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La valeur du jeu

par Fiona Rowlands

Le Petit Robert définit le verbe jouer de la façon suivante : se livrer au jeu, s'ébattre, s'ébrouer, plaisanter. C'est la façon la plus courante de concevoir le jeu.

La ligne de démarcation entre le travail et le jeu est claire pour les adultes. Toutefois, les choses ne sont pas si simples pour les enfants chez qui bon nombre d'activités définies comme du travail dans le monde adulte, prennent l'allure d'un jeu. Le simple fait de laver la vaisselle, par exemple, devient une partie de plaisir lorsque les enfants s'amusent à barboter dans l'eau, à regarder les bulles se former, et ainsi de suite. Pour qu'une activité soit considérée comme un jeu, elle doit, selon les psychologues Hughes, Noppe et Noppe, satisfaire aux cinq critères suivants :

  1. Elle doit être intrinsèquement motivante. Un enfant qui joue au hockey uniquement pour gagner un trophée ne le fait pas pour le plaisir et n'est par conséquent pas véritablement en train de jouer.
  2. Elle doit être choisie librement : si un enfant s'amuse avec des blocs simplement parce que son professeur lui a demandé de le faire, il ne joue pour ainsi dire pas.
  3. Elle doit être amusante et procurer du plaisir à l'enfant.
  4. Elle doit comporter une certaine dose de fiction : l'imaginaire des enfants doit être mis à contribution.
  5. Elle doit faire appel à la participation active de l'enfant : jouer aux dames sans s'intéresser à la partie est, par définition, contraire à l'esprit du jeu.

Une fois pris en compte tous ces critères, il devient évident que beaucoup d'actes que posent les enfants n'ont rien à voir avec le jeu, mais sont plutôt des activités que les adultes jugent amusantes pour les enfants. Il arrive fréquemment, par exemple, que les parents incitent leurs enfants à pratiquer un sport pour qu'ils en apprennent les rudiments. En fait, le plus souvent, le temps que les enfants passent à jouer au sein d'équipes organisées n'est pas vraiment une période de jeu.

On considère généralement le jeu comme une activité exercée pour le plaisir ou pour la détente. Comme le fait remarquer Ellis, le jeu a souvent été perçu comme quelque chose de «trivial ou stérile» (Kraus, 27). Alors que le travail a un sens et un but, le jeu n'est qu'un simple passe-temps. Notre société ne lui attribue pas la même importance qu'au travail.

Les signes révélateurs du peu de valeur accordée au jeu sont présents partout dans notre société. Comme l'indique une étude sur le sujet, les parents sont prompts à blâmer l'inefficacité des programmes préscolaires sous prétexte «qu'ils mettent l'accent sur le jeu sans fixer de buts aux enfants» (NAEYC, 24). Nombreux sont les éducateurs pour qui le jeu a pour objet premier de permettre aux enfants d'expérimenter. Il n'est pas nécessaire que soit associé un but à chaque acte que pose l'enfant ou à chaque forme de jeu dans laquelle il s'engage. Les enfants devraient pouvoir jouer pour le plaisir; malheureusement, peu de parents semblent accepter cet état de fait.

Dans certains cas, les adultes sont si préoccupés par la nécessité de concevoir des aires spécialement aménagées pour le jeu qu'ils privent les enfants du plaisir de créer et de s'amuser. «Dans des contextes propices à la découverte et à l'invention, les enfants ne se lassent pas de jouer» (Jones, 15). Bon nombre d'adultes dans notre société sont obsédés par l'idée d'organiser leur propre vie et en viennent à imposer leur obsession à leurs enfants. Les adultes ne comprennent pas la valeur du «jeu sans contrainte» (Jones, 15), c'est-à-dire du genre de jeu dans lequel les enfants s'engagent librement, de façon créative, comme lorsqu'ils se servent d'une boîte pour fabriquer une voiture. Les parents n'hésiteront pas à payer une fortune en jouets et en jeux éducatifs pour leurs enfants sans reconnaître, dans bien des cas, la valeur intrinsèque du jeu.

