Je me réjouis dêtre
présent parmi vous et, à loccasion de ces retrouvailles,
de faire connaissance avec la communauté acadienne. Je suis
honoré davoir été convié à partager
avec vous ces journées placées sous le signe de la réflexion,
de lamitié et de la solidarité.
Mon épouse et moi avons profité de
cette occasion pour visiter une partie du Canada et cest dans
les Rocheuses que notre sujet daujourdhui, le marché
du travail, est venu à notre rencontre. En me voyant travailler
sur mon ordinateur portatif, au bar dun hôtel, la serveuse
demanda gentiment :
« Est-ce que vous écrivez un roman ?
- Non, une conférence pour les Retrouvailles, à Moncton.
Et nous nous sommes mis à parler de lemploi.
- Ah, lemploi ! sexclama-t-elle, il y en des choses à dire
! Tenez, moi: je suis de Terre-Neuve et je suis venue jusquici
pour trouver un boulot. Et la plupart de mes camarades sont comme
moi, diplômés de lenseignement supérieur. »
La même conversation aurait pu avoir lieu en
France ou ailleurs. Rares sont les sujets qui nous interpellent
autant, à tout moment. Cest un problème sur lequel
beaucoup de gens travaillent, et pourtant, il semble que nous soyons
loin de lavoir résolu.
Cest donc une sorte de gageure que de parler du
marché du travail dans 10 ans.
Les risques sont évidents; qui peut dire ce
qui se passera en lan 2004 ? Que peut savoir un Français
du marché du travail canadien dans 10 ans ? Comment éviter
de jouer les augures ?
Jaurais pu choisir la facilité en vous présentant
un exposé de technicien, déconomiste ou de statisticien,
appuyé par le plus grand nombre de chiffres possible; ou
encore par un exposé de futurologue, assenant les certitudes.
Bref, donner une conférence agréable à écouter
peut-être, mais qui naurait éclairé personne.
Jai préféré une autre voie.
Il se trouve que je réfléchis depuis
un certain temps sur le sujet qui nous préoccupe et, notamment,
dans le cadre de lInstitut international de prospective du Futuroscope,
à Poitiers.
Ce que je vais vous exposer aujourdhui, cest ma
vision de la problématique du travail et de lemploi. Bien
entendu, je mexprime en tant que Français et Européen.
Je nignore pas que les situations, de part et dautre de lAtlantique,
ne sont pas exactement semblables. Je sollicite votre indulgence
là où mon propos paraîtrait trop éloigné
de vos préoccupations.
Par contre, je suis convaincu quune idée
forte - voire choquante et paradoxale - vous sera plus utile que
des généralités, même et surtout si elle
doit susciter des controverses.
Le fil conducteur de mon exposé sera donc
le suivant:
Le marché du travail aujourdhui nest quun marché
de lemploi. Il appartient à un univers appelé à
changer très rapidement. Si nous envisageons lavenir à
partir de schémas correspondant à une situation déjà
révolue, le marché du travail en 2004 traduira ce
qui aujourdhui décline et ignorera ce qui aujourdhui surgit.
Il ny a pas davenir dans la gestion du statu quo.
La reprise économique, dont il est beaucoup
question ces jours-ci, y changera peu de choses.
Nous vivons une période de transformation
accélérée du monde et celle-ci est en train
dentraîner une profonde transformation du marché
du travail. En particulier, le changement du monde, a trois conséquences
profondément nouvelles liées entre elles:
-La production, quelles quen soient les formes,
requiert de moins en moins leffort humain;
-Un profond contraste est en train de sinstaller
entre, dune part, lemploi salarié tel que nous
le connaissons aujourdhui, qui va continuer de régresser,
et dautre part, le travail ou lactivité (je vais
employer les deux mots indifféremment), qui sont, eux, appelés
à sépanouir de mille manières;
-Lurgence dinventer des modes de création,
de distribution et de renouvellement des richesses qui soient accordés
à cette période de transformation.
