Les contes de l'éveil

Le semeur de lumière 1

Un beau matin, alors que je m'apprête à planter un piquet, des cris, semblables à des aboiements, déchirent le ciel : « Ahonk, ahonk, ahonk, ahonk, ahonk... » Levant les yeux :

- Tiens ! six outardes qui se sont sans doute attardées dans les pays chauds. Dommage pour elles !

Depuis que ces grands oiseaux migrateurs ont commencé à monter vers le nord, tant de merveilles se sont déroulées ici et là : la première rosée, la pousse de l'herbe, la brise fraîche, l'eau du ruisseau qui bruit, le torrent des rivières qui rugit après l'averse, le chant flûté du merle d'Amérique sous l'arc-en-ciel, les bourgeons en train d'éclore, l'éclat verdoyant des feuilles, la naissance des aiguilles de pins, les coassements des grenouilles à la tombée du jour, les folles cabrioles de l'hirondelle au-dessus des galaxies de pissenlits, les papillons qui voltigent parmi les trilles rieurs, les abeilles qui bourdonnent dans les pommiers en fleurs, les clochettes parfumées du muguet, les ailes transparentes de l'oiseau-mouche qui battent l'air dans le lilas odorant, la tourterelle qui roucoule si tristement, tant d'oiseaux qui ont fait leur nid depuis bien longtemps déjà... Voilà tout ce qu'elles ont manqué, ces outardes retardataires. Et que sais-je encore ! Enfin... si je plantais ce piquet...

Mais à peine sorti de mes pensées, j'aperçois des petits souliers bleus.

- Qu'est-ce que tu fais ? me demande une voix cristalline.
- Je me prépare à tirer des lignes.
- Tirer des lignes ?
- Je plante des piquets ; puis des ficelles les réunissent.
- Et pourquoi des ficelles ?
- Pour tracer des rangs droits et parallèles. Ils doivent être à un mètre de distance les uns des autres pour circuler à l'aise dans le potager. Les enfants du village ne t'ont jamais dit que je suis un jardinier ?... Au fait, tu n'as pas d'école aujourd'hui ?
- Qu'est-ce que tu tiens dans les mains ?
- Un bouquet de plumes bleues.
- Elles ont l'air très jolies... Mais d'où viens-tu ?
- De la forêt... au bout de la terre... Je peux t'aider ?
- Si le cœur t'en dit, je ne demande pas mieux.

Après avoir fait une trentaine de pas, je plante un autre piquet. Et tandis que nous tendons la ficelle :

- Tu ne m'as pas dit ton nom ?

L'enfant hésite d'abord puis laisse tomber :

- Croquignole...
- Croquignole ! Vraiment, de nos jours, les parents ne savent plus quoi inventer...Enfin ! à l'ouvrage... À la vérité, je suis moi-même en retard... comme ces six outardes. Le printemps a été si maussade qu'il n'aurait servi à rien de semer les graines avant aujourd'hui.
- Croquignole, c'est bel et bien mon nom, reprend l'enfant en insistant.
- Comme tu voudras... Allez, Croquignole, tends la ficelle avant de faire un noeud solide.

Ce qu'il fait habilement. De plus, je remarque qu'il manie plutôt bien le marteau... Un moment donné, l'enfant porte une plume en direction du ciel.

- Sais-tu pourquoi, me demande-t-il, cette plume se confond avec le ciel ?
- Non...
- C'est que le geai bleu est le Messager du Bleu du Ciel.
- Vraiment !
- Un Messager de Joie et de Paix éternelles, précise-t-il.

Je ne l'obstine pas... Nous parlons de tout et de rien sans nous gêner pour sauter du coq à l'âne... Nous faisons souvent de brèves pauses, histoire de reposer mes vieilles jambes...

- Ton terrain ressemble maintenant à un cadeau bien ficelé, me lance-t-il.

Nos rires explosent en même temps... La grosse cloche de l'église sonne midi.

- Tu veux rester à dîner ? que je lui propose.
- Il me sourit...

- Assieds-toi...
Je suis heureux d'avoir un invité. Je sors donc des napperons et des ustensiles tandis que l'enfant caresse les veinures de ma table.

- C'est du chêne massif, que je lui souligne.

