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Le jeu, outil de développement et d'apprentissage

par Dale Shipley

L'éducation reçue dans la prime enfance est la toute première et la plus importante étape d'un processus d'apprentissage qui se poursuit la vie durant puisqu'elle est le fondement même de l'acquisition du savoir. Qu'il s'agisse de pratiquer un sport à des fins récréatives ou professionnelles, de poursuivre une carrière dans le monde de l'entreprise, d'être une mère et une partenaire attentionnée ou de contribuer de façon significative à la vie de sa communauté, les connaissances, les compétences et les dispositions fondamentales qui sont au coeur de l'accomplissement de ces rôles d'adulte prennent leur source dans les expériences d'apprentissage vécues au cours des premières années de la vie.

La coordination, l'agilité et la latéralisation requises pour bien jouer au tennis, par exemple, se développent durant les années de formation alors que tout jeune, l'enfant, après avoir appris à marcher, s'amuse à se tenir en équilibre sur une jambe, à sautiller, à sauter et à pivoter. Si ces techniques fondamentales sont développées au maximum en bas âge, l'apprentissage devient par la suite plus aisé et plus agréable; sinon, on assiste à une évolution lente et difficile, quand elle n'est pas entièrement compromise. La capacité physique et la disposition à exercer des activités physiques et sportives, que leur but soit l'exercice, le conditionnement physique ou le plaisir de vaincre, s'acquièrent durant le jeu, alors que l'effort nécessaire à la réussite crée une saine attitude envers la vie.

La gestion d'un budget, y compris la prise de décision fondée sur le calcul des probabilités et des prévisions de recettes, sont des compétences qui se greffent à la maîtrise du concept des nombres durant la prime enfance; c'est alors que l'on apprend à croire en la valeur des chiffres et des symboles mathématiques pour trouver des solutions, mesurer ses risques, faire des prédictions ou évaluer le statu quo. Les enfants développent les concepts logico-mathématiques de quantité, d'égalité et de mesure avant même de maîtriser l'arithmétique et de manipuler les formules mathématiques. La confiance dans les nombres et la compréhension de ce système d'abstraction durant les premières années de la vie encouragera plus tard l'enfant à approfondir ses connaissances et à recourir aux mathématiques pour résoudre les problèmes et aplanir les difficultés de la vie courante.

La compréhension des symboles numériques et des notions logico-mathématiques est facilitée par les jeux qui comportent des activités de jumelage, de classification, de classement en séries et de prise de mesures s'exerçant dans un cadre de rendement clairement défini. Une planification soignée des activités assortie d'un énoncé des résultats à atteindre ne diminue en rien l'attrait du jeu et du programme d'apprentissage et n'entrave pas la liberté de l'enfant de choisir, parmi toute une gamme de possibilités, l'activité qu'il préfère. Comme l'explique Catherine Maulsby dans son article intitulé «Voyage en haute mer et autres aventures ludiques de jeunes apprenants de la maternelle», le jeu est source d'apprentissage quand il est dirigé par une enseignante qui en planifie soigneusement le déroulement et le cadre. Loin de nuire à la spontanéité, à la créativité et à la joie de l'enfant plongé dans son univers, la planification du jeu redouble le plaisir ressenti.

Les habitudes de pensée et les modes de comportement qui sont essentiels à l'apprentissage et à la réussite scolaire, comme le fait d'être présent, de se concentrer sur la tâche à accomplir, d'accepter que la gratification ne soit pas immédiate et de s'autodiscipliner sont mis à l'épreuve durant la période quotidienne de jeux et d'activités structurées. L'enfant qui choisit de faire un casse-tête et qui essaie diverses solutions jusqu'au moment où il trouve la bonne développe le goût de la persévérance et fait une découverte qu'il n'oubliera pas, à savoir que le succès porte en lui-même sa récompense. Un enfant qui, entreprenant la construction d'une navette spatiale avec des blocs creux, réclame l'aide de personnes-ressources, fait l'essai d'une variété d'objets concrets appartenant à d'autres centres d'apprentissage et explore toutes sortes de configurations avant de fixer son choix sur celle qui «semble la bonne» est activement engagé dans le type même de démarche exploratoire et expérimentale qui caractérise toute forme d'enquête et de recherche chez l'adulte.