Au-delà de ce qui les différencie,
lAmérique du Nord et lEurope occidentale sont, ensemble,
confrontées aux mêmes enjeux, face à un problème
spécifique, dans la résolution duquel les pays au
développement plus récent sont pour une fois avantagés
: comment sadapter, dans tous les domaines, à la transformation
du monde ? Dans le domaine du travail ou de lemploi - domaine fondamental
puisquil porte sur la création de richesses et laccomplissement
humain -, ce problème se pose dans les termes suivants :
comment inventer un marché du travail accordé au monde
de demain et non plus au monde dhier ? Cest un défi que
je nous crois capables de relever. Les réponses restent à
inventer, mais je proposerai une manière de nous y préparer.
Lan 2004 est une bonne date. Les événements
que nous vivons sont critiques et dangereux, mais aucune fatalité
ne pèse sur nous. Nous avons à nous adapter à
des circonstances nouvelles mais qui étaient - je le montrerai
tout à lheure - depuis longtemps annoncées.
Elles correspondent à une évolution comparable à
celle de la nature. Mais la nature prend son temps et nous sommes
pressés; le marché du travail constitue la trame du
lien social, loutil majeur de la justice sociale, linstrument
de lespérance des jeunes et de tous. Nous disposons
dun temps limité pour le reconstruire, et jévalue
à 10 ans le délai nécessaire et le délai
tolérable. Cette date de 2004, date du cinquième centenaire
acadien, est aussi une date prophétique, porteuse dun
message; nous devons nous mettre immédiatement au travail.
Une affaire de croissance économique
Fort heureusement, la reprise économique en
cours va soulager beaucoup de situations. Dores et déjà,
on voit revenir loptimisme et ses heureuses conséquences
: linvestissement repart, la consommation aussi, lemploi
suit. La croissance est bien là, tout le donne à penser.
Peut-être va-t-elle entraîner le retour au plein emploi
classique. Dans ce cas, il ny aura plus de problème,
tout le monde sera content, je me serai trompé et tant mieux!
Je travaille, pour ma part, sur lhypothèse
suivante : la croissance économique nest plus la source
de lemploi, elle nest plus désormais quun amplificateur
du mouvement naturel de lemploi et cet amplificateur fonctionne
plus fortement à la baisse, en temps de récession,
quà la hausse, en temps dexpansion économique. La
symétrie que nous avons tous en tête entre le mouvement
de léconomie et le mouvement de lactivité humaine
constitue peut-être dorénavant une fausse symétrie.
Le caractère universel ainsi que lapparente soudaineté
de ce découplage illustrent la rapidité des évolutions.
Ils suggèrent que léconomie peut repartir et laisser
lemploi au bord de la route. Si jai raison, nous pouvons parfaitement
connaître à la fois le chômage et la croissance.
Si tel est le cas, la croissance natténuera
pas les tensions dans la société de manière
sensible. Elle peut même les attiser dans la mesure, entre
autres, où les inégalités entre les possédants
demploi et les exclus demploi saggraveront intensément.
Le problème de la redistribution, sur lequel je reviendrai
tout à lheure, se posera en termes tout à la fois
renouvelés et urgents.
Ainsi, en France, la prospérité des
décennies 1960-1980 avait permis lémergence
dune immense classe moyenne à laquelle tout le monde
pouvait accéder à condition de travail. Le chômage
et la stagnation durable des revenus menacent en premier lieu cette
classe moyenne; les expressions de son inquiétude et de son
désarroi se multiplient.
Que se passe-t-il ? Quel est ce mouvement du monde
que jai évoqué ? Comment se manifeste-t-il ? Permettez-moi
de rappeler, à ce propos, quelques données essentielles.
