Auguste Le Bourdais
Adapté d'un récit
véridique.
Au milieu du golfe du Saint-Laurent
il existe un archipel d'îles qui s'appellent les îles de la
Madeleine. On lui a donné le nom de « cimetière du
golfe » car plus de trois cents bateaux firent naufrage sur ses côtes.
L'histoire d'Auguste Le Bourdais
est exceptionnelle et si l'on peut aujourd'hui la raconter c'est parce
qu'il a été sauvé par miracle de son bateau, le Wasp,
un jour d'hiver 1871 sur une plage battue par les vents de ces îles
perdues..
Par sa mère, Auguste
appartenait à une grande famille de marins de cette région
qu'on nomme le Bas du Fleuve : il était cousin du célèbre
capitaine Bernier qui avait mené plusieurs expéditions au
pôle Nord. Dès l'âge de treize ans, Auguste avait commencé
à naviguer. Il se trouvait en ce jour de novembre 1871 à
bord du Wasp en qualité de premier maître. Le navire, chargé
de grain, allait quitter le quai à destination de la Belgique. Ce
serait sans doute son dernier voyage avant l'hiver. C'était un long
et périlleux voyage, surtout en cette saison, mais les navigateurs
des environs de Montmagny et de l'Islet étaient de hardis voyageurs.
Auguste était costaud : un mètre quatre-vingt-dix
et pesait pas loin de cent cinquante kilos, des épaules larges et
solides. Il était content de partir car, une fois en Europe, il
projetait de se rendre à Londres pour y passer ses examens de capitaine
au long cours. Il le fallait bien puisqu'il n'y avait pas encore d'école
de marine au Canada.
Le petit brick s'éloigna du port. Arrivé
là où l'eau atteignait une certaine profondeur, Auguste lança
:
- Montez toutes les voiles !
Le bateau avançait à vive allure. On
dépassa bientôt la pointe de l'île d'Orléans.
Le vent soufflait, gonflant les voiles et accélérant l'allure
du navire. Puis, au bout d'un certain temps, on contourna la péninsule
de Gaspé et l'on se retrouva en plein milieu du golfe du Saint-Laurent.
Le ciel devenait de plus en plus sombre et le froid de plus en plus intense.
Soudain, le vent vira de bord. D'épais flocons de neige se mirent
à tomber et à s'accumuler sur le pont. Les matelots soufflaient
dans leurs mains pour les réchauffer.
Le vent devint si fort que les voiles menaçaient
de se déchirer. Auguste commanda de baisser la voile du milieu.
Le brick avançait en louvoyant tantôt à droite, tantôt
à gauche. Des vagues furieuses se ruaient avec force sur le navire.
Auguste et le capitaine en avaient vu d'autres. Mais
ces rudes marins qui connaissaient cette route dangereuse craignaient quand
même plus que tout les rochers voisins des îles de la Madeleine.
La tempête faisait rage. La neige tombait toujours
et l'on ne voyait ni ciel ni mer. Le bâtiment craquait de toutes
parts. Finalement le mât se cassa en plusieurs morceaux, déchirant
la seule voile qui restait. Une vague énorme balaya deux marins
par-dessus bord. La panique s'empara de l'équipage. Auguste demeurait
à la barre, tentant de cacher son angoisse. Mais la tempête
se déchaînait. Les écoutilles de la cale se fendirent
sous les coups répétés de la vague en furie, qui entra
de plein fouet, mouillant complètement la cargaison de grain qui
s'y trouvait. Le grain mouillé doubla de volume et fit éclater,
en gonflant, les membrures du navire. D'un seul coup, sous les assauts
des vents violents, le Wasp coula sur le fond sablonneux d'une anse de
la Pointe-aux-loups.
Une vague haute comme une montagne happa Auguste
qui réussit à se cramponner au beaupré qui s'était
détaché de l'éperon. Il flottait encore dans la mer
glacée mais, petit à petit, s'éteignirent tous les
cris et les appels à l'aide. Il ne restait plus que le concert infernal
des éléments déchaînés.
Auguste croyant sa dernière heure arrivée
fut soulevé par une vague énorme qui le projeta sur le rivage.
Puis, plus rien... Quand il reprit conscience, il était à
demi enseveli dans la neige. Une épaisse couche blanche recouvrait
son corps, lui donnant l'allure d'un monstre sorti d'un monde étrange.
Épuisé et glacé par l'eau de
la mer, il regarda autour de lui, cherchant un abri quelconque. Il n'avait
aucune idée de l'endroit où il se trouvait. Il crut entrevoir
la forme d'une maison. Alors, il s'y rendit en laissant dans la neige la
trace de ses pas. Il aboutit à une meule de foin de dune abandonnée.
Il en dégagea péniblement quelques brassées pour y
creuser un trou et réussit à se glisser à l'intérieur.
Et là, il s'endormit.
