La route de Champigny

La fée de l'amour

À quarante-deux ans, Maurice LeFresne, violoniste de talent, n'avait connu que de folles aventures. Il avait su profiter de ses succès à travers tout le pays et sur la scène internationale. Il voyageait toujours en compagnie de Rachel Monnoyer, une excellente pianiste, que beaucoup de gens soupçonnaient d'être pour lui plus qu'une accompagnatrice et une amie. Ceci était faux ! Mais on sait que les gens croient simplement ce qu'ils veulent bien croire. La vérité n'était pas là ! Rachel était mariée à un homme d'affaires qui lui avait donné deux enfants qu'elle aimait plus que tout au monde. Lorsque leur mère était en tournée, les enfants, Blaise et Raymond, étaient sous la surveillance d'une gouvernante et ils faisaient sagement leurs études.

Maurice LeFresne, pour sa part, considérait le jeune artiste comme une accompagnatrice virtuose. Il laissait courir les rumeurs. Il savait fort bien que les gens voient des amants partout dans le milieu artistique. Si les gens avaient pu suivre leurs nombreux voyages saisonniers, ils se seraient rendus compte que Maurice LeFresne et Rachel Monnoyer n'étaient pas du tout engagés dans une vie commune. Leurs relations tenaient exclusivement à leur métier, car ils avaient besoin l'un de l'autre pour donner des récitals à travers le monde entier.

Durant la période estivale, le grand violoniste revenait à son domaine de Villancourt, à quelques kilomètres de Québec, non loin de Boischatel. Parfois, il visitait les provinces de l'Atlantique qu'il affectionnait beaucoup, surtout l'Île-du-Prince-Édouard.

Si cette vie trépidante ne lui laissait pas le temps d'aimer, il faut tout de même dire que l'artiste ressentait en profondeur le sentiment amoureux, mais ne savait pas comment l'exprimer librement. S'il parvenait quelquefois à parler de ses ardeurs à une femme, il le faisait d'une manière assez brusque, obstinée et souvent maladroite, ce qui restait bien étonnant pour un homme de son intelligence et de sa culture.

Bien sûr, les aventures ne lui manquaient pas. Il cherchait toujours la perle rare. Difficile à trouver puisque – en réalité – elle est rare.

Maurice LeFresne était intelligent, doué, naturellement bon, dévoué et très charitable. Il avait aussi d'autres qualités sur le plan artistique. Mais il ne semblait pas savoir qu'en amour, la hâte n'est jamais la précipitation. Personne, sans doute, ne lui avait appris que la sensibilité féminine ne s'accommode pas toujours d'une assiduité persistante, indiscrète et fébrile. À ce jour, les grandes passions de Maurice LeFresne avaient été trop intempestives pour être durables, trop faciles, en quelque sorte, pour avoir laissé une empreinte dans l'âme d'une femme qu'il aurait aimée. Certes, le grand violoniste était sincère, mais sa hâte d'être aimé comme il l'aurait voulu – c'est-à-dire à sa façon à lui – désarmait tout sentiment amoureux qu'une belle aurait pu ressentir pour lui.

LeFresne consultait souvent sa vieille mère qui n'avait, au grand jamais, quitté son village de Ste-Luce-sur-Mer. Combien de fois lui avait-elle dit d'attendre de bien connaître une femme avant que de lui vouer un amour aussi violent que définitif ? À son quarante-et-unième anniversaire, elle lui avait confié :
-- Mon cher Maurice, la preuve de l'amour n'est pas de ressentir de l'amour pour une femme. C'est beaucoup plus de savoir si l'on pourra vivre harmonieusement avec elle et sous le même toit. C'est aussi de savoir comment laisser cet amour s'insinuer en elle, progresser, s'épanouir. Lorsqu'une femme t'aimera vraiment, mon cher fils, tu n'auras pas besoin qu'elle te le dise et surtout de la façon dont tu veux l'entendre. Non ! Ça ne se passe pas comme ça ! C'est plutôt comme un fluide merveilleux qui traverse les deux êtres à la fois. Ils n'ont pas besoin de se dire qu'ils s'aiment. Ils le savent jusqu'au fond de l'âme. L'amour authentique est simple d'une part, et plein de ressources d'autre part. Ce sont les plus avides d'amour qui compliquent l'amour ! Bien sûr, il y a un choix à faire comme en toute chose. N'oublie pas qu'une femme restera toujours une énigme à résoudre. Je le sais ! J'en suis une !

Maurice LeFresne avait écouté d'une façon distraite. Tout ce que sa mère lui disait lui apparaissait comme des conseils d'un autre âge. Sûr de lui comme violoniste de concert, il ne l'était pas du tout sur le plan social et amoureux. Il s'obstinait sans cesse à connaître l'âme et les pensées de la femme qu'il aimait pour un temps. Cela finissait par augmenter le poids réel du sentiment qu'elle aurait pu éprouver pour lui. Lorsque la ligne de flottaison était dépassée, une sorte de malaise s'introduisait alors entre lui et la femme qu'il aimait et dont il aurait aussi voulu être aimé. Maurice versait alors dans une série d'explications psychologiques aussi pénibles les unes que les autres. Pour éviter un éclatement douloureux, il préférait vivre seul et souffrir d'une peine qu'il ne reconnaissait pas avoir de lui-même déclenchée.