L'apprentissage, sur quelque plan que ce soit -- physique, socio-émotionnel ou cognitif -- découle tout naturellement du jeu lorsque les enfants sont mis au défi, lorsqu'on leur fait confiance, les encourage, les appuie, les écoute et les respecte. Le progrès ne se produit pas durant des activités répétitives et ennuyeuses où les enfants doivent se contenter d'imiter le comportement des adultes, où ils doivent suivre des règles arbitraires et accepter de se plier à l'horaire d'autrui leur dictant les périodes d'ouvrage et d'instruction. L'apprentissage s'effectue en bas âge par des jeux au cours desquels les enfants font leurs propres choix et prennent leurs propres décisions, entrent d'eux-mêmes en contact avec les autres, assument des responsabilités, fusionnent leurs intérêts avec ceux du groupe, se soucient des besoins des autres, font face à l'adversité et sont confrontés à des tâches qui les incitent à se surpasser.

Pour être valable, la planification du jeu doit se faire en fonction des résultats d'apprentissage préscolaire qui sont essentiels à la poursuite du savoir tout au long de la vie et à la réussite dans la vie quotidienne. Ce sont ces résultats qui servent de guide à la planification des activités ludiques, ce moyen naturel d'apprentissage chez l'enfant. Le jeu n'est pas une activité quelconque pour l'enfant : il a un but, il est actif, il est productif et il mène habituellement aux résultats que se sont fixés les protagonistes. Il est important de tirer profit de la propension des enfants pour le jeu en créant des environnements et en planifiant des activités qui sont de nature à favoriser le développement optimal de l'enfant et à l'amener à atteindre des objectifs d'apprentissage explicites.

Le résultat d'apprentissage est une description du rendement dont l'enfant doit faire preuve une fois qu'il a acquis les connaissances requises. Le rendement dépend habituellement de l'intégration de la connaissance et de la compétence, c'est-à-dire que l'enfant sait ce qu'il faut faire et comment il doit procéder; autrement dit, il est capable d'appliquer ce qu'il a appris. On entend par résultat d'apprentissage les résultats auxquels l'enfant est parvenu, preuve à l'appui, et par objectif de rendement, la description d'un but à atteindre et l'intention d'y parvenir. Les résultats d'apprentissage doivent être constatés au moyen d'une évaluation établissant la preuve du rendement; on ne tient pas pour acquis que l'enfant maîtrise désormais les principaux contenus d'apprentissage uniquement parce qu'il a été exposé à une série de jeux et d'expériences favorables. Une approche fondée sur les résultats d'apprentissage fait appel à la nécessité, pour les systèmes d'enseignement à tous les niveaux, de rendre compte des résultats obtenus. Les programmes préscolaires s'adressant aux enfants de deux à six ans qui fournissent la preuve que ceux-ci ont atteint certains résultats d'apprentissage constituent un atout dans le contexte actuel où l'on est appelé à devoir défendre l'importance primordiale, dans le continuum pédagogique, de cette première étape d'apprentissage de la vie.

Le rendement visé par le résultat d'apprentissage devrait être suffisamment élevé pour exiger de l'enfant qu'il combine ses connaissances et ses talents (son savoir-faire). À cela s'ajoute souvent la nécessité de développer une habitude de pensée ou une disposition d'esprit grâce auxquelles il parviendra, avec compétence et dans la joie, à atteindre le résultat escompté. Un résultat d'apprentissage dans le domaine psychomoteur pour un tout jeune enfant pourrait être par exemple le suivant : «l'enfant a fait la preuve de sa capacité de franchir un parcours comprenant cinq obstacles après avoir reçu, au départ, des directives verbales.» Un résultat d'apprentissage du type : «l'enfant a fait la preuve de sa capacité de choisir et d'entreprendre une tâche difficile qui l'amène à persévérer et à surmonter des obstacles pour parvenir au but fixé», décrit le genre de capacité et de disposition d'esprit qui se situe au cur de la quête perpétuelle du savoir. Le jeune enfant qui est capable de trier avec succès un ensemble d'objets concrets suivant deux propriétés, la couleur et la taille, a commencé à développer un concept de classification qui contribue à la compréhension de la science.