Le monde se transforme
Lhumanité traverse aujourdhui une période
de mutation, de transformation globale et profonde. Elle en a déjà
connu. Je pense, par exemple, au monde de saint Augustin, quatre
siècles et demi seulement après le siècle de
Cicéron; ou à léveil de la Renaissance après
plusieurs siècles de Moyen Âge; ou encore aux révolutions
industrielles du XIXe siècle, après des millénaires
de tâtonnements technologiques. Mais la présente mutation
est particulièrement rapide et elle présente des caractéristiques
tout à fait originales, qui continuent de se déployer
et de se transformer avec vigueur.
Ce qui est en train de se produire concerne lhumanité
tout entière. Toutes les transformations antérieures
étaient dabord régionales, procédaient depuis
un centre jusquà une périphérie. La mutation
actuelle connaît certes des centres, mais elle est globale
dans sa nature. Elle concerne lensemble de la civilisation. Nous
avons affaire à un mouvement général de la
civilisation.
Ce mouvement a pour supports la technologie et ses
effets : linformation, la connaissance et la compétence,la
vitesse et la qualité de traitement et de circulation de
linformation, la vitesse et la qualité de mobilisation
des compétences, la recherche du progrès continu.
Les nouvelles technologies de linformation permettent de créer
des échanges permanents entre les entreprises et leurs clients,
les capacités de calcul des ordinateurs permettent de traiter
de manière individuelle chaque élément dune
foule immense.
Pour la première fois dans lHistoire, nous
avons affaire à une population mondiale, dont les points
communs commencent à transcender les différences.
Ces points communs sont innombrables. Pour ce qui nous concerne,
jen relèverai trois : cette population est de plus en plus
qualifiée sur le plan professionnel; elle est de plus en
plus résolue à accéder à un meilleur
niveau de vie et déducation; elle est porteuse dune éthique
du travail qui revêt localement des formes différentes,
qui épouse la variété des cultures et qui,
partout, se tourne vers le mieux-être.
Pour la première fois dans lHistoire, cette
population travaille ensemble sur un même marché, celui
du monde : on le perçoit à travers linternationalisation
des modes de vie et des modèles de consommation, les marques,
la standardisation des produits; des groupes sociaux de même
nature (les urbains, les yuppies, le quart-monde, etc.) saffirment
dans tous les pays, de même que le parallélisme de
leurs conceptions et de leurs attentes.
Jamais la population et ses activités nont
été aussi mobiles. En Amérique du Nord, je
sais que les personnes nont jamais cessé de lêtre
et quelles nhésiteront pas à déménager
pour aller travailler ailleurs. Mais désormais, les entreprises,
même dans leurs établissements qui semblaient les plus
fixes, les moins transportables, suivent le même chemin. Léconomie
mondiale est désormais montée sur patins à
roulettes.
Deux fortes raisons me donnent à penser que
cette mobilité va perdurer : lune a trait au changement
de la nature du travail (les technologies permettent à des
métiers de plus en plus divers et nombreux dêtre exercés
en réseau), lautre est la conséquence dinégalités
nouvelles résultant du mouvement de la civilisation :
-Inégalité de rémunération
du travail entre pays; lexemple de la Chine vient tout de
suite à lesprit : 180 millions de ruraux sont, en ce
moment même, en train de sinstaller dans les villes
chinoises et prêts à travailler à nimporte
quel prix; en Slovaquie, à 500 km de la France, le salaire
horaire moyen représente 5 p. 100 du salaire horaire moyen
français;
-Inégalités entre métiers;
-Inégalités entre générations de professionnels.
Ainsi, dans un monde rapide, interactif, fluide et
dynamique, lintensité des efforts déployés
devrait logiquement générer dici à 2004 une
forte croissance de léconomie, que nous constatons déjà
depuis longtemps en Asie et que nous découvrons avec surprise
en Amérique latine. Ce qui nous apportent de la richesse
renforcera lintégration dynamique de la planète,
mais il ne fera pas croître les effectifs de la population
au travail dans nos pays.
