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Voyage en haute mer et autres aventures ludiques de jeunes apprenants de la maternelle

par Catherine Maulsby

Le jeu est l'exultation du possible.
-- Martin Buber

Enseignante à la maternelle, il m'arrive souvent de parler avec des parents et des collègues qui font une distinction entre le jeu et les «vraies» matières d'enseignement, comme le calcul, l'alphabet et l'écriture. Pour les convaincre de la valeur du jeu dans un programme conçu pour la maternelle, je pourrais les entretenir de mon expérience de dix années d'enseignement à ce niveau et partager avec eux ce que je sais du développement de la petite enfance. Je demeure cependant convaincue que la meilleure façon de comprendre l'importance primordiale du jeu en classe est d'observer les enfants à l'uvre. Regardons ensemble un «instantané» d'une séance de jeu à l'école.

Un groupe d'enfants vient de passer environ 45 minutes à construire un bateau avec des blocs creux de grand format. Cameron s'est aperçu que l'eau pouvait s'infiltrer à travers les cavités latérales et il s'affaire à disposer soigneusement des planches le long du bateau pour empêcher les fuites d'eau. Mélissa et Kurt s'affairent de leur côté, avec des pots de peinture vides et de larges pinceaux qu'ils sont allés chercher dans le centre d'art dramatique, à «peinturer» leur navire et ils ont inscrit la mention «Peinture fraîche» un peu partout sur le pont. Allan et Kory ont fabriqué leurs propres affiches qui peuvent, aux yeux du monde extérieur, avoir l'air de simples gribouillages, mais sur lesquelles les initiés peuvent lire «Notre grand bateau» et «Vestes de sauvetage». Comme les enfants ont décidé de mettre le cap sur New York en partance d'Afrique, ils se sont apportés une série de cartes pour les guider le long du parcours. Tanya et Adam empilent de la nourriture jouet empruntée au coin maisonnée et y ajoutent deux livres de recettes, au cas-où... Au moins trois enfants se sont déclarés capitaine de navire, et les voilà qui discutent à qui mieux mieux, chacun voulant s'arroger cette distinction. Finalement, notre équipage est prêt pour le départ. Quel voyage magnifique! L'excitation est à son comble lorsqu'ils sont attaqués par des requins (et qu'ils réarrangent les blocs pour compenser la disparition de ceux qui ont été croqués par les «dents de la mer»). Une chasse au trésor impromptue se déroule sur «l'île du monstre». On cause et on rit beaucoup. On négocie et on échange des idées. Il règne une joie, une ardeur, une exubérance, une sorte de frénésie -- celle que procure l'ivresse du jeu. Il ne me viendrait pas plus à l'idée d'interrompre cette épopée pour une leçon sur les formes géométriques ou sur la résonance des premières consonnes de l'alphabet que d'arrêter le ressac de la mer.

La plupart des gens qui travaillent avec les jeunes enfants n'hésiteraient pas à qualifier d'apprentissage une telle activité. Ils comprendraient que les enfants recourent à des techniques de résolution de problème pour construire leur bateau, empêcher les fuites d'eau et planifier en fonction des nécessités du voyage. Qu'ils s'initient à la lecture et à l'écriture lorsqu'ils se servent des cartes, font des affiches, «gribouillent» quelques mots et consultent des livres de recettes. Que tout au long de l'aventure, ils apprennent à se comporter en société, comme c'est le cas lorsqu'ils entament des négociations sur la distribution des rôles et qu'ils échangent des idées sur le jeu.

La confusion qui se crée dans l'esprit des parents et des enseignantes qui doutent de la valeur du jeu dans un programme préscolaire vient de leur crainte que les enfants soient mal préparés à des formes d'apprentissage plus structurées. Les adultes sont certes prêts à accepter que les jeunes enfants ont besoin de jouer, que le jeu fait partie de leur nature et qu'il est extrêmement satisfaisant pour eux. Toutefois, le milieu scolaire est souvent perçu comme une nécessité à imposer aux enfants, la méthode d'enseignement didactique étant considérée comme le meilleur moyen de leur inculquer un certain type de connaissances et de notions pratiques. Le jeu, par contre, est jugé agréable, mais non productif.

