Les contes de
l'éveil
Le messager du bleu du ciel
Créé ente le 3 décembre 1978 et le 25 mars 1979, ce conte poétique a été publié en 1983 à deux reprises aux Éditions Naaman ( Contes et nouvelles de langue français, Écriture française dans le monde.) Cajetan Larochelle s'était alors retrouvé ex aequo parmi les sept lauréats d'un concours international réunissant onze pays francophones. Le président du jury : Yves Thériault, auteur d'Agaguk« Quelle splendide matinée ! » s'exclame Croque-soleil. Comme elle a raison d'être heureuse, elle qui peut explorer toute seule, en ce merveilleux samedi, la cour, ou la colline derrière la maison, ou encore la forêt enchantée. Parvenue au sommet de la colline, qui lui semble alors une montagne, elle s'assoit sur la mousse moelleuse recouvrant la surface du rocher. Une vaste étendue de forêt toute tricotée d'aiguilles de pins ravit ses yeux. Quelques lacs ressemblent à des larmes tombées des yeux d'un géant malheureux. De gigantesques silos les dominent, annonçant la présence de fermes bien organisées et toutes grouillantes de vie. Mais sur cette colline, c'est le geai bleu qui, de tous les oiseaux, retient l'attention de la petite fille. Comment, en effet, ne pas être émerveillée en compagnie d'un oiseau aussi bleu que le bleu du ciel ? Un geai bleu si gai car, au contraire des autres fois où Croque-soleil a eu l'occasion de le voir voler d'un buisson à un autre, l'oiseau roule soudainement sur lui-même créant une étrange roue bleue... Puis se tenant dans l'espace à force de battre des ailes, il se
fixe dans l'air libre à la hauteur des épaules de Croque-Soleil qui tend la main droite.
Le geai bleu ne tarde pas à s'y poser. --Et toi, geai bleu, tu veux me changer en oiseau ? Mais je ne suis pas un mouchoir ! Comme s'il n'avait pas entendu cette protestation, l'oiseau de verre traverse la paume de la main droite de Croque-soleil pour parcourir son avant-bras jusqu'à la hauteur de son épaule droite, pour enfin rejoindre son omoplate de laquelle jaillit une aile de verre. Puis c'est au tour de l'omoplate gauche de vivre la naissance d'une aile de verre. -- Désormais ta Joie sera bleue, souffle la voix cristalline, provenant de son cur ailé. C'est alors que Croque-soleil descend la colline pour marcher dans la forêt, ne craignant ni l'ours, ni le loup, ni le renard. Elle siffle sa Joie ailée aux branches des pins. Certaines se penchent alors sur son passage, tantôt pour l'écouter, parce qu'elles sont dures d'oreille, tantôt pour danser parce qu'elles ont le pied et les ...racines ... agiles... C'est ainsi que le corps de Croque-soleil connaît pour la première fois ce que c'est que danser, rire et chanter... ou plutôt... siffler, tout simplement parce qu'on porte en son cur une Joie nouvelle. Lorsque, le lundi matin, Croque-soleil entre dans la classe pour suivre avec intérêt le cours de grammaire française, elle s'est étonnée et plutôt mal à l'aise de constater que les élèves voient ses ailes de verre. -- Regarde ses ailes ! s'exclame l'un. À la fois stupéfiés et émerveillés, ses compagnons et ses
compagnes l'entourent sans se rendre compte que l'institutrice, Madame Marteau-Pilon, a
traversé le seuil de la porte, les écoutant depuis quelques secondes... La vieille institutrice, myope et rigide par habitude, s'est levée
du mauvais pied ... -- Qu'est-ce qui se passe ? grommelle l'institutrice. C'est elle, dit-il, en dirigeant sa main droite vers Croque-soleil.
Elle a des ailes...
