, les enfants de la prématernelle à la quatrième année qui fréquentent une garderie et une classe situées dans le même bâtiment profitent des liens établis entre les éducatrices de la petite enfance et les enseignantes. Par exemple, les projets thématiques réalisés en classe peuvent être liés aux activités auxquelles participent les enfants inscrits à la garderie. Un partenariat étroit entre les professionnelles de l'éducation crée un climat idéal pour évaluer le développement de chaque enfant.

Au départ, les enfants inscrits dans une garderie francophone ont peut-être une certaine connaissance du français ou le parlent couramment. Certains d'entre eux sont issus de minorités ethniques. Nombre d'entre eux sont peut-être bilingues ou trilingues. Même si les garderies francophones doivent faciliter la maîtrise du français pour faciliter l'entrée dans les écoles francophones, il leur faut aussi tenir compte des antécédents et de l'identité des enfants n'ayant pas un patrimoine français. La garderie doit demander aux enfants d'apporter de la maison des livres dans leur langue maternelle (français, vietnamien, somalien et arabe). Les livres en anglais doivent aussi être inclus, même si l'anglais prédomine dans la société. De cette manière, les enfants qui ont un parent anglophone développeront un sentiment de sécurité à propos de leur identité et de leur histoire. Toutefois, comme le français est une langue minoritaire en Ontario, on accorde plus d'importance aux " textes " français. Le français est la langue de communication à la garderie. Comme on tient aussi compte des autres langues, les enfants sont sensibilisés aux différentes langues et cultures et enrichissent leur compréhension du monde. La conscience de la langue joue un rôle important dans l'apprentissage de la langue écrite et dans l'usage décontextualisé de la langue. Il s'agit-là d'éléments importants pour développer la compréhension du langage et l'utiliser pour réussir à l'école.

Quand les éducatrices mettent l'accent sur le développement langagier, il leur faut puiser à leurs connaissances de base concernant les étapes développementales de l'acquisition du langage. Elles doivent aussi prendre conscience de la relation existant entre le genre, la race, la religion et la langue. Cette prise de conscience aura un impact sur la façon dont les éducatrices utilisent la langue, les documents et les thèmes ou activités à la garderie. Même les enfants de trois ans apprennent à " comprendre ce qui se passe dans le monde " en fonction de leur environnement (c.-à-d. violence dans les médias, les préjugés sexuels dans les comptines et les contes de fées). En aidant les enfants à développer une conscience de la langue dans leur compréhension du monde (c.-à-d. fournir des livres écrits par ou sur des gens de différentes nationalités), les éducatrices encouragent un sentiment d'équité entre les sexes, les races, les religions et les langues. Les questions d'équité sont particulièrement importantes pour les enfants vivant dans un contexte minoritaire. Ils comprennent rapidement que la société n'accorde pas un statut égal à toutes les langues. Toutefois, les enfants qui fréquentent des garderies françaises développent un sentiment de confiance en soi positif si leur milieu tient compte de leurs différentes identités.

Le fait d'acquérir une excellente maîtrise du français est un élément important pour se sentir en sécurité par rapport à son identité et pour développer un sentiment d'appartenance à la communauté. La garderie et le foyer peuvent y contribuer de nombreuses façons. Par exemple, il importe :



Conclusion

Les garderies peuvent fournir l'enrichissement langagier nécessaire aux enfants pour développer un comportement littératié. Au même moment, elles valident les pratiques du milieu familial et préparent les enfants à répondre à leurs besoins dans une société technologique complexe. Par conséquent, il est important d'établir un partenariat entre les éducatrices et les familles. Elles devraient partager des informations sur les genres d'activités et de situations littératiées qui se produisent naturellement à l'extérieur du programme de la petite enfance. En outre, les éducatrices doivent réorganiser les centres de jeux afin d'y inclure des routines et des objets littératiés familiers. Les centres existants ont aussi besoin d'être modifiés ou améliorés de façon à comprendre un plus grand nombre d'événements littératiés appropriés, authentiques et utiles.

Diane Masny, Ph.D., est professeure agrégée à la faculté d'éducation de l'Université d'Ottawa. Actuellement en congé sabbatique, Mme Masny est chercheuse invitée à l'Institut d'études pédagogiques de l'Ontario et à la Harvard University Graduate School of Education.


Références

Donaldson, M. (1978). Children's Minds. New York, Fontana.

Freire, P. et Macedo, D. (1987). Literacy: Reading the World and the Word. Bergin & Garvey.

Masny, D. et Lajoie, M. (sous presse). " Le développement langagier et la littératie dans l'éducation préscolaire en milieu minoritaire ". Éducation et Francophonie.

Neuman, S.B. et Roskos, K. (1993). " Literacy Objects as Cultural Tools: Effects on Children's Literacy Behaviors in Play ". Reading Research Quarterly, 28, 3, 194-205.

Pellegrini, A.D. et Gelda, L. (1993). " Ten Years After: A Reexamination of Symbolic Play and Literacy Research ". Reading Research Quarterly. 28, 2, 163-175.

Snow, C.E., Barnes, W.S. Chandler, J., Goodman, I.F. et Hemphill, L. (1991). Unfulfilled Expectations. Cambridge, MA : Harvard University Press.

Van Kleek, A. (1990). " Emergent literacy: Learning about Print before Learning to Read ". Topics in Language Disorders, 10, 2, 25-45.

Vygotsky, L.V. (1934/1978). Mind in Society. Cambridge, MA : Harvard University Press.


Cet article a paru dans Interaction (printemps, 1995),
publié par la Fédération canadienne des services de garde à l'enfance.
Affiché par la Fédération canadienne des services de garde à l'enfance, septembre 1996.


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