Il jette ensuite un coup d'œil en direction d'une armoire très haute.

- Ils sont magnifiques, tes meubles

- C'est mon arrière-grand-père qui les a faits... De ses mains, faits... De nos jours, les gens appellent ça des antiquités...
- Des « antiquités » ?
- De vieilles choses qui nous tiennent encore à cœur... Voilà ton bol et du pain.
- Hmmm ! ça sent bon...
- Si je te disais que cette soupe provient des poireaux qui ont passé l'hiver dans mon potager, me croirais-tu ?

L'enfant se contente de sourire...

- Ah ! oui, j'oubliais le beurre... et le fromage de chèvre... Tu as de quoi te régaler maintenant.
- Merci beaucoup.
- À la fin de l'été, j'aurais des tomates grosses comme mes deux mains.

Croquignole sourit de nouveau...

- Je ne te mens pas. Tu verras, tu verras...

Jamais, de toute ma vie, je n'ai vu quelqu'un manger si lentement.

- Tu verras bien ce que peut donner une terre cultivée avec amour.
- En tout cas, ta soupe est délicieuse...

Croquignole a très bon appétit... Billes étincelantes, ses yeux m'écoutent attentivement. Qu'y a-t-il donc dans son cœur pour mettre tant à l'aise ?

- Du temps où vivait ma femme, il y a une quarantaine d'années, notre potager était si vaste qu'à l'automne nous n'avions jamais assez de temps pour mettre en conserves tous nos légumes.

Une larme me vient à l'œil...

- Tu as des enfants ?
- Non, je n'ai pas eu cette chance... Ma femme était trop âgée quand on s'est connus... Mais je me suis fait beaucoup d'amis... à cause de mes légumes et de mes fruits. Ce sont les meilleurs de la région. Crois-moi, je sais de quoi je parle... Et puis les enfants du voisinage me rendent souvent visite...

- ...
- Tu veux un fruit comme dessert ? Une pomme, peut-être ?

L'enfant demeure silencieux. Je me mets donc à peler ma pomme avec un canif...

- Mes parents, me confie ce dernier, m'ont appelé Croquignole parce qu'ils mangeaient une pâtisserie française quand ils se sont connus.

Je ne peux m'empêcher de rire aux éclats...

- Une pâtisserie... qui... s'appelait Croquignole ?
- Ououi...
- Où demeurent tes parents ?

L'enfant baisse les yeux.

- Tu ne veux pas me le dire... Tu t'es enfui de la maison...
- Mon père et ma mère sont décédés, il y a un an...

Je me lève pour jeter les pelures de pommes dans une petite chaudière.

- Voilà qui fera un bon compost.
- ... du ... bon... « compost » ?
- Oui, de l'engrais naturel pour la terre... Je te montrerai un jour... Mais où habites-tu donc ?

L'enfant hésite à me répondre.

- Bon, je dois faire ma sieste... À mon âge...
- Je peux nettoyer mes plumes d'oiseau avec de l'eau ?
- Bien sûr, fais comme chez toi.

J'installe Croquignole devant le lavabo. Sur-le-champ, il se met à laver patiemment ses plumes.

- À mon réveil, nous sèmerons des graines.

Malheureusement, je dors jusqu'en fin d'après-midi. J'ai beau chercher l'enfant dans toutes les pièces de la maison ainsi que dans la grange, il a bel et bien disparu.

Sans savoir pourquoi, je fixe le ciel. Les yeux pénétrants de Croquignole se dessinent sous le soleil couchant. On dirait deux planètes de verre d'où coulent d'intenses chutes de lumière. Suis-je bien réveillé ? Je me frotte les yeux avant de le chercher de nouveau. Cette fois-ci, l'enfant marche, gambade, saute et fait des pirouettes sur un nuage. Puis il rit d'un rire qui s'étend jusqu'au bout du ciel. Suis-je en train de rêver ? J'arrache un poil de ma barbe.

- Ouououiii ! je suis bien éveillé... »

Tout à coup, le merveilleux mirage disparaît. Je n'y comprends rien. Peut-être le soleil m'a-t-il tapé sur la tête ? Une plume de geai bleu repose sur la table avec un petit mot : « Je reviendrai. Merci pour le bon repas. Croquignole. »

Le lendemain matin, alors que je termine la traite de ma chèvre Rosemonde, des pas d'enfant résonnent sur le sol.

