Les contes de l'éveil

Le royaume du soleil du dedans 1

Quelle magnifique journée d'automne ! Quelques battements d'ailes et me voilà là-haut, bien au-dessus des arbres, contemplant vallées et montagnes. Et pendant que mes poumons se remplissent d'air pur, les doux rayons du soleil de l'été des Indiens réchauffent mes plumes ...

Voilà bientôt cinq mois que je sais voler ; et c'est papa qui me l'a enseigné. Oh ! j'y pense, si je rendais visite à mes parents ; ça leur ferait sûrement plaisir. Et peut-être aimeraient-ils se joindre à moi pour profiter du beau temps avant la première neige.

C'est seulement après cinq minutes que j'arrive à la maison ... ou plutôt au nid familial.

- Comme nous sommes heureux de te revoir ! s'exclame papa.

Quant à maman, elle me sourit. Puis elle me couvre de ses ailes. Et m'examinant de haut en bas :

- Tu as bonne mine, mon petit oiseau bleu.
- Je fais tout pour être en santé. Quand je ne travaille pas à chercher ma nourriture, je joue au grand air ... Et comment se portent mes frères et soeurs?
- Ils sont en excellente forme. Justement, nous les attendons d'un moment à l'autre, dit papa.
- Les voilà qui arrivent ! constate maman.

Papa, maman, mes deux frères, Mangeur de Bleuets et Mangeur de Framboises ainsi que mes deux soeurs, Piquenouche et Géraldine, nous échangeons des accolades d'amour .... Car à chaque retrouvaille, nous sommes toujours heureux de nous voir.

- Pourquoi ne ferions-nous pas une randonnée dans le ciel, propose papa, comme à l'époque où vous appreniez l'art du vol ?
- C'est une très bonne idée, dit maman. Allons-nous amuser tous ensemble.

Sitôt dit, sitôt fait ... Les ailes grandes ouvertes, nous nous laissons glisser sur les courants d'air chaud ... Parfois, nous nous jetons des regards et nous nous sourions. Et c'est en planant que nous parvenons à nous élever encore plus haut ...

- Eh ! dit Mangeur de Bleuets, regardez qui s'en vient dans notre direction.
- Ce sont des canards sauvages, dit papa. Ils s'en retournent vers le sud avant que l'hiver ne vienne.
- Et nous, nous restons ici ? lui demande Piquenouche.
- Oui, dit papa. Mais approchons-nous d'eux pour leur souhaiter bon voyage.
- Comme ils sont beaux ! s'exclama Géraldine.

Comme nous les croisons, nous pouvons admirer à volonté les couleurs variées de leur magnifique plumage. Et tout à coup, paf ! paf ! paf ! paf ! paf ! paf !

Mais qu'est-ce qui m'arrive ? Je ne parviens plus à contrôler les mouvements de mon ailes droite. J'ai beau tenter de cambrer les ailes ou de me débattre, je dois me résigner à descendre en spirale vers la terre ...

Mais pour ne pas trop m'abîmer, je bats de l'aile gauche. Malheureusement, je ne peux que piquer du nez vers le sol. Vlan ! Ça y est, me voilà face contre terre parmi les broussailles qui ont amorti le choc de mon atterrissage forcé.

J'ai la tête qui tourne ... tourne ... tourne ... et l'estomac ... dans les pattes.... j'entends des cris de chiens ... Ils se dirigent vers moi. Je regarde dans le ciel et j'aperçois difficilement papa, maman, Mangeur de Bleuets, Mangeur de Framboises, Piquenouche et Géraldine qui s'enfuient à toute volée ... Ils ne m'ont sûrement pas vu tomber parce que je les suivais, tout simplement... J'essaie de voler ... Impossible ... Et ces chiens qui donnent de la voix de plus en plus fort. J'essaie de sautiller. Oh ! mon aile droite, elle me fait si mal !

Soudain, à travers les broussailles, l'immense gueule baveuse d'un chien blanc tacheté de noir m'apparaît. Empressé, il referme ses dents sur moi, puis, à toute vitesse, me transporte, je ne sais où ... L'herbe sauvage me fouette le visage. Heureusement ses énormes canines, toutes pointues, ne me traversent pas la peau. Oh ! j'ai le cœur à l'envers et l'aile droite qui me fait si mal. Tout à coup le chien s'arrête. Brusquement, il me laisse tomber par terre.

Je vois, tout d'abord difficilement, puis avec beaucoup plus de facilité, les corps de quelques canards. C'est avec angoisse et tristesse que je constate qu'on vient tout juste de les abattre. Car le sang encore tout frais coule sur leur très beau plumage. Une meute de chiens de chasse nous encercle maintenant. Ils crient de plus en plus fort. Quatre grosses bottes foulent lourdement le sol et prennent place parmi les animaux bruyants.