Lorsqu'une tâche est jugée facile, on la qualifie de «jeu d'enfant» simplement parce qu'on la considère simpliste et relativement peu exigeante. Or, elle est souvent très complexe et d'une valeur inestimable pour le développement de l'enfant.

Le théoricien Carr estime que le jeu est important pour les enfants au sens où il leur fournit l'occasion d'«exprimer leur opinion refoulée» (Kraus, 29). Selon cette théorie, le jeu est une expérience cathartique; il donne aux enfants la possibilité d'exprimer des émotions négatives qui sont, à toutes fins utiles, inacceptables dans leur vie. Par exemple, un jeune enfant de cinq ans dont la mère vient d'avoir un bébé nourrira sans doute des sentiments négatifs et éprouvera du ressentiment et de l'hostilité envers son frère ou sa soeur. Dans une telle situation, le jeu permettra à l'enfant de donner libre cours à ses sentiments et évitera qu'il n'intériorise ses émotions ou ne devienne abusif à l'égard du nouveau-né.

Le jeu peut donner aux enfants un sentiment de pouvoir dans un monde conçu pour les adultes. Il leur permet d'exprimer des émotions fortes et négatives. Selon Freud, le jeu donne aux enfants la possibilité de se sentir à la hauteur d'une situation. Par exemple, l'enfant dont la mère vient d'accoucher n'a probablement pas la permission de s'en prendre au bébé; cependant, il pourra lancer ou frapper du pied ou du revers de la main sa poupée, ce qui lui donnera un sentiment de puissance. Freud soutient que les enfants ont besoin de sentir qu'ils maîtrisent jusqu'à un certain point la situation et que cette croyance les aide à composer avec la réalité (Kraus, 38).

Un autre théoricien, du nom de Patrick, estime que les enfants et les adultes sont souvent placés dans des situations qui créent chez eux de violentes réactions émotives et provoquent une poussée d'adrénaline. Ce théoricien croit en la valeur du jeu puisqu'il donne aux enfants un exutoire à leur agression (Kraus, 29). L'enfant qui est fâché contre son professeur ou ses parents n'a habituellement pas la permission de frapper le fautif. Il peut, toutefois, s'adonner à un jeu de chasse aux voleurs où, en bon policier, il devra attraper d'autres enfants et tenter de les immobiliser au sol. Ce genre de jeu lui permettra de se défouler d'une façon acceptable.

Si le jeu est important pour les enfants, c'est aussi parce qu'il les aide à se préparer à leur rôle d'adulte (Slavin, 419). L'enfant acquiert ainsi des savoir-faire élémentaires comme la coopération, la négociation et le compromis. Les enfants occupés à construire une tour avec des blocs doivent être attentifs aux idées des autres et travailler dans un esprit de collaboration afin d'éviter que la tour ne s'écroule. Ils apprennent également à «respecter les règles du jeu» au cours de leurs interactions. L'enfant qui décide sans le consentement de ses camarades de démolir la tour de blocs qu'il avait bâtie avec eux s'attirera probablement leur réprobation. Il risquera de s'aliéner ses amis qui insisteront pour qu'il quitte le groupe. Bien qu'un tel incident puisse sembler trivial, l'enfant en aura tiré une leçon précieuse : il faut respecter les règles au risque d'être exclu par ses camarades.

Selon Karl Groos, le jeu donne aux enfants le temps de développer et d'améliorer des aptitudes dont ils auront besoin plus tard dans leur vie. «Les premières expériences du symbolisme» sont souvent considérées comme le fondement de l'aptitude à la lecture et à l'écriture (Slavin, 71). Par exemple, lorsque des enfants, jouant avec des blocs, prétendent que certains blocs représentent une maison, et d'autres un garage, ils ne font pas que «construire». Ils apprennent que les objets peuvent servir à en représenter d'autres. La capacité de l'enfant de s'adonner avec succès à des jeux symboliques peut l'aider à comprendre comment les mots sont utilisés pour représenter des objets.

