C’est en août 1830 que François Labelle, alors âgé de trente-cinq ans, vient prendre possession de la cure de l’Assomption. Il succède à l’abbé Augustin-Magloire Blanchet, qui sera plus tard évêque de Nesqually (Orégon). Meilleur va, sans retard, faire connaître à son nouveau curé le projet qu’il a en tête, mais qui a été, tour à tour, repoussé par les curés Gaulin et Blanchet. Par bonheur, il trouve cette fois en M. Labelle une âme tourmentée des mêmes rêves et tournée vers les mêmes aspirations.

Un pacte se lie entre ces deux hommes rapprochés par la Providence et la fondation du Collège de l’Assomption se décide.

François Labelle sera quinze ans curé de l’Assomption. Il s’y attachera de toutes les fibres de son coeur et y exercera un ministère incomparablement actif et fécond. Sans vicaire, il suffira seul à tout le ministère paroissial. Il trouvera encore le temps de veiller à la fondation du collège et à sa bonne direction, jusqu’au jour où, en 1845, Mgr Bourget le nommera curé de Repentigny.

Est-il permis de chercher la cause de ce départ? Il semble se rattacher assez étroitement aux deux faits suivants, qui s’enchaînent et se complètent: Vers 1842, Mgr Bourget désire attacher à l’administration diocésaine Jean-Baptiste Labelle, curé de Saint-Roch-de-l’Achigan et frère cadet de François. Il fait part de son dessein au curé de l’Assomption, qui s’y oppose avec une telle opiniâtreté que Mgr Bourget doit renoncer à son projet.

Quelques mois plus tard, Mgr Remi Gaulin vient de Kingston raconter ses chagrins à son confident, Mgr l’évêque de Montréal. Depuis longtemps sujet à des fièvres intermittentes et impuissant à vaquer activement aux affaires de son diocèse, il a sollicité et obtenu de Rome un coadjuteur avec pouvoir d’administrer le diocèse: c’est le chanoine Patrick Phelan; mais, dans la lecture des bulles du nouvel évêque, il y a eu méprise. Le Saint-Siège y disait que le coadjuteur pourrait administrer "etiam inscio episcopo", et l’on avait lu et persisté à croire que c’était "etiam invito episcopo". De là des malentendus et des conflits regrettables. L’affaire, portée à Rome, fut réglée à la satisfaction de Mgr Gaulin. Toutefois, sur l’avis de sages conseillers, l’évêque résolut d’abandonner entièrement l’administration à son coadjuteur, tout en conservant néanmoins son titre d’évêque de Kingston.


RÉMI GAULIN était l’arrière petit-neveu d’Antoine Gaulin (1674-1740), prêtre agrégé aux Missions Etrangères, grand-vicaire de Québec en Acadie. Rémi naquit à Québec, le 30 juin 1787, de François Tonnelier, et de Françoise Amyot. Il étudia à Québec, puis à Nicolet. Ordonné le 13 octobre 1811, il fut nommé curé de St-Raphael de Kingston (1811-1815), missionnaire en Acadie (1815-1822), curé de St-Luc-sur-Richelieu (1822-1825), de l’Assomption (1825-1828), de St-Jean d’Iberville (1828-1831), de Ste-Scholastique (1831-1832), du Sault-au-Récollet (1832-1833). En mai 1833, élu évêque de Tabraca (11e de Numidie) et coadjuteur de Kingston, il fut sacré à Montréal, le 20 octobre 1833. Le 14 janvier 1840, il devenait titulaire de Kingston. Frappé de paralysie en 1845, il remit l’administration de son diocèse à son coadjuteur Mgr Phelan. Ayant pris sa retraite à l’Assomption et bientôt rétabli, il en redevint le curé pendant quatre ans (1845-1849). Il se retira alors définitivement à Ste-Philomène de Châteauguay, où il décéda le 8 mai 1857. Il fut inhumé dans sa cathédrale de Kingston.