Au cours d'un certain été, le violoniste était seul à Villancourt. N'eût été de l'amitié réconfortante de Rachel Monnoyer, qui venait de lui adresser une longue lettre, il aurait donné prise à un mouvement dépressif. La jeune femme croyait qu'il était un bon candidat pour les effets nocifs de la mélancolie profonde, le « spleen »dont souffraient les artistes du siècle dernier.
Elle terminait ainsi sa lettre :
« Si tu veux mon conseil, mon cher Maurice, recherche le calme, examine avec sérieux ton comportement avec la femme. Ne cherche pas à tout savoir d'elle. Il est bien connu qu'une femme se livre d'elle-même, mais à son heure. Elle aime le mystère, oui mais pourvu qu'elle en soit librement et volontairement l'objet. C'est à celui qui l'aime de faire durer ce mystère qu'elle est seule à connaître. Parle peu ! Écoute beaucoup ! Tu apprendras d'elle plus que tu n'en veux savoir. C'est cela le secret, mon cher grand artiste. Mon mari et mes enfants sont en bonne santé et font toute ma joie de vivre ! Nous te disons tous mille bonne choses. Au mois d'octobre, à Londres. »

Se promenant dans le parc de Villancourt, le musicien vit une jeune fille qui semblait l'attendre au tournant d'une allée bordée de merisiers. Devant son étonnement bien visible, elle se mit à rire. Maurice LeFresne se demandait sérieusement s'il vivait là un rêve. Il prit la parole un peu timidement :
-- Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il.
-- Croyez-le ou non, monsieur, je suis la fée de l'amour !
-- Tout ce que je saurais dire, reprit le violoniste, c'est que vous tombez bien. À ce jour, je n'ai fait qu'éprouver de l'amour. Mais je n'en ai pas vraiment vécu.
-- Ce doit être que vous ne savez pas comment vous y prendre.
-- Et vous, laissa tomber le musicien, j'imagine que vous le savez ?
-- Oui, monsieur le violoniste, je le sais, tout en souriant énigmatiquement. Sachez que l'amour est tout simple ! Il se fait attendre quelquefois, mais lorsqu'il est authentique, il contient assurément une part de bonheur. De plus, on peut toujours le reconnaître.
-- Dites-moi, jeune et jolie fille, interrogea Maurice LeFresne, comment fait-on pour le reconnaître ?
-- Lorsqu'un amour est vrai, reprit-elle, il fait battre le cœur et dispose l'esprit !
-- Peut-être faudrait-il le mériter ?
-- Pensez-vous ? soupira la jeune fée. Don Juan méritait-il l'amour qu'il suscitait dans le cœur des femmes ?
Le violoniste réfléchit un instant et ajouta :
--Ne risquait-il pas de décevoir mortellement ? insista LeFresne.
-- Il était tout à fait votre opposé, monsieur l'artiste. Vous, vous craignez d'être déçu par l'amour, de ne pas recevoir autant que vous le désireriez. Vous voulez connaître sinon découvrir le sentiment réel et profond de la femme. Je sais que vous parlez beaucoup, mais vous écoutez peu. Pourtant, vous tenez toujours à ce que l'on vous entende.
-- Je suis tout de même honnête, scanda LeFresne. Je ne dis jamais à une femme que je l'aime d'amour si cela n'est pas vrai ou bien si je ne le ressens pas vraiment !
-- Je le sais, dit alors la jeune fée, mais il faut plus que cela.
-- Que dois-je alors faire pour être aimé pour moi-même ?
-- Rien de plus simple, monsieur, pour être aimé il faut être aimable ! C'est la pure logique ! L'amour fait tout naturellement accroître l'amabilité.
-- Si je deviens amoureux, que je ressens que tout est vrai et qu'il m'est impossible de m'en détourner, je dois me déclarer, c'est bien ce que vous dites, n'est-ce-pas ?
-- Oui, souffla la jeune fée en le regardant au fond des yeux, mais lentement, sans pression hâtive. Il ne faut rien heurter ! Rien bousculer ! Il faut y aller avec une force tendre et persuasive tout ensemble. La femme vit de ce qu'elle espère et devine sans souvent se tromper les mouvements de son cœur.
Et la fée disparut !

Les mois passèrent. Au début d'octobre, à Londres, LeFresne retrouva Rachel Monnoyer qui l'attendait, car il n'avait pas encore la composition du programme de la tournée qu'ils devaient entreprendre tous les deux. À l'issue d'une répétition, quelques jours plus tard, dans la loge de son accompagnatrice, le violoniste remarqua la photographie d'une fort jolie femme.
-- Je peux voir ? demanda LeFresne.
-- Je t'en prie. Si je l'ai mise là, répondit-elle, c'est justement pour qu'on la voie.
-- Qu'est-ce que je lis ? sursauta le musicien, c'est ta sœur !
-- Mais oui ! répondit Rachel. Qu'est-ce qu'il y a de si étonnant à cela ?
-- Tu ne m'as jamais dit que tu avais une sœur, reprit Maurice.
-- Je n'en voyais pas la nécessité, fit-elle, sur un ton feignant l'indifférence.
-- Mais, tout de même, ajouta Maurice, nous sommes déjà de si vieux amis que tu aurais pu me...
-- Oui, coupa Rachel, très gentiment. Hilda est ma sœur. Nos parents n'ont eu que deux filles. Tu la rencontreras peut-être, à la salle Pleyel, à Paris. C'est-à-dire, dans un mois.
-- À Paris ? Pourquoi à Paris ? demanda LeFresne, au comble de l'étonnement.
-- Parce qu'elle sera là pour y donner des cours, du 8 octobre jusqu'au moins de mars prochain inclusivement.
-- Vraiment ! Et des cours de quoi, si je peux le savoir ? insista le violoniste.
-- De psychologie, mon cher Maurice, de psychologie, reprit-elle avec un sourire aux coins de ses lèvres maquillées.
Maurice LeFresne regarda longuement Rachel et passa dans sa loge tout en se demandant si la fée de l'amour n'allait pas lui jouer un tour pendable.