Un autre attribut du jeu qui le rend si précieux pour les enfants est le fait qu'il leur permet d'explorer leur monde intérieur et de sonder leurs désirs en s'engageant dans une foule d'activités non contraignantes (Slavin, 72). L'enfant qui se déguise imite divers personnages; il devient médecin ou enseignant et apprend à tenir cette position sociale de même qu'à résoudre les conflits qui surgissent avec ses camarades à ce sujet. Par exemple, les enfants doivent se mettre d'accord sur la distribution des rôles à jouer dans un scénario; ils apprennent ainsi à collaborer. Cette forme de jeu exerce également leur faculté d'abstraction. L'enfant doit se comporter comme le personnage dont il porte le vêtement, il doit réfléchir à l'attitude qu'il convient d'adopter. Tout est affaire de création, d'imagination et de fantaisie, car il n'y a pas d'objet concret pour le guider. De tels sociodrames aident en outre les enfants à comprendre les autres et à se sentir proches d'eux.

Le jeu permet aux enfants de développer leur imaginaire et leur personnalité. Selon Mitchell et Mason, il est pour eux un important exutoire (Kraus, 31). L'enfant qui éprouve des difficultés à exprimer ses émotions et ses sentiments pourra y arriver beaucoup plus facilement par le jeu que par la parole. Ceux qui ont été victimes d'agression trouveront souvent beaucoup plus thérapeutique le fait de mettre en scène ce qu'ils ont vécu que d'en parler.

Selon l'anthropologue Felix Keesing, le jeu exerçait différentes fonctions dans les sociétés primitives : 1) l'hédonisme ou le plaisir; 2) la détente ou le ressourcement; 3) l'intégration, qui est source de stabilité et de cohésion à l'intérieur de soi et dans un groupe; 4) la sublimation ou effet thérapeutique compensatoire en cas de conflit, d'agression et d'hostilité; 5) l'innovation et l'expression de soi; 6) la communication à l'appui de l'apprentissage et de la formation d'habitudes tant chez les enfants que chez les adultes; 7) l'expression symbolique des croyances et des valeurs culturelles» (Kraus, 34). Bien qu'il soit question dans l'étude de Keesing du rôle du jeu dans les sociétés primitives, bon nombre des avantages cités s'appliquent tout autant à notre société moderne.

Par le jeu, les enfants apprennent à résoudre des problèmes et à faire appel à leurs forces créatrices (Slavin, 420). L'enfant qui, par exemple, construit une voiture avec des pièces LEGO qui ne sont que rectangulaires doit décider comment il s'y prendra pour fabriquer les roues. Il pourra imaginer une histoire en prétendant que les roues sont tombées par accident ou en arriver à la conclusion que sa voiture est d'un type spécial qui peut voler. Il pourra aussi choisir d'utiliser autre chose. L'enfant développe ainsi sa faculté d'analyse et apprend à résoudre les problèmes.

La notion de l'enfance est une invention culturelle qui n'existe que depuis 400 ans environ (Slavin, 72). Auparavant, les enfants étaient considérés comme des adultes miniatures et étaient censés se comporter en adultes. Dès l'âge de six ans, on les envoyait travailler en usine, bannissant ainsi presque entièrement le jeu de leur vie (Weber, 22).