... Et le marché du travail doit lui-même
changer
Chacun de nous, sil regarde autour de lui, vérifiera
quelques-uns des éléments que jai évoqués
au début : la production requiert de moins en moins leffort
humain, lemploi régresse, le travail cherche à se
développer. Je me contenterai donc, là aussi, de rappeler
quelques données de base.
La qualification et les disciplines professionnelles
sont en progrès partout, en termes à la fois quantitatifs
et qualitatifs. LInde et la Chine ont maintenant des ingénieurs,
des gestionnaires, des concepteurs en informatique aussi capables
que les nôtres, payés 10 fois moins que les nôtres
et, demain, 10 fois plus nombreux que les nôtres.
Les effectifs tendent partout à diminuer:
après lagriculture et lindustrie, cest
le tour du tertiaire; observons, par exemple, ce qui se passe en
ce moment à Wall Street : les licenciements massifs du secteur
financier proviennent pour une part de la médiocre conjoncture
dans ce secteur, mais encore beaucoup plus des fantastiques gains
de productivité qui, là comme ailleurs, déciment
les gros bataillons.
Lautomatisation de lindustrie gagne dannée
en année; par les délocalisations - je viens den
parler - le travail bon marché fait de même. Les deux
phénomènes vont parfois se conjuguer, souvent se combattre.
En 2004, la cause sera entendue et lautomatisation aura triomphé,
même dans les pays à main-duvre bon marché.
Cette automatisation concerne aussi bien la fabrication des biens
et équipements que le fonctionnement des systèmes
et lentretien, qui se fait de plus en plus par remplacement déléments
(eux-mêmes fabriqués automatiquement).
Je note, avec intérêt, à ce propos, une donnée
inattendue : la diminution constante des prix, qui va de pair avec
lautomatisation frappe encore plus durement les produits élaborés
que les produits de base. Après une longue phase de dépression,
on a assisté récemment à la remontée
du prix du café; il ny aura pas de remontée dans
les prix de la technologie.
Les comportements des entreprises sont désormais
caractérisés par des exigences de plus en plus élevées
vis-à-vis des ressources humaines : ressource chère
et rare, les humains sont considérés comme lactif
stratégique principal et leur formation comme un investissement
décisif. Les structures « aplaties » limitent
la hiérarchie et le contrôle au profit de linitiative
individuelle et collective. Les valeurs se tournent de plus en plus
vers la performance réelle et le résultat et rejettent
la notion « davantages acquis ».
Et tout cela au moment où, dans la population,
les attitudes vis-à-vis de lemploi et du travail sont elles-mêmes
en train de subir une mutation profonde...
Un essai dinterprétation
Quelle est la source de cette mutation ? Ce nest
plus léconomie, cest le changement global du monde. Mais
que signifie ce changement ? Doù vient-il ? Quelle est sa
dynamique ?
Je propose la notion de changement détat.
Jentends « état » au sens physique du terme :
lorsque leau se change en glace, jusquà un certain seuil,
tout semble stable, liquide, apparemment immuable; passé
ce seuil, tout se transforme et se fige. En dautres termes, nous
vivons les derniers jours dune époque et nous en abordons
une autre. Cette période finissante a commencé en
France autour de 1830, avec les manufactures, les mines, les grands
chantiers (en Grande-Bretagne, elle avait débuté plus
tôt). Cest la période historique caractérisée
par le développement et lhégémonie de lemploi
salarié. Aussi radicalement que leau se fige, cette période
se termine actuellement. Lactivité humaine est en train
de se transformer vite, profondément... et dune certaine
manière, invisiblement.
Cest un phénomène universel : si cest
en Europe quil est le plus apparent, cest parce que lemploi salarié
y est le plus répandu. On lobserve aussi, à un moindre
degré, au Canada et aux États-Unis : comme ce fut
le cas dans les entreprises aux premiers temps des réductions
deffectifs, les hommes politiques à leur tour font de la
réduction des effectifs de fonctionnaires, un peu partout,
leur sport favori.