Comment doit-on utiliser les résultats d'apprentissage dans la planification du programme d'enseignement, du jeu et des activités d'apprentissage? En premier lieu, les enseignantes et les parents devraient établir clairement les résultats d'apprentissage que les jeunes enfants doivent obtenir afin d'être prêts à faire leur entrée en milieu scolaire; ces résultats devraient avoir un lien étroit avec les étapes normales du développement de l'enfant dans les domaines physique, affectif et cognitif. Deuxièmement, ils devraient observer et évaluer le stade de développement auquel se situe l'enfant et déterminer sa capacité d'apprentissage et son intérêt pour la nouveauté. Les enseignantes devraient ensuite examiner les diverses étapes du processus menant à l'obtention d'un résultat d'apprentissage, c'est-à-dire décomposer ce résultat (en énumérant les divers éléments de l'apprentissage qui conduisent à l'atteinte du rendement). Ces parties constitutives pourraient s'inscrire dans un programme comprenant des activités ludiques particulières, chacune étant destinée à mettre en application un des éléments du résultat d'apprentissage. L'enfant devrait avoir la possibilité de choisir entre toute une gamme d'activités ludiques et pouvoir les exercer dans un contexte polymorphe et varié. En pratique, le processus de planification pourrait ressembler à ce qui suit.

L'objectif d'apprentissage qui nous intéresse en ce moment dans le programme préscolaire est le suivant : «l'enfant a définitivement fait la preuve de sa capacité de se représenter des objets et de les décrire d'après leur emplacement et leur position par rapport à d'autres objets.» L'enseignante analyse le résultat visé et conclut que son atteinte comporte l'apprentissage de la façon d'observer les choses sous des angles différents, la reconnaissance des positions relatives (p. ex. à côté de, à l'intérieur de, en face de), la connaissance des mots associés aux positions (p. ex., ici, là, à l'intérieur, à l'extérieur), la connaissance des mots décrivant la position par rapport à d'autres objets (p. ex., dessus, dessous, autour, à travers), la capacité de localiser des objets dans la salle de jeu, à l'école et dans le quartier, etc.

L'enseignante prend une à une les différentes étapes associées au résultat d'apprentissage et prévoit pour chacune d'elles un jeu qui exige des enfants qu'ils mettent en pratique les compétences et les connaissances acquises et qu'ils s'entraînent à avoir la disposition d'esprit voulue. Par exemple, à côté de l'élément «Connaissance des mots liés à la position des objets par rapport à d'autres», l'enseignante propose trois activités :

  1. dans l'aire réservée au jeu, elle dispose cinq obstacles le long d'un parcours, soit un tunnel, une planche d'équilibre, un banc, une boîte et un porte-manteaux. Elle doit mettre des flèches pointant dans la direction des objets; elle peut aussi recourir à des indications verbales en se servant des mots qui indiquent l'emplacement des objets lorsque les enfants s'approchent d'eux;
  2. elle demande ensuite aux enfants de décrire un objet d'après sa position et son emplacement plutôt que d'après sa couleur;
  3. dans l'aire réservée aux jeux de rôle, elle installe des voitures, des camions et des accessoires plantant le décor d'un village, et notamment des panneaux indicateurs. L'enseignante finira par établir un plan pour ce résultat d'apprentissage qui comprendra cinq étapes intermédiaires et 15 activités ludiques.

Une fois établi le programme de formation fondé sur les résultats d'apprentissage, il est plus facile d'évaluer où l'enfant se situe dans sa démarche et son rendement. L'enseignante pourra concevoir une simple liste de contrôle énumérant les étapes à franchir et le nom des enfants faisant partie de son groupe et créer une grille d'évaluation qui lui permettra de cocher, dans la case correspondant à l'élément à l'étude, si l'enfant «participe», «a besoin de pratique», ou «a réussi» l'activité en question. De cette façon, elle pourra suivre de près les progrès réalisés par les enfants et elle saura quand ils seront prêts à se lancer dans une aventure plus complexe.