Mgr Bourget, plein d’égards pour son vieil ami, s’engagea à lui procurer une digne retraite qui lui donnerait repos et consolation. Il songea à l’Assomption que Mgr Gaulin avait dirigée, comme pasteur, de 1824 à 1828. A la demande de son Ordinaire, M. Labelle fit restaurer la "Salle des habitants", qui comprenait une bonne partie du rez-de-chaussée de son presbytère; il la transforma en un appartement confortable, comme il convenait à la dignité du personnage qui allait l’occuper.

Mgr Gaulin n’était installé dans ses nouveaux quartiers que depuis quelques jours, quand la cure de Repentigny devint vacante par la démission de l’abbé François-Louis Parent. Par décision de Mgr Bourget, François Labelle partit pour Repentigny, Mgr Gaulin le remplaçant à l’Assomption. Ce départ de M. Labelle ne parut à personne comme une promotion et fut cause de beaucoup de surprise. Mgr Bourget, qui agissait selon son droit, ne devait pas d’explication et n’en donna pas.

Prêtres de zèle et de vertu, François Labelle et ses frères ainsi qu'Édouard et Jean-Baptiste, mirent néanmoins une opiniâtreté extrême à soutenir leur opinion. Ne furent-ils pas longtemps réputés, dans la région de Montréal, comme les chefs de la "petite église"? Voici les faits auxquels nous faisons allusion: Vers 1850, les prêtres du vicariat forain de l’Assomption, réunis pour la conférence ecclésiastique sous la présidence de Jean-Baptiste Labelle, curé de Saint-Roch-de-l’Achigan, prétendirent que la bulle de Benoît XIV, traitant un cas spécial d’absolution réservée, n’avait pas été publiée au Canada; qu’elle y était donc sans effet. Mgr Bourget répondit qu’il avait recommandé la théologie de Saint Alphonse de Liguori; que, par une circulaire particulière, il avait fait obligation à chaque prêtre d’avoir cet ouvrage en sa possession. Or, ajoutait l’évêque, la bulle en question se trouve dans ce livre; chacun a pu la lire. D’ailleurs, concluait l’évêque, il suffit qu’une bulle, qui concerne l’Eglise entière, soit publiée à Rome pour qu’elle soit obligatoire pour tous.

Ces explications de Mgr Bourget n’avaient pas convaincu la "petite église" et ses chefs. L’affaire alla jusqu’au tribunal de la Propagande; mais le débat prit subitement fin, quand Pie IX renouvela la bulle, que cette fois l’évêque de Montréal porta officiellement à la connaissance de son clergé.

* * *

François Labelle, pressé par l’obéissance de briser tous les liens qui l’attachaient depuis quinze ans à l’Assomption et à son cher collège, liens que, semble-t-il, la mort seule aurait dû rompre, se résigna avec magnanimité au sacrifice qui lui était imposé. De sa cure de Repentigny, il gardera des relations suivies avec les autorités du collège. A titre de fondateur, il demeure membre de la corporation jusqu’à sa mort. En compagnie de son frère Edouard qui exerce les mêmes droits, à titre de premier directeur, il viendra fréquemment de Repentigny assister aux réunions du conseil et veiller paternellement sur les progrès de sa chère fondation. Chaque année, le 20 octobre, jour anniversaire du sacre de Mgr Gaulin, il mettra une admirable grandeur d’âme à venir présenter ses hommages et ses voeux à son heureux successeur.

Dès son arrivée à Repentigny, François Labelle trouve un champ où exercer son activité et se met résolument à l’oeuvre. L’église et le presbytère réclament des réparations urgentes. Pendant que sont exécutés les travaux de restauration, M. le curé prend logement chez son frère Edouard. A quelque distance de l’église se trouve une ferme qu’il a achetée quelques années auparavant. Il en a restauré l’habitation et y a joint une petite chapelle dédiée à Notre-Dame de Bonsecours. Ce sera la retraite de son frère, obligé en 1849, à cause de ses infirmités, d’abandonner la cure de la Pointe-aux-Trembles. C’est là que lui-même se retirera, quand, en 1855, à peine âgé de soixante ans, mais épuisé et malade, il remet sa cure à Mgr l’évêque. Par une de ces délicatesses dont Mgr Bourget était coutumier, Jean-Baptiste, curé de Saint-Roch-de-l’Achigan, est transféré à Repentigny, et les trois frères Labelle sont ainsi réunis pour ne plus se quitter.