Si ce phénomène paraît moins
évident en Asie, cest que le développement économique
y est moins imprégné que chez nous par les concepts
de la période 1880-1950 et repose avant tout sur le fourmillement
des initiatives individuelles.
Le test nous sera fourni par le Japon : pendant combien
de temps saura-t-il concilier personnel en sureffectif et développement
économique ?
Cest un phénomène qui, comme je lai
dit, fait apparaître le travail comme un concept neuf et vigoureux
: débarrassé de lenvironnement caporaliste et des
contraintes multiples de lemploi, libéré de toutes
les obligations et des asservissements auxquels il était
jusquici associé. Pour reprendre la formule de lun de mes
amis, Jean-François Raux, directeur de lInstitut du management
délectricité et gaz de France, lemploi fournissait
de lénergie (concept de force de travail «classique
») ; le travail fournira les compétences.
Enfin, et surtout, il est important de souligner
quil sagit dune mutation annoncée, dune
expression annoncée, très anciennement pressentie,
de leffort et du génie humain. Cest Aristote
qui la dit : «Si chacun de nos instruments pouvait,
ayant reçu lordre, accomplir son oeuvre propre, comme
les automates de la légende, si les navettes pouvaient tisser
delles-mêmes et le plectre jouer de la cithare, alors
les entrepreneurs nauraient nul besoin de main-duvre,
ni les maîtres desclaves. » Cest à
ce point que nous sommes rendus aujourdhui.
À court terme, tout cela est avant tout
perturbant...
Vous êtes tous familiers des formes multiples
que revêtent les expressions et les conséquences de
la situation. Cest pourquoi je vais me contenter de les énumérer
rapidement.
Il nous faudra un certain temps pour cesser de penser
quemploi et travail sont synonymes. Le déclin des grandes
structures, des vieilles normalisations, des codes caducs devra
encore se poursuivre un certain temps avant que nos contemporains
comprennent que la vraie vie professionnelle est ailleurs. Nos pensées
restent formatées par des données (lemploi stable,
la convention collective, le statut professionnel, etc.) dont les
jeunes sont chaque jour un peu moins nombreux à profiter.
Nous continuons dassimiler parfaitement lun à lautre le
travail et lemploi. Nous avons beaucoup de mal à imaginer
que notre vie professionnelle, notre rôle dans la société,
notre utilité sociale puissent être mis en valeur autrement
quils le sont aujourdhui.
Nous ne sommes pas préparés : nous
avons appris à nous défausser de la gestion de notre
vie professionnelle sur les employeurs. Nous restons convaincus
que les collectivités publiques - lÉtat, la
commune, etc. - assument à légard de notre destinée
individuelle une sorte de responsabilité supérieure.
Si nous ne trouvons pas demploi, cest quelles
sont défaillantes. Aujourdhui, le désarroi fait
que les demandes adressées à ces collectivités
se multiplient et sexacerbent, au moment même où
celles-ci avouent quelles ne savent pas faire et - nayant
plus dargent - doivent cesser de faire semblant. Les plus
prudents dentre nous comprennent quil faut cesser de
tout demander aux pouvoirs publics et que ceux-ci feront déjà
leur devoir sils savent, dans des conditions très difficiles,
gérer le devenir des systèmes sociaux que le plein
emploi nous avait permis de développer : protection contre
la maladie, gratuité de léducation, garantie
des retraites, etc.
Les jeunes savent déjà que des notions
habituelles, allant de soi, ont cessé davoir cours pour
eux: lespoir de revenu stable par un emploi stable, lespérance
dune carrière, le projet dachat dune maison, voire demain
le droit de donner la vie à des enfants sans demander au
préalable son nihil obsfat au banquier.
Chaque génération, chaque milieu, chaque
groupe subit les événements à sa manière.
Au sein des familles, des conflits et des incompréhensions
se développent entre les aînés, convaincus quils
doivent leur réussite uniquement à leurs efforts,
et leurs enfants, voués à la galère; entre
les hommes et les femmes, ces dernières subissant en priorité
les conséquences des infortunes de leurs employeurs; entre
ce goût de refont, dont jai dit tout à lheure
quil était aujourdhui un ressort de toute lhumanité,
et la disqualification progressive des diplômes.
