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Raconte-moi une histoire
(et raconte-la moi encore une fois)

Appuyer la littératie pour les enfants d'âge préscolaire issus de familles bilingues

par Merylie Wade Houston

Nilufer, trois ans, et sa maman choisissaient deux livres pour apporter à la maison de notre prématernelle et centre pour parents. La fillette, dont la langue maternelle est le turc, prit un grand livre plastifié en japonais. «Mais, ce n'est pas l'un des livres en turc», ai-je dit. «Ça va, me répondit sa mère, elle va me le lire et elle ne peut pas lire le turc non plus.»

Depuis de nombreuses années déjà, la prématernelle du St. Jamestown Language Project a un programme d'emprunt de livres. La dernière fois qu'on les a comptés, il y en avait dans onze langues, y compris l'anglais. Nous avons lancé le programme au début des années 80 à l'occasion d'une réception organisée à l'école dans le temps des Fêtes. Au lieu du traditionnel bas de Noël, chaque enfant a reçu un sac à livre dans l'une des couleurs primaires vives avec son nom écrit en paillettes dorées. Chaque sac contenait un livre choisi soigneusement selon l'âge de l'enfant et son patrimoine culturel.

Quand «l'école» a recommencé en janvier, il y avait quelque chose de nouveau : une bibliothèque de livres à emprunter, à apporter à la maison et à lire avec la famille. Nous avons même inclus des livres pour les poupons et les tout-petits. Il n'y avait pas seulement de bons livres en anglais à emprunter - livres plastifiés, livres d'histoires et livres d'images - il y en avait aussi en turc, japonais, cantonais, allemand, espagnol, gujari, portugais, vietnamien, coréen et russe.

Non, nous n'avions pas gagné la loterie. Nous avions simplement découvert comment le système de bibliothèque publique pouvait nous aider.

L'idée de mettre en place un programme d'emprunt de livres nous est venue de Linda Hart-Hewins, Jan Wells et Una Villiers du Conseil scolaire de Toronto qui ont adapté les conclusions du Belfield Reading Project (1981) réalisé en Angleterre pour le programme de la maternelle et des classes du primaire de l'école publique Frankland dans l'est de Toronto. Nous savons déjà que les enfants apprennent à lire quand on leur fait de la lecture. Toutefois, il y a quatorze ans, il s'agissait d'une idée nouvelle tout comme les conclusions du rapport qui estiment qu'il pouvait être plus important de lire à haute voix aux parents pour le développement des capacités de lecture des enfants que le fait de s'exercer à l'école. Si les parents peuvent apprendre à lire en écoutant les enfants leur lire quelque chose, les enfants peuvent-ils apprendre à lire si on leur fait de la lecture et qu'ils en font par la suite pour leurs parents? Ainsi, on a demandé aux familles ayant des enfants dans cette classe de s'engager à lire deux livres à leurs enfants tous les soirs. Linda Hart et les parents bénévoles ont cousu des sacs à livres pour chaque enfant de la prématernelle, de la maternelle et de la première année faisant partie du programme familial. Chaque jour, quand un parent amenait son enfant à l'école, il remettait les livres de «devoir» de la veille et les échangeait pour deux autres à lire ce soir-là. Les livres étaient choisis avec soin selon les niveaux de difficulté. Les familles ont commencé avec des livres de base et ont progressé à des niveaux plus élevés à mesure que le niveau de lecture de l'enfant progressait. L'école a effectué un certain nombre de campagnes de financement pour acheter des livres pour le programme. Résultat : les enfants ont appris à lire à pas de géant.

Quelles ont été les répercussions sur notre prématernelle? Notre programme offrait des classes en anglais et des classes d'orientation aux immigrantes, aux réfugiées et à leurs enfants d'âge préscolaire. Les enfants de la prématernelle pouvaient être âgés de zéro à cinq ans. La plupart d'entre eux n'étaient pas nés au Canada et n'avaient pas l'anglais comme langue maternelle. Nous connaissions l'importance de l'apprentissage précoce de la lecture, mais la plupart des mamans ne pouvaient lire que quelques mots en anglais. En outre, les enfants nous quitteraient bientôt pour l'école.

Question : Comment pouvons-nous aider les enfants à se préparer à la lecture et à aimer lire quand leurs familles peuvent à peine lire en anglais?

Réponse : Commencez par leur fournir des livres dans leur langue.