Toutefois, la recherche en développement de la petite enfance infirme l'idée que le jeu est une activité qui s'exerce en dehors de l'apprentissage. La façon dont les jeunes enfants apprennent est inséparable de celle dont ils agissent spontanément dans le monde : ils jouent. Ils développent leurs aptitudes grâce aux enseignements qu'ils tirent de leur interaction avec les choses et les gens qu'ils côtoient dans leurs jeux.

L'éducatrice Maria Montessori soutient qu'il faut croire en la volonté des enfants d'apprendre, et qu'ils le feront s'ils sont placés dans un environnement soigneusement préparé en fonction de leurs besoins. La tâche de l'enseignante à la maternelle consiste à préparer cet environnement et à aider les enfants à développer ce que le pédopsychologue Otto Weininger appelle «une disposition à apprendre», c'est-à-dire la joie d'explorer et d'ajouter sans cesse de nouvelles découvertes à leur bagage de connaissances sur le monde.

Loin de nous l'idée de conclure qu'il suffit à l'enseignante de dire aux enfants de jouer en espérant que tout aille pour le mieux. La salle de classe doit être aménagée en fonction des stades de développement et des besoins des jeunes enfants. Le jeu n'est pas canalisé ni contrôlé : il est plutôt guidé par l'enseignante qui doit prendre des décisions sur la façon d'arranger la pièce, sur le matériel à y installer, sur la durée du jeu et sur l'encadrement routinier à l'intérieur duquel les enfants pourront exercer leur libre arbitre. La croissance sociale et émotive des enfants, le développement de leurs aptitudes langagières et celui de leurs habiletés motrices sont tenus pour aussi importants que leur développement intellectuel, et ils n'en sont d'ailleurs pas séparables.

L'enseignante choisit le matériel soigneusement et le place de façon stratégique afin d'encourager l'exploration, la résolution de problèmes et l'éveil des notions de base en écriture et en calcul. À la table de cuisson, la présence d'une balance pourra amener l'enfant à placer un morceau de pâte sur un plateau et à chercher, autour de la pièce, des objets pour faire contrepoids. Un livre de recettes pourra encourager un autre enfant à fabriquer une pâte à gâteau et à se servir de cuillères et de tasses à mesurer pour calculer les quantités d'ingrédients à incorporer au mélange imaginaire. Dans la boîte à sable, où on aura pris soin de laisser des petits morceaux de plastique transparent, les enfants fabriqueront des buttes et des dépressions montagneuses qu'ils couvriront de plastique. Ils rempliront ensuite ces bassins d'eau pour faire des lacs où flotteront les bateaux qu'ils ont construits au centre de menuiserie. Dans le coin du livre, deux enfants fabriqueront un pont à l'aide de blocs jouets, puis utiliseront les canards miniatures pour raconter l'histoire du vilain petit canard. À la table d'eau, les enfants verseront de l'eau à travers des tamis fabriqués en perforant des trous dans des assiettes en papier d'aluminium et des barquettes en styrofoam. Leurs voix s'animeront alors qu'ils compareront les divers résultats obtenus selon la taille et le nombre des trous et qu'ils découvriront qu'on peut produire un plus grand éclaboussement si l'on verse l'eau en élevant le tamis. Pareils exemples d'apprentissages fondés sur le jeu sont illimités, tout comme l'imagination créatrice et la capacité d'exploration des enfants.

Pour ces petits, le processus compte plus que le produit fini. Le gâteau, une fois cuit, est loin d'être aussi intéressant que le fait d'avoir dû mélanger les ingrédients et pétrir la pâte; le collage ne retient plus autant l'attention une fois que toutes les pièces hétéroclites qui le composent ont été choisies, arrangées et collées; et personne dans notre équipage ne se demande s'il va se rendre ou non à New York, puisque le plaisir réside dans la préparation du voyage et dans la traversée.