Sentant que le tonnerre ne va pas tarder à exploser, Croque-soleil
lève la main tel un brave soldat qui ne peut dissimuler sa peur devant la linge de feu. Comme elle se sent seule tout en marchant dans la forêt en direction de la maison ! Elle s'arrête donc près de la clôture qui entoure le domaine de Monsieur Gadbois. Croque-soleil a bien sûr l'intention de s'entretenir avec la vieille chèvre Amandine. Peut-être peut-elle la soulager de cette mésaventure ou, mieux encore, la conseiller. Amandine a écouté Croque-soleil lui relater l'incident avec une franche affection digne de toute bonne chèvre qui se respecte ; mais elles n'ont pas pu trouver ensemble une solution à cette très délicate situation. Déçue, Croque-soleil courbe les épaules et continue sa route à travers la forêt. Quant aux pins, ils se laissent caresser la tête par la chaleur soudaine de l'été des Indiens. Une truite arc-en-ciel sautille entre les gouttelettes diamantines des minuscules vagues d'un joli ruisseau. Croque-soleil en profite, comme d'habitude, pour faire la cueillette de bouteilles et de canettes laissées par des visiteurs irrespectueux. C'est alors qu'elle attend une voix de femme, jeune, et d'un douceur
captivante ... Davantage charmée qu'étonnée, elle tourne la tête dans tous les
sens ; mais elle oublie de lever les yeux vers le sommet de la colline enchantée
derrière la maison familiale. Elle décide d'escalader la colline où le geai bleu s'est métamorphosé en ailes de verre ; mais elle ne parvient pas à voir le visage de
celle qui l'interpelle. C'est que des fils verts apparaissent alors, comme provenant des pins et se dirigeant vers le sommet de la colline enchantée, risquant de rendre l'escalade difficile, sinon dangereuse. Croque-soleil a l'impression d'être un malheureux insecte prisonnier d'une toile d'araignée. Soudain un rayonnant et sain visage ravit son cur. C'est une grande jeune dame aux vastes yeux bleus ornés de longs cils, dont la transparence semble diriger des faisceaux de lumière à peine visibles. Les courbes de ses joues roses enjolivent la blanche chair de son visage où un sourire radieux, accueillant, ensoleille les vagues de ses cheveux d'or ondulés qui coulent vers ses gracieuses épaules. Cessant de tricoter à l'aide d'aiguilles de pin le vert manteau de
Dame Nature du Nord, elle met sur sa tête, avec délicatesse, le capuchon de sa
magnifique robe verte de velours, si longue qu'elle recouvre ses pieds. Les Maîtres de mon Royaume m'ont aussi demandé de te rencontrer aujourd'hui, comme j'ai rencontré avant toi d'autres petits enfants et comme j'en rencontrerai d'autres après toi. Car je dois guider tous ceux qui ont vécu la métamorphose du geai bleu en ailes de verre. Comblée de Joie, de cette Joie nouvelle, ailée, Croque-soleil
l'écoute plus qu'attentivement. Croque-soleil sent une étrange et mystérieuse sérénité lui
gagner le cur ... comme si elle avait oublié, par enchantement, l'incident de la
classe de grammaire française. La Verte Fée Nordique baisse les yeux et continue à
tricoter le vert manteau de Dame Nature du Nord ... Croque-soleil hésite avant d'entrer à la maison. « Comment père et mère vont-ils réagir à mon histoire d'ailes de verre ? » se demande-t-elle, elle qui a rarement connu de sévères réprimandes. Le cur en peu oppressé, elle tourne en rond en compagnie des poules et du coq Rico qui mangent des miettes de pain. Et comme cette aventure lui a creusé l'appétit, elle décide d'affronter ses parents. Un curieux mélange d'odeurs de soupe aux légumes et de bran de scie --- son père travaille dans un atelier d'ébénisterie --- invite pourtant Croque-soleil à s'asseoir à la table dressée avec soin. Comme d'habitude, son père est assis à sa droite, sa mère à sa
gauche. Comme d'habitude, ils lui disent bonjour. Comme d'habitude, la soupe de
Croque-soleil l'attend sur la table, exhalant une odeur bien appétissante. |