- Taisez-vous ! ordonne l'un d'entre eux. Allons, taisez-vous !

De toute évidence, ce sont des chasseurs. Le plus gros des deux empoigne de sa main velue trois canards.

- Et qu'est-ce qu'on fait du geai bleu ? demande l'autre.
- On le laisse là, grommelle son camarade.

Puis les chasseurs, suivis de leurs chiens, s'éloignent à travers champs ... J'ai la vie sauve. Mais mon aile droite est brisée...

Ouf ! il ne fait plus chaud comme hier et j'ai si faim. Que sont devenus papa, maman, Mangeur de Bleuets, Mangeur de Framboises, Piquenouche et Géraldine ? ...

Sans doute me cherchent-ils ... Peut-être m'ont-ils tout simplement oublié ... Non, ça ne se peut pas ; on ne peut pas oublier comme ça ... son enfant ou son frère ... Je n'ai même plus le goût de manger ... Où sont donc les miens, ceux-là que j'aime tant ? Il faut pourtant que je mange un peu, si je ne veux pas mourir ... Je vais donc m'envoler ou plutôt ... marcher pour trouver de la nourriture dans cette forêt qui désormais m'effraie ...

Marcher avec une aile brisée, comme c'est difficile à accepter. Se peut-il que plus jamais je ne puisse goûter à la joie de l'envol ? Non, non et non ! Je veux encore sentir le vent caresser mes plumes. Et je veux respirer, à pleins poumons, l'air si pur des grands espaces. Je veux contempler d'en haut les montagnes et les vallées. Je veux m'amuser encore, de cette façon, avec ma famille. Jamais je ne croirai que je suis laissé seul à moi-même ... Non ! je dois retrouver les miens ; mais auparavant, marchons ... Oui, il faut que je marche malgré cette aile brisée...

Comme le vent souffle fort ! Et ces feuilles, toutes rouges, qui virent, virent virevoltent et tombent sur le sol frileux. On dirait le sang de la terre. Se pourrait-il que ma planète souffre aujourd'hui tout autant que moi ? Et ces grands arbres, haut et minces, comme ils ont l'air tristes, tout nus ! Oui, ils ont l'air bien tristes et pareils à des miroirs, ils me renvoient ma tristesse ... Ouf ! comme il fait frrroid ! Si je m'emmitouflais dans mes deux ailes? Impossible ! Mon aile brisée ne veut plus se replier pour habiller ma poitrine. Ouf ! il fait si froid ...

J'ai le goût de pleurer ... Mais ne perdons pas courage. Comme le ciel est gris!... Quels gros nuages ! Ils vont sûrement me tomber sur la tête en millions de flocons. L'hiver, l'hiver qui s'en vient à grands pas et mon aile ... brisée ... Papa, maman, Mangeur de Bleuets, Mangeur de Framboises, Piquenouche et Géraldine , que va-t-il donc m'arriver ? Oh ! mais qu'est-ce qui traverse la forêt? Quel est donc cet animal au long museau qui renifle tout sur son passage ?

C'est un de ces renards roux qui, si je lui tombe sous la patte, fera de moi un repas en deux ou trois croquées. Je dois quitter ce lieu et le plus tôt possible sera le mieux. Le voilà qui s'en vient par ici ; je n'ai plus le temps de me sauver ... Mon Dieu, ça y est, c'est fini !

Tout à coup, comme par magie, un gros coup de vent secoue les chênes environnants ... et leurs grandes feuilles tombent sur moi. Voilà ma cachette ; d'ici, je peux surveiller le dangereux animal. Et je ne bougerai pas tant et aussi longtemps qu'il demeurera dans les parages ...

Je dois rester ainsi jusqu'à la tombée de la nuit. Car le renard, qui tient dans sa main gauche une grosse loupe, observe avec minutie tout ce qui lui tombe sous le nez ... je veux dire sur le museau. Comme je grelotte ! ! !

Le renard se décide enfin à disparaître sous un ciel picoté d'étoiles. Je me mets donc à marcher, le ventre creux mais sain et sauf, jusqu'à un petit abri formé par un amoncellement de roches. C'est seulement alors que je dors d'un sommeil tremblant.

Quand vient la neige ... je ne suis pas très heureux que ce soit l'hiver. Lorsqu'on a une aile brisée, on est plutôt mal habillé pour affronter les temps de grands froids. D'autant plus que les nuits fraîches d'automne ont été difficiles à supporter ... Mais ce qui me cause le plus de souci, ce n'est pas tant la température ni la crainte du renard...Non, c'est l'approche de Noël ...