Mais comment : Nous étions une prématernelle communautaire dotée d'une petite subvention gouvernementale qui ne nous permettait pas d'acheter beaucoup de livres. Comme nous le savons toutes, les bons livres coûtent cher. Alors, nous nous sommes rendues à la bibliothèque publique locale. J'ai découvert que les succursales principales (Scarborough, North York et plusieurs à Toronto) avaient des collections de livres pour enfants en beaucoup d'autres langues que l'anglais. Même les petites succursales locales avaient des livres dans des langues utilisées dans les quartiers environnants. La nôtre, par exemple, en offraient en grec et en cantonais. Les bibliothécaires estimaient que les livres étaient là pour être lus et étaient disposées à nous aider. Elles étaient prêtes à remplir nos sacs à livres toutes les deux semaines. Elles nous ont même demandé en quelles langues nous aimerions les livres afin d'être certaines d'acheter ce que la communauté voulait au moment d'affecter la petite somme dont elles disposaient aux nouvelles acquisitions.

Après quelques semaines, les mères échangeaient et traduisaient les livres entre elles afin de raconter les histoires dans leur langue. Les enfants, comme Nilufer, choisissaient tout simplement les livres dont les images colorées leur plaisaient. Souvent, ils sélectionnaient des livres en anglais que je leur avais lus le matin même. (Dans la mesure du possible, j'empruntais de la bibliothèque plusieurs exemplaires de leurs livres préférés parce que chaque enfant voulait les amener à la maison. Nous nous sommes rendus à la bibliothèque locale à quelques reprises et j'ai obtenu des cartes de membres pour tous les enfants. Nous amenions seulement quelques enfants à la fois à la bibliothèque pour en faire une sortie spéciale. Ainsi, nous avons trouvé de plus en plus de plaisir dans les livres.

Littératie bilingue

Pourquoi estimons-nous si important de soutenir l'acquisition d'aptitudes prélittératie chez les enfants d'âge préscolaire n'ayant pas l'anglais comme langue maternelle? Parce qu'un enfant qui vit dans un environnement où il y a deux langues a besoin de grandir et d'apprendre dans les deux langues, ce qui comprend nécessairement lire dans ces deux langues.

La famille -- Wong-Fillmore (1991) a démontré que les enfants issus d'une prématernelle ou d'une garderie anglophone apprenaient l'anglais plutôt que leur langue maternelle et l'anglais. Pour elle, il s'agit-là d'un bilinguisme soustractif. Si les enfants «oublient» leur langue maternelle, ils ne peuvent pas communiquer avec leurs parents, leur famille élargie et, particulièrement, leurs grands-parents. C'est un prix élevé à payer pour envoyer ses enfants à la garderie - la perte possible de leur capacité à transmettre leur culture et leurs valeurs en plus de la perte du contact intergénérationnel.

La lecture ou le fait de raconter des histoires à nos enfants constitue une des meilleures façons de rendre la communication et les contacts possibles.

L'image de soi -- Quel est le message transmis aux enfants dont la langue maternelle n'est pas reflétée dans leur environnement? Qu'arrivera-t-il s'ils n'entendent pas parler leur langue maternelle, ne la voient pas écrite, n'entendent pas sa musique? Si les enfants entendent les parents parler en anglais chaque fois qu'ils ne sont pas à la maison, qu'ils le parlent bien ou non, ils pourraient venir à penser que leur langue maternelle en est une de deuxième catégorie, que leurs parents ne sont pas à leur place dans leur nouveau monde scolaire et qu'eux-mêmes ne sont pas aussi bons que les autres enfants. Les enseignantes ont un rôle crucial à jouer à cet égard. Ce n'est pas grave si vous ne parlez pas une deuxième langue. C'est votre attitude envers les langues qui compte. Étant donné que votre opinion est très importante concernant le développement des valeurs chez les enfants, il est essentiel que le respect et la valeur que vous accordez à leur langue se reflète dans votre classe. Les livres constituent une des façons les plus faciles et efficaces d'y arriver.

Le développement du langage -- Les enseignantes doivent dire aux familles que leurs enfants ont besoin d'entendre des histoires dans leur langue maternelle. Dans Heritage Language Bulletin, Jim Cummins souligne la recherche démontrant que le bilinguisme peut aider les enfants à très bien réussir à l'école et même surpasser les enfants unilingues tant dans les tâches langagières qu'éducatives. La compétence dans leur langue maternelle peut en fait augmenter leur aptitude en anglais. Cependant, il ajoute que l'enfant doit continuer à améliorer ses deux langues pour jouir des effets bénéfiques du bilinguisme. Les enfants pouvant lire, écrire et parler deux langues ont un atout majeur, non seulement à l'école mais aussi quand il s'agit de se trouver un emploi après l'école (Cummins, 1985).