Il est important que l'enseignante choisisse minutieusement le moment où elle va intervenir dans le déroulement de l'activité. Trop souvent, les adultes bien intentionnés enrayent le processus d'apprentissage des enfants en tentant de diriger le jeu ou en leur posant une série de questions qui n'ont d'autre effet que d'entraver leur réflexion (Quelle forme as-tu choisie? Lequel de ces objets préfères-tu? Pourquoi?). Pour guider leur apprentissage, il vaut mieux se joindre à eux et leur servir de modèle afin de les amener à faire un meilleur usage du matériel. Le fait d'engager la conversation avec les enfants et de leur poser des questions qui découlent tout naturellement de ce qu'ils font favorise l'expansion du vocabulaire et l'utilisation de phrases plus complexes et renforce leur faculté de raisonnement. L'enseignante surveille l'utilisation du matériel, met de côté les articles devenus superflus et les remplace par d'autres. Elle pourra, par exemple, ajouter des familles d'animaux au centre de construction en vue d'encourager les filles à utiliser les blocs. Intéressées par les liens familiaux des animaux, celles-ci leur bâtiront des maisons et aménageront des aires de jeu tout autour. Le matériel plus exigeant ou qui fait appel à un plus haut niveau de réflexion remplacera peu à peu le matériel de base. Par exemple, à la table d'eau, où l'on avait au départ encouragé la libre exploration de la flottaison des objets, on ajoutera des poids à l'attirail de pêche, des flotteurs, des pierres, de la corde, du papier collant et des morceaux de styrofoam pour amener les enfants à faire couler les objets qui flottent et, inversement, à faire flotter les objets submersibles.

J'aimerais vous donner un dernier aperçu de notre activité en salle de classe. La période de jeu est presque terminée. À bord navire en blocs creux, l'équipage, qui vient de remporter la victoire contre une troupe de pirates, dévore une pizza imaginaire qu'un matelot débrouillard est parvenu à commander et à faire livrer au milieu de l'océan.

Je suis frappée, comme toujours, par l'imagination débridée et la vivacité d'esprit des enfants. Une fois le moment venu, les pièces du casse-tête s'emboîtent d'elles-mêmes, la vie coule de source et jaillit, et la joie des enfants est contagieuse. Même si je ne sais que trop bien combien il a fallu de préparation, de science théorique et pédagogique et de réflexion pour produire cet instant inoubliable, c'est une joie pure que je ressens. Les enfants sont toujours prêts à se lancer dans de nouvelles aventures et je me sens privilégiée d'être du voyage.

Catherine Maulsby est enseignante à la prématernelle au Conseil d'éducation de Carleton; elle a également été éducatrice à la maternelle et en éducation de l'enfance en difficulté. Elle a donné des ateliers sur le jeu comme outil d'apprentissage à des enseignants, à des éducateurs de la petite enfance et à des étudiants en ÉPE.

Références

Federation of Women Teachers' Associations of Ontario (1986). Active Learning in the Early School Years. (Auteur).

Morrow, Lesley Mandel and Muriel K. Rand (1991). "Promoting Literacy During Play by Designing Early Childhood Classroom Environments," The Reading Teacher, Volume 44, No.6. Newark, Delaware: International Reading Association.

Ontario Ministry of Education and Training (1993). What Makes Exemplary Kindergarten Programs Effective? Toronto, Ontario: Queen's Printer for Ontario.

Villiers, Una (1994). "Understanding Educational Play: An Interview with Otto Weininger," Orbit, Volume 25, No. 1. Toronto, Ontario: Ontario Institute for Studies in Education and Nelson Educational Services.

Cet article a paru dans Interaction (printemps 1997), publié par la Fédération canadienne des services de garde à l'enfance.

Affiché par la Fédération canadienne des services de garde à l'enfance, aôut 1997.