Chapitre 2:

La bataille de l'église

Un incident ou un autre dans une communauté peut parfois laisser des marques pour de nombreuses années. L’incident peut diviser la communauté en clans, dresser un membre d’une famille contre ses frères et ses soeurs. Dans l’histoire des francophones de la Saskatchewan, il y a plusieurs exemples de ces chicanes de paroisses. Dans certains cas, des familles entières ont quitté une communauté pour aller s’établir ailleurs, parce qu’elles n’étaient pas d’accord avec les autres paroissiens. Il est important de connaître ces histoires de paroisses, car très souvent nos rivalités d’aujourd’hui ont leurs racines dans ces chicanes d’autrefois.

La première eglise était une vielle école en rondins équarris qu'on allongea en 1902.



L’histoire de l’église de Bellevue en est un excellent exemple. La paroisse de Saint-Isidore de Bellevue fut fondée en 1902. Le premier curé résidant en était l’abbé Pierre-Elzéar Myre. En arrivant en 1902, l’abbé Myre ouvre à nouveau l’école de Bellevue qui avait été abandonnée depuis quelques années. Auparavant, certains colons de Bellevue envoyaient leurs enfants à l’école de Batoche et leurs jeunes étaient placés en pension avec le père Moulin et Mlle Onésime Dorval. L’abbé Myre devient lui-même l’enseignant. L’école réouverte sert aussi pour les services religieux. En 1903, l’abbé Myre fait bâtir un presbytère près de l’école et, en 1904, il demande la permission d’ouvrir un deuxième bureau de poste pour faire concurrence à celui d’Azarie Gareau. Lorsque Philippe Gariépy quitte Bellevue, l’abbé Myre achète son terrain.

En 1906, les gens de Bellevue participent à la construction d’une nouvelle école et, l’année suivante, on commence les travaux de l’église. Hors, il semble déjà y avoir des chicanes dans la paroisse. En 1907, l’abbé Myre vend son terrain à un certain Honoré Beaulieu. Celui-ci ouvre un magasin général et prend en main le bureau de poste. Cependant, le curé oublie de réserver le lot sur lequel sont situés l’école et le presbytère. Lorsque vient le temps de construire l’église, la bataille éclate entre le curé et Honoré Beaulieu.

«On menace de construire la nouvelle église chez Rosario (Gareau); dans ce cas le magasin de Beaulieu va en souffrir. Beaulieu cède le terrain, on va construire à la même place mais entre le curé et Beaulieu, jamais entente se fera.» 12

La construction de la première église de Bellevue n’est terminée qu’en 1910. La même année, le presbytère est détruit par un incendie. On reconstruit.

Lorsque l’abbé Myre arrive à Bellevue en 1902, quelques familles canadiennes-françaises et métisses vivent dans la région. Puisque la plupart de ces familles sont installées sur des homesteads au nord et au sud de la vieille école, située sur le carreau sud-est de la section 2 du township 44, il est tout à fait à propos que le curé construise son église près de l’école.

Hors vingt ans plus tard, la répartition des colons a changé: les Métis ont quitté la région et ont été remplacés par des Canadiens français et des Français de France. Les nouveaux venus se sont principalement établis au nord et à l’est de l’église. Les terres au sud de celle-ci ont généralement été cédées par les Métis à des colons d’origine ukrainienne qui ne font pas partie de la paroisse de Saint-Isidore de Bellevue.

En 1925, l’évêque de Prince Albert nomme un nouveau curé pour la petite communauté francophone, l’abbé Léon Bernard. Le nouveau curé a pour mission de bâtir une nouvelle église. Il assure les paroissiens que le coût ne dépassera pas 22 000 $. On organisera une souscription et des ventes de charité (bazar) pour payer la note.

On commence les activités de prélèvement de fonds. Un premier bazar rapporte plus de 2000 $.

Mais on n’a pas encore décidé où la nouvelle église serait construite. L’abbé Bernard convoque alors une réunion générale. Tout le monde y assiste! La bataille éclate. La paroisse se divise en trois clans.

«Henri Leblanc se fit le porte-parole des siens: l’église doit rester où elle est. Nous avons une église, elle est trop petite, c’est vrai. On peut agrandir le jubé, ça donnerait assez de place. Ensuite, on va la solidifier et la peinturer, et ça va être assez. Ses arguments étaient valides, mais ils jouaient tous en sa faveur. Les autres sont-ils d’accord? Rosario Gareau, un marguillier, se fit l’interprète de son groupe: l'église n’est plus au centre. Quand M. Myre est arrivé ici, il a placé l’église sur son homestead sous prétexte d’être au milieu de Métis et des Canadiens. Actuellement l’église se trouve à un mille de la réserve; tout le sud est galicien, 13 ils ne nous appartiennent pas. Il faudrait qu’elle soit plus au nord, à deux milles d’ici. Le troisième groupe ne dit pas grand chose. Bachand souligna qu’elle devait être plus au nord mais aussi plus à l’est.» 14

Voyons où se trouvaient les trois intervenants dans ce débat. Henri Leblanc est installé sur le homestead nord-ouest de la section 35 du township 43, un demi mille au sud de l’emplacement de l’église et de l’école. Rosario Gareau, le fils d’Azarie, est propriétaire de deux carreaux: sud-est de la section 14, township 44 et nord-est de la section 11, township 44, deux milles au nord de l’église. Bachand a son terrain quelques milles à l’est de ceux de Rosario Gareau.

La question n’est jamais soumise au vote. Si elle l’avait été, l’église aurait sans doute été construite sur la terre de Rosario Gareau. Les nombreuses familles Gareau et Gaudet se seraient unies pour s’en assurer, tous étant installés tous près de Rosario.

Après la réunion, les trois clans travaillent à améliorer leurs chances d’avoir l’église près de chez eux. Le Jour de l’an 1926, les familles se réunissent pour échanger des cadeaux, mais contrairement aux années passées, l’ambiance n’est pas à la gaieté. La question brûlante reste posée:«Où est-ce qu’on va placer l’église?» 15

À une réunion des marguilliers au début de l’année 1926, trois des quatre insistent pour que l’église soit placée sur le terrain de Rosario Gareau. L’abbé Bernard veut qu’elle soit située sur le terrain de Freddy Rock, un mille à l’est de Rosario Gareau. Les trois marguilliers dissidents sont Rosario Gareau, son père Azarie, dont la ferme est située un mille à l’ouest de celle de son fils et Émery Gaudet, dont la ferme se trouve un mille au nord de chez Rosario. Le quatrième représentant de la paroisse, Émile Dupuis, a son terrain plus à l’est et plus au nord.

À cause de l’insistance du curé pour bâtir chez Freddy Rock, Rosario et Azarie Gareau, ainsi qu’Émery Gaudet, démissionnent. L’abbé Bernard accepte ces démissions et ils sont remplacés par Freddy Rock, Henri Guigon et Walter Houle. Ces trois font partie du clan qui veut que l’église soit construite un mille à l’est de la terre de Rosario.

L’un de ceux qui demandaient que l’église reste là où elle avait été depuis sa fondation, Henri Leblanc, voit qu’il pourrait tout perdre. Il se rend alors chez Azarie Gareau et lui annonce qu’il serait prêt à accepter que l’église soit construite chez Rosario Gareau. Mais il précise: «Si l’église s’en va dans le slough,16je m’en vais à Domrémy.»17