- Est-ce bien toi, Croquignole ?

Aucune réponse... Après avoir amené Rosemonde dans l'enclos extérieur, j'apporte la chaudière de lait dans la maison.

- Ah ! c'est donc vous, les p'tits Chouinard...
- Nos parents nous ont encore permis de te visiter ! lancent en même temps Marjolaine et Émile.
- Depuis le temps qu'on est voisin, vous connaissez les habitudes de la maison... Ça va toujours à l'école ?
Comme sur des roulettes, répond Marjolaine.

Et d'ajouter Émile :

- Dans onze jours, nous serons en vacances.
- J'ai tellement hâte ! me confie Marjolaine en souriant.

Comme d'habitude, après la traite, je passe le lait au tamis.

- Connaîtriez-vous par hasard un enfant qui s'appelle Croquignole ?
- Cro-qui-gno-le ! répète Marjolaine, tout étonnée.
- Connais-tu Gno-gnole ? lui demande Émile, d'un air coquin.
- Enfin ! Oublions ça...

Je dépose une boîte qui contient des sacs de graines... Je les places en ordre...

- On peut t'aider à semer ? se propose Marjolaine.
Pourquoi pas ? L'an passé, vous avez très bien travaillé.

Je mets le lait de chèvre au froid.

- Bon, sortons de la maison maintenant.

À l'aide d'un bâtonnet, je trace un sillon sous une ficelle.

- Marjolaine, voici ton sac de carottes sucrées et toi, Robert, celui de ta laitue préférée.

Comme des gouttes d'eau tombant d'un robinet, les graines minuscules vont rejoindre le creux des sillons. Lentement, la paume de ma main droite les recouvre de terre.

- Grandissez avec amour, mes semences de choix.

Après tant d'années de jardinage, cette activité continue de faire mon bonheur... et celui des enfants du voisinage.

- Oh ! mes vieilles jambes...

J'ai de plus en plus de peine à me relever...

- Marche à quatre pattes, me conseille Marjolaine.

- Bonne idée...

Vers les onze heures, d'autres enfants s'amènent : Ti-Paul, Antoine, Marguerite, Jean et Sylvie.

- On vient voir les chevreaux1 s'écrie Marguerite.
- Allons-y tous ensemble, que je leur dit.

Dans la grange, les enfants admirent les jeunes animaux.

- Regardez ma préféré ! s'exclame Marguerite. Je l'ai baptisée Fonte-des-Neiges parce qu'elle est née après la dernière tempête de l'hiver.

J'ouvre son enclos intérieur, l'attrape puis la dépose dans les mains de Marguerite. Tête conte tête, elles échangent des mots doux. Émerveillé, les autres enfants les entourent...

- Je la veux ! s'exclame Ti-Paul.

Mais la mère de Fonte-des-Neiges lance des bêê si plaintifs que sa chevrette se débat pour la rejoindre.

- Si on les envoyait jouer dehors, suggère Marguerite.
- Pourquoi pas ?

Et les enfants ne tardent à courir aux tintements des clochettes.

Après ma longue sieste de l'après-midi, je continue de semer des graines ; puis, durant la soirée, je transplante les jeunes plants de tomates et de piments.

Par une nuit d'insomnie, je décide d'aller marcher dans le potager.

- Jolis légumes, brillez sur terre comme les étoiles dans le ciel.

En levant la tête, je découvre une danse d'aurores boréales... Et je ne peux m'empêcher de pense à Croquignole. Le reverrai-je un
jour ?

Il y a tant de planètes rieuses dans ses yeux... Soudain, une étoile filante sillonne le ciel... Est-ce un heureux présage ?

À l'aube, étendu sur l'herbe, j'observe les rangs de semences quand, tout à coup, une graine perce courageusement la surface de la terre.

- Me voici au grand jour ! s'écrie-t-elle, le cœur bondissant de joie.

Le chant clair et sonore du merle me rappelle que je suis encore vivant... à quatre-vingt-six ans...

1 Ce conte a été créé en deux étapes, soit du 2 février 1989 au 3 mars 1989 ainsi qui du 10 mars 1990 au 2 juin 1990.