Ce soir, ce sera la vieille de Noël.

À la vérité, je crains son arrivée depuis le début du mois de novembre. Oui, depuis ce temps, une grosse boule de feu brûle douloureusement mon cœur: que sont donc devenus papa, maman, Mangeur de Bleuets, Mangeur de Framboises, Piquenouche et Géraldine ?

Je n'ai pas cessé de me poser cette question. Et j'ai eu beau marcher durant des jours et des jours, je ne suis pas parvenu à les retrouver. Je n'ai réussi qu'à tourner en rond et j'ai bien l'impression que je continuerai encore longtemps ... Il faut tout de même que je persiste à faire des promenades sinon je vais me changer en glaçon ... Oui, continuons à marcher ... Comme la forêt est belle, toute tapissée de flocons !... Oh ! voilà une bien jolie petite chaumière ...

Sa cheminée crache de la fumée ; peut-être y trouverai-je de la nourriture ... Oui ... oui, les gens qui l'habitent ont eu la gentillesse de jeter des miettes de pain sur la neige ... Je vais m'en approcher ...

Comme c'est bon manger ! ... Oh non ! pas encore ce loup errant. J'ai tout juste le temps de me mettre une miette de pain dans le bec, puis de me cacher, comme d'habitude ...

Si je montais sur ce monticule de neige formé par la branche d'un sapin ; là-haut, je pourrais l'observer à volonté ...

Comme la vie m'est difficile ! ... Heureusement encore que la rafale fouette et balaie les empreintes de mes pas ...

Soudain dans l'obscurité, une lumière s'allume, celle, sans doute, d'une chambre située au deuxième étage. Puis une autre ... et une autre ... Enfin, c'est au tour de celle du salon, au milieu duquel se dresse fièrement un sapin de Noël orné, cela va de soi, de boules et de glaçons magiques ...

Des millions de flocons tombent lentement ... L'un d'entre eux se pose sur mon aile gauche qui cache mon bec ... Je n'ai jamais examiné de si près un flocon ... Comme sa forme est magnifique !

Et voilà Le Père Noël qui s'approche du foyer pour y décrocher de longs bas rouges. Trois petits enfants, encore endormis sous leur bonnet, les vident sur-le-champ : des friandises, des oranges, des crayons brillent sous leur yeux comme des trésors ... Ils me font penser à ces Rois Mages qui ont apporté jadis à l'enfant Jésus l'or, l'encens et la myrrhe ...

Cette histoire, je la connais très bien ; parce que, un jour, quand j'étais tout petit, avant même d'apprendre l'art du vol, ma mère me l'avait racontée. « Et pendant que des cantiques solennels, très doux, s'envolent comme des ange à travers les vallées et les montagnes, m'avait-elle dit, un enfant pauvre habite une étable réchauffée par un âne et un bœuf. Son père, Joseph, et se mère Marie, l'ont appelé Emmanuel, ce qui veut dire Prince de la Paix. Il est justement venu apporter la Paix à ceux qui souffrent ... »

Eh bien, en cette Nuit de Noël, moi je souffre. Et ni Emmanuel et ni le Père Noël ne m'apportent Paix et Amour ... Une larme glisse sur mon bec ...

Hier, je me sentais seul ; aujourd'hui je me sais désespérément a-bandon-né... Oui, que sont devenus papa, maman, Mangeur de Bleuets, Mangeur de Framboises, Piquenouche et Géraldine ? ...

Après le long et dur hiver que je viens de subir, l'air plus doux annonce l'arrivée du printemps. La glace des rivières se casse sur les grosses roches des rapides. Et le bon vent ramène les oiseaux migrateurs pour la chaude saison. Poitrines gonflées de joie, ils chantent en choeur.

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Exposant 1

Crée entre le 20 janvier 1980 et le 20 février 1980, cet autre conte poétique a été enregistré en 1982 sur cassette (durée de quarante minutes) avec la participation des comédiens professionnels Paul Hubert et Jean-René Ouellet au Centre Viréo (Sillery, Québec). Soulignons l'excellent enregistrement du conte. La narration de Jean-René Ouellet est captivante, et son émouvant petit geai bleu gagnera sûrement l'affection des enfants. Paul Hébert, quant à lui, prête sa voix au sympathique vieillard. La trame musical complète l'atmosphère déjà créée par tous ces personnages féeriques. Quant à la chanson « Raconte-moi ton drame », elle s'enregistre tout naturellement dans notre mémoire. Le conte tout entier d'ailleurs laisse son auditoire une vive impression ( Magazine Lurelu, hiver 1987).