Se voyant ainsi réunis, les frères Labelle songèrent à se rapprocher davantage encore l’un de l’autre. L’ancienne propriété fut vendue et ils achetèrent la ferme St-Germain, contigue aux jardins du presbytère. La chapelle de Bonsecours y fut transportée, et c’est là, dans cette pieuse et douce solitude, que vécut, jusqu’en 1865, François Labelle, en compagnie de son frère Edouard et de sa soeur Marie-Louise, à deux pas du presbytère de son frère Jean-Baptiste.

Au témoignage des vieilles gens de Repentigny, le groupe des Labelle ne manqua jamais d’assister à la grand’messe et à l’office des vêpres. Au dernier coup de la cloche, on les voyait venir, à la file indienne, dans un petit sentier qui de leur maison allait à l’église, en traversant le jardin de M. le curé. Ils s’avançaient clopin-clopant, alourdis par les infirmités plus encore que par la vieillesse. Frères et soeur avaient subi la même fatalité: tour à tour, ils avaient souffert d’une fracture aux jambes, ce qui faisait dire aux bonnes gens, avec un brin de malice qui n’enlevait rien à la vénération dont ils les entouraient: "Les Labelle sont trop fiers; ils cassent comme du verre".

Une grande consolation était réservée aux Labelle; elle devait ensoleiller les derniers mois de la vie de François. Mgr Bourget, désireux de reconnaître officiellement les réels mérites du fondateur du Collège de l’Assomption et de ses frères, obtint de Pie IX, à l’occasion du 30e anniversaire de cette institution, qu’une médaille d’honneur leur fût décernée. Le 8 juillet 1863, jour de la distribution des prix au collège, l’évêque de Montréal se rendit à l’Assomption et fit lui-même remise du tribut d’honneur à M. Jean-Baptiste qui le reçut au nom de ses frères. Dans une adresse richement enluminée, M. le supérieur Barrette présenta aux Labelle les hommages reconnaissants de tous les élèves de l’Assomption, anciens et actuels. De cette adresse nous extrayons le passage suivant:

"L’immortel Pontife veut vous faire comprendre, par ce témoignage de haute estime et de paternelle affection, qu’il sait apprécier les immenses sacrifices que vous vous êtes imposés, pour doter votre pays d’une maison d’éducation qui n’est pas une de ses moindres gloires. Il veut par là vous remercier, au nom du Prince des Apôtres, dont il défend si héroïquement les intérêts, des aumônes abondantes dont il vous est, sans doute, redevable dans son extrême détresse. Il vous remercie, au nom de Jésus-Christ, du soin que vous avez pris de ses pauvres, de l’appui que vous avez toujours accordé à la veuve et à l’orphelin, de votre empressement à secourir les misères et les infortunes de tous genres, de votre zèle et de votre sollicitude pour le troupeau confié à votre garde; mais bien plus veut-il faire comprendre au monde, dans ces temps d’égoïsme et d’impiété, au milieu des scandales si nombreux, que l’on trouve encore des âmes dignes des plus beaux jours du christianisme; et le Saint-Père, dans sa tendre sollicitude pour la gloire de l’Eglise et l’édification des fidèles, aime à présenter ces âmes à la vénération de tous, comme les monuments les plus précieux de la foi et de la piété."

1) L’autel érigé et utilisé par les MM. Labelle dans la chapelle de Bonsecours est conservé au collège, dans l’oratoire St-François-Xavier.

