Chapitre 1:

L’immigration

L'histoire de Debden, c’est aussi l’histoire des petites communautés francophones environnantes - Victoire, Ormeaux, Shell River. C’est en 1910 qu’un missionnaire-colonisateur, l’abbé Philippe-Antoine Bérubé, réussit à convaincre une centaine de colons français du Québec de venir s’installer sur les terres fertiles du nord de la Saskatchewan. «Vers la mi-avril 1910, il arrivait dans l’Ouest à la tête de cinq ou six cents émigrants canadiens-français recueillis surtout aux États-Unis. Cette foule remplissait tout un train. Elle fut reçue à Prince Albert au son des cloches de la cathédrale.»1

À cette époque, au Québec, il y a peu d’industries et la plupart des bonnes terres agricoles sont occupées depuis plusieurs générations. Déjà, des milliers de Canadiens français ont quitté la province pour se diriger vers les villes industrielles de la côte atlantique des États-Unis. On les retrouve dans les états du New Hampshire, de New York, du Massachusetts et du Connecticut, travaillant dans les usines des grandes villes.

Il n’y a plus de terres que les jeunes peuvent acheter au Québec, mais c’est une autre affaire dans l’Ouest. En Saskatchewan, comme leur raconte l’abbé Bérubé, il est possible d’obtenir un homestead, un terrain de 160 acres, pour la somme de 10 $. Un colon hardi n’a qu’à passer trois ans à défricher son terrain, en plus de construire une maison, et la terre sera la sienne. Cent soixante acres pour 10 $! Quelle aubaine! Et si un fermier veut agrandir sa ferme, il n’a qu’à se prévaloir de son droit de préemption et acheter la terre voisine pour trois ou quatre dollars l’acre. Les terres sont abondantes dans l’Ouest. Il y a des millions et des millions d’acres cultivables.

C’est ce que répètent tous les missionnaires-colonisateurs francophones, au Québec, aux États-Unis et en Europe, afin d’attirer des colons de langue française dans l’Ouest canadien.

Toutefois, on hésite avant de se compromettre. Venez en Saskatchewan! Mais, que vont-ils trouver là-bas? Il y a des terres! Mais est-ce qu’il y a des écoles pour leurs enfants? Des hôpitaux?

Ils ont été élevés et veulent vivre sur une ferme. Mais ils ont des frères plus vieux qu’eux et c’est eux qui hériteront de la ferme paternelle. Et puisqu’ils ne veulent pas s’en aller dans une grande ville américaine où les cheminées des usines crachent une boucane noire jour et nuit, ils décident d’aller dans l’Ouest.

Plusieurs acceptent de suivre l’abbé Bérubé vers la Saskatchewan, vers un nouveau pays. Au printemps de 1910, quelques centaines d’hommes laissent leur femme et leurs enfants. Ils se rendent à Montréal où ils prennent le train du Canadian Northern et se dirigent vers l’Ouest. Ils s’en viennent chercher une terre, un homestead; lorsqu’ils auront construit une maisonnette, ils feront venir leur famille et leurs effets personnels.

La plupart viennent d’un petit village des Cantons de l’Est, Ham-Nord.2 Le village est situé dans le comté de Wolfe, à l’est de Montréal et au sud de Québec. Leurs noms, on les retrouve encore aujourd’hui dans la région de Debden: Bélair, Bisson, Blais, Chrétien, Couture, Demers, Houde, Labrecque, Lajeunesse, Larose, Lehouillier, Pouliot, Ruel, Sevigny et Tardif. D’autres, comme les Duret et les Lepage viennent de la Gaspésie, de Saint-Éloi et Trois-Pistoles.


Les Cantons de l'Est et la région Ham-Nord.

Le train quitte la gare de Montréal et file vers l’Ouest. Il passe par Ottawa, Sault-Sainte-Marie, Fort William (aujourd’hui Thunder Bay), Winnipeg, Canora et arrive enfin à Warman, près de Saskatoon. Ici, les colons doivent prendre un autre train du Canadian Northern, qui les mènera jusqu’à Prince Albert et ensuite à l’endroit que leur a recommandé l’abbé Bérubé, à environ 100 kilomètres au nord de cette ville. À Prince Albert, on leur annonce que le Canadian Northern n’a pas encore complété la ligne de chemin de fer jusqu’à Big River. La ligne s’arrête à Shellbrook. Ils devront faire la dernière partie du trajet à pied ou, s’ils en ont les moyens, ils pourront acheter un chariot et des chevaux dans la région.

La région vers laquelle se dirigent les colons canadiens-français est située à mi-chemin entre Shellbrook et Big River. C’est la région de la rivière des Coquilles (Shell River) à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Shellbrook. Le train s’arrête à Shellbrook. La compagnie prévoit de compléter la ligne jusqu’à Big River avant l’automne. Le Canadian Northern a prévu de construire une gare dans la région de la rivière des Coquilles et lui a même donné le nom de «Siding #4».3 Certains décident de retourner dans l’Est. D’autres choisissent d’aller explorer une région à l’est de Prince Albert. Ces colons établiront la communauté de Zénon Park. Les autres décident de continuer jusqu’à la rivière des Coquilles. Ils doivent s’approvisionner à Shellbrook avant d’aller plus loin. Ils achètent ce dont ils auront besoin pour quelques mois. Certains achètent même des chariots et des chevaux. Les hommes sont prêts à marcher, mais il faut trouver un moyen pour transporter la marchandise. Pour se rendre à la rivière des Coquilles, ils doivent suivre la piste du lac Vert, une ancienne route métisse qui menait autrefois aux postes de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson dans le nord de la province.