Pendant ce temps, à la Pointe-aux-loups, deux
jeunes garçons étaient sortis rôder sur la dune, à
la recherche d'épaves que la mer ne manquait jamais de déposer
après la tempête. Ils ramassaient souvent des débris,
des vêtements, des bouts de bois. Cette fois, ils furent ravis de
trouver les restes d'un bateau qui avait fait côte*. Ils ramassèrent
quelques effets et s'apprêtaient à les ramener vers la maison
quand ils se trouvèrent face à face avec le monstre tout
blanc qui semblait avoir le visage d'un homme et qui avançait de
façon incertaine vers eux.
« C'est le diable ! » pensèrent-ils.
Pris de panique, ils se sauvèrent à toutes jambes non pas
vers leur maison mais vers celle du curé qui les reçut avec
étonnement.
- Qu'est-ce qui vous arrive ? demanda-t-il.
- Je pense qu'on... qu'on a rencontré le diable
sur la dune, finit par balbutier l'un d'eux.
- Le diable ? fit le curé Boudreau. Et comment
était-il donc ?
- Grand, grand... et pis tout blanc. Il faisait des
signes avec son bras comme pour nous attraper...
Le bon curé les rassura en leur disant qu'ils
avaient dû voir autre chose que le diable et leur suggéra
de rentrer chez eux.
Le soir même, le curé raconta la nouvelle
: quelque chose de monstrueux avait été vu sur la dune du
nord. Personne ne voulait y croire, mais une ourse polaire, emportée
par la banquise, était déjà venue jusque-là.
Il valait peut-être mieux vérifier sur place.
Le lendemain, au petit jour, le père Boudreau
rassembla quelques pêcheurs et ils partirent à la recherche
du monstre. Ils scrutaient les buttereaux* et les amoncellements de glaces
quand le curé remarqua des traces de pas à demi effacés
qui venaient de la mer et s'arrêtaient à une meule de foin.
Ils découvrirent, enfoui dans le foin, le
corps d'un homme dont seuls les pieds gisaient dehors à moitié
recouverts de neige. Ils réussirent à le tirer de là
et constatèrent qu'il était encore vivant. Enfin, d'une voix
rauque, le naufragé leur dit :
- Je suis Auguste Le Bourdais, premier maître
à bord du Wasp.
L'étranger essaya de se lever sur ses pieds
mais il n'y parvint pas. On le souleva et on le transporta à dos
d'homme à la mission de Pointe-aux-loups. Ses pieds, qui étaient
restés hors du foin, avaient gelé dur.
À cette époque il n'y avait ni médecin
ni hôpital aux îles. Mais un certain Riopel de Cap-aux-meules
avait quelques notions de premiers soins. Lorsqu'il vit dans quel état
étaient les pieds du naufragé il dit :
- Il n'y a qu'une chose à faire si on veut
qu'il vive : l'amputer.
Auguste Le Bourdais avait compris. On le plaça
sur quatre planches et on lui donna tout un tonneau de rhum à boire
pour tuer la douleur. On prit une scie bien affilée qu'on trempa
dans l'eau bouillante pour la nettoyer et l'opération commença.
Auguste, amputé de ses deux pieds, resta tout
l'hiver à la Pointe-aux-loups. Doté d'une santé de
fer, il commençait à oublier son aventure. Mais ce qu'il
attendait plus que tout, c'était la bateau du gouvernement qui allait
le transporter à l'hôpital de Québec pour achevé
de le guérir. Mais la navigation ne reprenait qu'en juin dans le
golfe, à la fonte des glaces.
Au mois de mai, la gangrène reprit dans ses
deux jambes et on dut l'amputer de nouveau. Accablé de souffrances
et découragé, Auguste, cette fois, se dit que c'en était
fait de lui. Mais en juin, une voile apparut à l'horizon. On emmena
le pauvre malade à Québec où il demeura une année
entière à l'Hôtel-Dieu. Il finit par guérir
et il fabriqua lui-même ses deux jambes de bois et de cuir.
Il se remit debout. Auguste n'était pas homme
à rester inoccupé. Il se mit à apprendre le code morse
et la télégraphie sans fil. En peu de temps il devint un
expert en ce domaine. Puis, le gouvernement le nomma agent inspecteur de
la marine. Ainsi, il reprit la mer et retourna plusieurs fois aux îles
de la Madeleine revoir ceux qui l'avaient sauvé.
Puis, dix ans après son sauvetage, on installa
un poste de TSF à Grosse-Île au nord des îles de la
Madeleine. C'est Auguste Le Bourdais qui obtint le poste. Il partit donc
à trente ans vers une nouvelle carrière aux îles.
Il se déplaçait avec une grande facilité
sur ses jambes de bois. Il devint bientôt un vrai insulaire et épousa
Émilienne Renaud, une jolie enseignante de l'Étang-du-Nord.
Il vécut le reste de sa vie aux îles de la Madeleine et y
mourut en 1919. Il reste pour tous, un modèle d'endurance et de
courage.
|