Il faut enfin souligner que nous avons affaire à
un jeu à somme négative, dans lequel il ny a aucun
gagnant. On pourrait croire que les entreprises sont ce « gagnant
». Elles sont elles-mêmes profondément désorientées:
elles savent bien quelles ne peuvent pas prospérer dans
un désert, quelles sont directement dépendantes des
attitudes et de la prospérité de leur environnement.
En France, nous considérons que plus de 10 p. 100 de la population
vit aujourdhui avec le niveau de ressources qui est celui dune
économie de guerre. Ce nest bon pour personne. Désireuses
de se montrer bonnes citoyennes, les entreprises sont déchirées
entre le besoin de réduire les effectifs et celui de motiver
leur personnel.
Notre problème, cest donc bien den terminer
- et très vite avec un marché de lemploi conçu
en des temps anciens et révolus, un marché qui a épuisé
toutes ses possibilités dadaptation, tous ses ressorts.
Notre problème, cest donc bien dinventer - et très
vite le marché du travail de lan 2004. Les difficultés
sont grandes, car notre capacité conceptuelle est limitée,
surtout dans le stress et dans lurgence.
Les dangers sont grands pour chaque personne, pour
le lien social, pour la pérennité de nos cultures.
Je ne crois pas que nous puissions vivre durablement avec des taux
élevés de chômage chronique. Nous le pouvons,
à la rigueur, si nous nous plaçons en termes macroéconomiques.
Nous ne le pouvons sûrement pas si nous nous plaçons
au point de vue des personnes, des familles; je me demande si limpressionnante
montée de la violence à lécole ne trouve
pas là sa source. Je ne crois pas que nous puissions subsister
longtemps sans autres drames dans cette ambiance dabsence
de futur.
Et en même temps, nous pressentons tous quau-delà
du problème immédiat il y a peut-être une belle
aventure humaine, proposée à notre temps par le mouvement
de la civilisation.
Mais comment faire?
Vers une civilisation du travail
Limportant est de se donner du temps, car tout est
à reprendre, de privilégier la réflexion transdisciplinaire,
de rompre avec la plupart des schémas actuellement dominants
et de déterminer les chantiers dexpérimentation qui,
séparément et ensemble, nous permettront de créer
le marché du travail de 2004. Cet objectif est à notre
portée. Nous disposons virtuellement de tous les moyens de
latteindre. En aurons-nous la clairvoyance, la patience ? Là
est la seule question.
Étant donné labondance de ce quil
y aurait à dire et mon souci de ne pas abuser de votre temps,
je me contenterai dévoquer de manière très
sommaire chacune de ces approches. Ce qui mimporte aujourdhui,
cest que vous acquériez la certitude quil est possible
dagir et que vous acceptiez la nécessité dune action
globale, simultanée et durable.
La recherche dun chemin critique peut se faire de
bien des manières; je laborde ici sous un angle, celui de
la richesse. En effet, comme je lai dit, nous pouvons être,
demain, des sociétés et des économies riches.
Lart de la gestion du travail sera peut-être accordé
aux sociétés riches de demain, comme lart de la gestion
de lemploi était accordé aux sociétés
en croissance dhier.
Ce thème de la richesse peut lui-même
être abordé sous trois angles.
Comment créer la richesse ?
Cest la question centrale. Nous savons mal
la traiter et la plupart des éléments fournis par
notre expérience sont négatifs. Nous avons appris,
par exemple, quil ne suffisait ni délaborer des
plans, ni dinjecter des ressources publiques pour quapparaisse
la richesse. Nous avons appris que la création dune
entreprise était un processus difficile et aléatoire.
Personnellement, je nai pas fini de réfléchir
sur une réussite française exemplaire, connue de vous
tous ou presque et dont vous avez entendu hier linitiateur, M.