En tant qu'enseignantes, nous sommes dans une position privilégiée pour contribuer à l'éducation d'enfants bilingues et c'est la famille qui accomplit le plus gros du travail. Plus nous les aidons à développer leur langue maternelle, plus ils atteindront de hauts niveaux de compétence en anglais. Si nous pouvons aider la famille à «donner le ton» au développement de la langue maternelle, l'éducation de leurs enfants s'en ressentira pour de nombreuses années après leur départ de la garderie.

Forger le comportement littératié de l'enfant dans sa langue maternelle

Suggestions pour les services de garde ou les programmes préscolaires

À la maison

Si nous parlons à nos enfants, leur soulignons et expliquons des choses, leur racontons ou lisons des histoires, nous les préparerons à lire dans les deux langues. En passant, une chose bien spéciale est arrivée au cours de la première année de notre programme d'emprunt de livres. Un des parents a appris à lire elle-même, dans les deux langues. Un beau cadeau, n'est-ce pas?

Merylie Wade Houston a été coordonnatrice du programme en éducation de la petite enfance au Seneca College à North York en Ontario où elle enseigne l'éducation sans préjugés. Pendant vingt ans, elle a été superviseure de plusieurs prématernelles destinées aux enfants nouvellement arrivés pour le compte du ministère des Affaires civiques de l'Ontario. Comme écrivain et formatrice, elle a participé à l'élaboration du Multicultural Early Childhood Education - Kit and Training Program du ministère des Services sociaux et communautaires en 1990. Merylie est membre fondateur du Early Childhood Diversity Network of Canada. Elle a présenté des ateliers et des séances de formation sur le développement de la langue seconde et l'éducation bilingue partout au Canada. Exceptional Children a récemment publié un de ses travaux intitulé «Bilingualism and Second Language Development».

Références

Chud, Gyda et Fahlman, Ruth (1985). Early Childhood Education for a Multicultural Society: A Handbook for Educators. WEDGE, The University of British Columbia.

Cummins, James (1981). Bilingualism and Minority Language Children. Language and Literacy Series, Institut d'études pédagogiques de l'Ontario. Toronto : Institut d'études pédagogiques de l'Ontario.

Cummins, James (March 1985). «Bilingualism in the Home». Heritage Language Bulletin, Vol. 1, No 1.

Derman-Sparks, Louise avec le ABC Task Force (1989). Anti-Bias Curriculum - Tools for Empowering Young Children. National Association for the Education of Young Children, Washington, D.C.

Graeme, Jocelyn et Fahlman, Ruth (1990). Hand in Hand - Multicultural Experiences for Young Children. (Collection de programmes d'études - préscolaire à la 3e année). Don Mills, Ontario : Addison-Wesley.

Houston, Merylie Wade (1992). «First Things First: Why Early Childhood Educators Must Support Children's Home Language While Promoting Second Language Development.» Multiculturalism 14, nos. 2,3.

Houston, Merylie Wade (1994). «Bilingualism and Second Language Development». Dans Exceptional Children, Allen, K.E., Paasche, C.L., Cornell, A., Engel, M. Nelson, Canada. Scarborough, Ont.

Jackson, Angela et Hannon, Peter (1981). The Belfield Reading Project. The Belfield Community Council, Rochdale, U.K.

Kilbride, Kenise Murphy (1990). Multicultural Early Childhood Education - A Resource Kit. Toronto : Ryerson Polytechnical Institute.

Ramsey, Patricia G. (1987). Teaching and Learning in a Diverse World: Multicultural Education for Young Children. New York, N.Y. : Teachers College Press.

«Ten Quick Ways to Analyze Children's Books for Racism and Sexism», Council on Interracial Books for Children Bulletin, 1974, 5(3), 1-6.

Wong-Fillmore, Lily (1991). «When Learning a Second Language Means Losing the First». Early Childhood Research Quarterly 6: 323-346.

York Stacey (1991). Roots and Wings: Affirming Culture in Early Childhood Programs. Redleaf Press, St. Paul, Minnesota.


Cet article a paru dans Interaction (printemps 1995), publié par la Fédération canadienne des services de garde à l'enfance.

Affiché par la Fédération canadienne des services de garde à l'enfance, aôut 1997.


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