Maintenant que la notion de l'enfance est acceptée d'emblée, ce sont les attentes des parents qui font problème. Le psychologue David Elkind a fait énormément de recherche pour savoir ce qui arrive aux enfants à qui on ne permet pas de jouer. Il affirme que les parents ont tendance à l'heure actuelle à «surprogrammer» leurs enfants en les faisant participer à trop d'activités. Tout leur temps est désormais occupé et ils n'ont plus la possibilité de jouer librement. En conséquence, selon Elkind, de plus en plus d'enfants souffrent de stress, de troubles émotifs et mentaux et d'autres conditions qui étaient autrefois considérées comme des maladies d'adulte :

«Malheureusement, la valeur et la signification du jeu sont mal compris dans notre société régie par l'horloge. Ce qui est arrivé aux adultes se répercute maintenant sur les enfants. Le jeu s'est transformé en travail. Ce qui jadis était perçu comme une activité récréative -- le sport, le camp d'été, la formation musicale -- prend maintenant l'allure d'une entreprise professionnelle et compétitive.» (Elkind, 55).

Les preuves de la véracité des propos d'Elkind ne manquent pas. Que l'on songe à la popularité des programmes tels que «comment apprendre à votre enfant à lire à l'âge de deux ans», aux listes d'attente dans les «prématernelles à vocation scolaire», à la façon dont se comportent les parents qui surveillent la performance de leur enfant à une activité sportive, comme une joute de hockey. Ce ne sont là que quelques exemples de la façon dont les parents forcent leurs enfants à constamment se mesurer aux autres sans leur laisser le temps de s'amuser, tout simplement.

En conclusion, le jeu est un élément extrêmement important pour les enfants puisqu'il les prépare à la vie, développe leur créativité, nourrit leur imaginaire et les aide à se forger une image de soi positive. Même s'il est vrai que notre société ne comprend pas entièrement ce qu'est le jeu et pourquoi il est si essentiel dans la vie des enfants, il est certain que ceux et celles qui n'ont pas la chance de s'adonner «réellement» au jeu sont privés d'un aspect vital et essentiel de leur enfance. Lorsqu'on s'arrête à la mode actuelle qui habille les enfants comme des adultes et aux pressions que la société exerce sur eux, on doit bien reconnaître qu'ils n'ont guère la chance de se livrer au jeu.

Même si, aux yeux des adultes, le jeu des enfants peut avoir l'air d'un divertissement puéril et d'une perte de temps, il a une valeur inestimable pour les petits puisqu'il les aide à déterminer le genre d'adulte qu'ils veulent devenir. La prochaine fois que vous observerez un enfant en train de lancer des cailloux sur un lac ou de faire un trou dans le sable, ne tenez pas automatiquement pour acquis qu'il ou elle est en train de perdre son temps. Demandez-vous plutôt ce que cet enfant tire de cette activité. Si l'on veut aider les enfants à devenir des adultes sains, créatifs et bien adaptés socialement, il nous faut reconnaître les qualités propres à l'enfance. Il faut donner aux enfants le temps et l'occasion de réagir à leur milieu et de jouer librement, sans structure. Le fait de les en priver aura pour eux de graves conséquences, comme pour la société en général.

Fiona Rowlands is an early childhood educator in Quebec who has worked with kindergarten children for several years.

Références

Elkind, David (1989). The Hurried Child. Reading, Mass: Addison-Wesley Publishing Company Inc.

Hughes, F.P., Noppe, L.D., Noppe, I.C. (1988). I.C. Child Development. St. Paul, MN: West Publishing Company.

Kraus, R. (1990). Recreation and Leisure in Modern Society, Fourth Edition. New York, NY: HarperCollins College.

Slavin, R.E. (1988). Educational Psychology: Theory into Practice, Englewood Cliffs, New Jersey: Prentice-Hall.

Weber, Evelyn (1984). Ideas Influencing Early Childhood Education. New York, NY: Teachers College Press.

Jones, Elizabeth. "Inviting Children Into the Fun", Exchange, December 1989: 15-19.

National Association for the Education of Young Children. "Guidelines for Appropriate Curriculum Content and Assessment in Programmes Serving Children," Young Children, March, 1991: 21-37.

Cet article a paru dans Interaction (printemps 1997), publié par la Fédération canadienne des services de garde à l'enfance.

Affiché par la Fédération canadienne des services de garde à l'enfance, aôut 1997.


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