René Monory: le Futuroscope, cest-à-dire un ensemble
destiné à réunir léducation, le travail
et le loisir, et à préfigurer le XXIe siècle.
Un ensemble créé ex nihilo, dans les champs, il y
a moins de 10 ans, et qui aujourdhui attire chaque année
trois millions de personnes et a permis au département de
la Vienne de lutter avec succès contre le chômage.
Le succès du Futuroscope repose sur linformation.
La qualité de linformation et la manière de la mettre
en oeuvre sont les secrets de la création de richesses demain.
Comment sorganiser en conséquence ?
Comment redistribuer la richesse ?
Nous demeurons profondément conditionnés
par lidée dune relation directe et immédiate entre
leffort accompli et sa récompense. Cest une bonne idée
mais il faut envisager de la décliner autrement :
-Comment rémunérer la compétence
à partir du moment où celle-ci se substitue à
lénergie ? En dautres termes, nous savons rémunérer
lemploi; savons-nous rémunérer le travail ?
Pouvons-nous nous satisfaire des idées actuelles, qui consistent
à redistribuer la richesse en en faisant bénéficier
les consommateurs et les actionnaires des entreprises, ces machines
à fabriquer de la valeur ajoutée ?
-La question ne se posait pas aussi longtemps quil
était naturel pour tout le monde de trouver un emploi. Depuis
que tel nest plus le cas, les formules que nous avons trouvées
sont toutes coûteuses, malhabiles, porteuses deffets
contraires. En France, nous sommes attentifs aux effets négatifs
de lindemnisation du chômage. Il faut trouver autre
chose.
Je propose que nous mettions en chantier, dans des
termes qui nauront plus rien à voir avec les débats
du passé, ce sujet de la redistribution de la richesse dans
la société avancée du début du XXIe
siècle. Et cest dans votre passé acadien que nous
trouverons peut-être un précédent. Pour faire
vivre et « enraciner » ses compagnons, Samuel de Champlain
leur a distribué des terres. Cest le même problème,
mais à une tout autre échelle, que nous affrontons
aujourdhui en face de populations urbanisées et exposées
au danger dune vie instable et sans ressources, dans un environnement
dautant plus inhumain quil sera sophistiqué. Jusquà
nos jours, la redistribution était un thème socialiste.
Il correspondait aux attentes des gros bataillons ouvriers et bureaucratiques
dont jai parlé tout à lheure. Je me demande si demain,
dans un contexte en rupture profonde avec cette thématique
passée, la redistribution ne va pas redevenir, à double
titre, un sujet essentiel : dune part dans le contexte du futur
marché du travail, dautre part en regard du souci déviter
lexplosion ou la désintégration des classes moyennes.
Doù ce chantier à ouvrir: que représenterait
la distribution de terres dans le contexte immatériel du
XXIe siècle ?
« Il nest de richesses que dhommes »
Cette phrase, qui me permet dintroduire le sujet
de léducation, nous vient, comme vous le savez, dun quasi
contemporain de Champlain, Jean Bodin. Léclairage que nous
apporte la réflexion sur le marché du travail en 2004
de même que limminence de profonds changements technologiques
- les autoroutes de linformation, qui seront lun des futurs supports
et moteurs du mouvement général de la civilisation
-conduisent à soulever ici dautres questions, nouvelles
et fondamentales.
Les entreprises réfléchissent en ce
moment, à partir des travaux de luniversité Harvard,
sur la notion de «compétences génériques
» : ce sont des ensembles complexes de savoirs, de savoir-faire,
de connaissances développés avec le temps par la pratique
et validés par la réussite dans les différents
métiers de lentreprise. Par exemple, dans la plupart des
produits fabriqués par Canon, on retrouve trois compétences
génériques : la microélectronique, la micromécanique
de précision, loptique de pointe. Dans la perspective dun
travail qui sétendrait sur toute la durée de la vie,
que représenterait cette approche pour les personnes ?