* * *

M. François Labelle mourut le 1er jour de mars 1865. Ses funérailles furent l’occasion d’un témoignage spontané et grandiose de vénération et de reconnaissance de la part des ouailles de Repentigny et des anciens élèves du collège. Malgré une violente tempête de neige qui faisait rage ce jour-là, plus de cinquante prêtres étaient présents. M. Alfred Dupuis, ancien directeur du collège et curé de Sainte-Elisabeth, fit l’éloge funèbre du défunt; mais la trop vive émotion, qui étreignait aussi toute l’assistance, l’empêcha d’aller jusqu’à la fin. Qu’était-il du reste besoin de paroles pour proclamer les mérites de François Labelle, quand l’oeuvre de sa vie, le Collège de l’Assomption, lui survivait, pleine de fécondité et d’espérance?

* * *

Deux ans après la mort de François Labelle, Jean-Baptiste abandonnait la cure de Repentigny et allait réclamer la place que François avait laissée vide, auprès d’Edouard et de Marie-Louise. La vie des pieux solitaires reprit son cours coutumier. Neuf années passèrent heureuses et saintes sur la tête des vénérables septuagénaires. En 1876, la mort enleva la soeur bien-aimée et toute dévouée; MM. Edouard et Jean-Baptiste acceptèrent alors l’invitation que leur firent les autorités du collège d’y venir prendre leur retraite. Mais, dans un admirable sentiment de piété fraternelle, ne pouvant se résigner à se séparer de leur frère et de leur soeur, ils résolurent d’emporter avec eux leurs restes vénérés; ils les inhumèrent dans la crypte de l’église paroissiale, à côté de leur père qui y reposait, depuis le 5 janvier 1834.

A l’occasion de cette translation des restes de François Labelle à l’Assomption, Mgr Bourget écrivit aux MM. Labelle une magnifique lettre de consolation, dont nous citerons deux paragraphes :

"Je réponds à une seule lettre, écrite de la même main et portant une seule signature, mais il est facile de s’apercevoir qu’elle a été inspirée et dictée par deux coeurs qui n’en font qu’un, pour s’unir encore plus étroitement à la vue d’une nouvelle tombe, qui va s’ouvrir pour renfermer les restes de celui dont la mort n’a pu les séparer. Ces trois coeurs forment donc ce triple noeud que ni la vie, ni la mort ne sauraient rompre.

Vous m’invitez à prier plus spécialement pour vous trois, le jour fixé pour la lugubre cérémonie, qui vous permettra de voir la dépouille mortelle de votre frère chéri, pour la confier bientôt à la nouvelle tombe, qui lui est préparée dans le champ qu’il cultiva avec un si grand soin, et près de laquelle s’élèvent deux monuments qui, comme deux saules plantés de sa main, vont la couvrir de leur ombre... Je serai avec la foule des prêtres et des laïques, accourus à cette grande et touchante cérémonie, quand, en présence de tous et au milieu des sanglots et des prières, ces restes si chers et si précieux seront déposés dans ce sépulcre nouveau que la piété, l’amour et la reconnaissance vont rendre glorieux."

Le séjour des MM. Labelle au collège fut heureux, mais d’assez courte durée. Edouard mourut le premier, en 1877; et en 1881 Jean-Baptiste le suivit. A l’encontre de ses deux frères, ce dernier n’avait joué au collège aucun rôle officiel, mais la part active qu’y avaient prise François et Edouard, dans sa fondation et dans ses développements successifs, avait fait de lui un ami sincère de l’oeuvre. A sa mort, il en donna une nouvelle et dernière preuve, en léguant ses biens personnels et ce qui restait encore des biens de ses frères à la Corporation du Collège.

Depuis février 1932, les restes des Labelle reposent au collège, dans la crypte des SS. Martyrs. Les autorités du collège leur ont dédié cette épitaphe:


D O M

LES TROIS FRÈRES LABELLE, PRÊTRES

FRANÇOIS 1793-1865 FONDATEUR
EDOUARD 1799-1877 DIRECTEUR
JEAN-BAPTISTE 1807-1881 BIENFAITEUR

ONT AIME ET SERVI NOTRE COLLÈGE D’UN MÊME COEUR AVEC UNE RECONNAISSANTE ET FILIALE PIÉTÉ

NOUS GARDONS ICI LEURS OSSEMENTS

RAPPORTÉS DE L’ÉGLISE PAROISSIALE LE 23 FÉV. 1932

R.I.P.