Les programmes préscolaires qui établissent clairement les résultats d'apprentissage visés, qui offrent des expériences stimulantes d'apprentissage par le jeu et des environnements agréables favorisant l'atteinte des rendements décrits contribuent grandement, lorsqu'en plus ils sont dotés d'un système de mesure du succès individuel, à la formation d'un continuum pédagogique allant de la prématernelle au niveau post-secondaire. Cela reste une vision chimérique de croire que le simple fait de clamer le mérite du jeu dans le dossier de l'éducation suffira à convertir les politiciens et les décideurs qui sont davantage enclins à valoriser les notions de responsabilité, de rentabilité et de productivité. Une stratégie plus convaincante consisterait sans doute à expliciter les liens qui existent entre des expériences concrètes menées en salle de jeu et des résultats d'apprentissage contribuant au succès de l'enfant à l'école et à indiquer la façon dont ces résultats seront évalués. Cette approche systématique sert à montrer que les avantages à retirer des programmes préscolaires justifient les sommes d'argent investies par les contribuables. À mesure que montent les pressions qui s'exercent sur les éducateurs, dans les écoles élémentaires et secondaires, pour que les élèves réussissent à passer au niveau suivant, il faut s'attendre à ce qu'on mette davantage l'accent sur le degré de préparation des jeunes enfants qui font leur entrée en milieu scolaire. Le moment est venu d'établir clairement la contribution des programmes préscolaires à la réussite des apprentissages ultérieurs.

Les premières années de la vie fournissent à l'enfant l'occasion de s'exercer à accomplir des tâches de base propices au développement de ses facultés, mais la pression qui s'exerce pour qu'il s'adapte au système scolaire et obtienne les résultats d'apprentissage requis aux niveaux élémentaire et secondaire ne laisse que peu de temps au renforcement des notions fondamentales indispensables à son succès scolaire. Dès sa première et sa deuxième années d'apprentissage scolaire, l'enfant qui n'a pas acquis les assises du développement de ses facultés et qui n'est pas disposé à apprendre risque de cultiver une attitude négative face à l'école et à la nécessité de s'instruire. L'enfant a tendance à reculer devant les tâches qu'on lui impose lorsqu'il ne se sent pas de taille à les accomplir et il perd intérêt lorsqu'il n'est ni personnellement concerné ni particulièrement motivé. Lorsqu'une telle situation se produit, l'enfant perçoit malheureusement les obligations scolaires comme un lourd fardeau et il estime que les normes prescrites se situent au-delà de ses capacités.

Plutôt que de négliger les programmes préscolaires, les gouvernements devraient être conscients de leur valeur et investir davantage de ressources dans les programmes qui auront une incidence positive sur la faculté d'apprentissage des tout petits. Le Canada ne peut se permettre de laisser de côté l'étape la plus importante du continuum pédagogique tout en s'attendant à assurer la croissance du potentiel humain et à demeurer compétitif dans un monde de plus en plus complexe. Aujourd'hui plus que jamais, une éducation fondée sur le jeu dans la petite enfance et assortie de résultats d'apprentissage appropriés au stade de développement des sujets représente la solution à un grand nombre de situations difficiles auxquelles le pays fait face sur le plan éducatif et économique.

Dale Shipley a été éducatrice auprès de la petite enfance au Collège Algonquin pendant 15 ans. Elle est l'auteure de l'ouvrage intitulé Empowering Children: Play-Based Curriculum for Lifelong Learning, Nelson Canada, 1993. La deuxième édition de ce manuel d'enseignement au niveau collégial doit paraître au mois d'août 1997. Mme Shipley est actuellement directrice du College-University Consortium Council à Toronto, en Ontario.

Cet article a paru dans Interaction (printemps 1997), publié par la Fédération canadienne des services de garde à l'enfance.

Affiché par la Fédération canadienne des services de garde à l'enfance, aôut 1997.


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