Lorsque nous traitons déducation, cest surtout
au système éducatif, à son évolution
et à sa gestion que nous nous intéressons. Le système
éducatif constituait effectivement le sujet essentiel aussi
longtemps que lenseignement était, dans la vie de ses utilisateurs,
immédiatement relayé par lemploi, aussi longtemps
que dans la vie de chacun la succession des étapes seffectuait
sans problème : la formation, puis lactivité, puis
le loisir de la retraite.
Cette situation, expression et complément
de feu le marché de lemploi, est désormais aussi
caduque que le sont nos conceptions du marché de lemploi.
Tout le propos qui a précédé a consisté
à subordonner désormais le souci des organisations
au souci des personnes. Le jeune daujourdhui, en admettant quil
quitte le système éducatif autour de lâge de
20 ans, est appelé à se former, à travailler,
à vivre pendant au moins un demi-siècle, dans un contexte
qui naura plus rien à voir avec les schémas qui conditionnent
aujourdhui notre réflexion dans ce domaine.
Dans quelles directions aller à la recherche
des conséquences de cet autre découplage qui ne peut
manquer dintervenir bientôt entre le besoin déducation
de la personne pendant toute sa vie et la gestion plus performante
du système éducatif ? Je proposerai volontiers, pour
ce faire, un angle dapproche, qui serait de considérer que
lallongement continu de ladolescence nest quune dérive
et quil nous appartiendrait peut-être, par la recherche dune
autre vision du marché du travail, darrêter cette
dérive.
Tirer parti des 10 années qui viennent
Cest le plus grand problème: tirer parti
des 10 années que nous nous sommes octroyées, à
la fois par coïncidence acadienne et par évaluation
de leffort à accomplir. En France, nous savons très
bien raisonner à 10 ans et au-delà, lorsquil sagit
de construire des équipements ou un TGV. Nous savons très
mal construire les nouvelles architectures sociales que linvention
du marché du travail va imposer : nous reportons en fin de
période les difficultés, nous créons des commissions...
En bref, je vous exprime une demande : si vous savez
gérer la poursuite dun effort, quil sagit
dabord de concevoir, puis dexpérimenter, puis
de proposer aux acteurs et à lopinion, venez nous dire
comment vous faites, car cest de cela que nous avons besoin.
Cest de cela quil sagit ici. Inquiets, crispés,
effrayés, cest tous freins serrés que nous subissons
le changement.
Mais nous pouvons faire autrement. Nous pouvons échapper
aux fuites habituelles, les uns se réfugiant dans le quotidien
et les autres dans le rêve. Nous pouvons nous préparer
à concevoir des architectures intellectuelles audacieuses
et nouvelles sans perdre de vue la nécessité du pragmatisme.
Et si les optimistes parmi nous décidaient
de se laisser porter par la vague ? Et si les pessimistes se souvenaient
que lorsquun cheval séchappe, il ne sert à rien
de vouloir le retenir en lui tirant sur la queue ? Quil faut, au
contraire, courir avec lui, le rattraper progressivement, se mettre
au niveau de son encolure et, à ce moment, lui passer un
licol! La mutation du marché du travail que nous sommes en
train de connaître se passera bien si nous lacceptons, si
nous savons courir à son rythme et même un peu plus
vite, au lieu de rester, comme nous le sommes, immobilisés
par la crainte.
En conclusion, tout dépendra de nous-mêmes
et de ce que nous allons faire maintenant ! Notre objectif doit
être de mériter, par notre travail et nos efforts,
un monde ouvert, juste et prospère en 2004. Rien ne me paraît
plus souhaitable, ni plus crédible, quoi quon nous raconte
par ailleurs, que danticiper la civilisation du travail, là
où nous invite à aller le mouvement général
de la civilisation. Cest de nous aujourdhui quil dépend
que 2004 soit lorée de temps obscurs ou laurore dune nouvelle
aventure humaine.
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