Chapitre 4 (suite)

La régénération

On peut avancer que la tradition anti étatiste et anti autoritariste provient en grande partie de l'influence de ces hommes anonymes qui n'ont pas écrit une ligne, ni beaucoup discouru, en rupture de civilisation pendant une longue partie de leur vie. Dans l'Occident européen, la flamme anti domestique s'assoupissait sinon s'éteignait puis se rallumait au souffle des harangues ou des écrits subversifs de certains inadaptés religieux ou intellectuels. L'histoire des idées européennes conserve en filigrane un courant parallèle ; à ladite culture savante et dominante s'oppose un rappel à la culture populaire et à la vie dégagée des surcontraintes sociales imposées toujours par les mêmes aux mêmes. Nous faisons ici un retour en arrière nécessaire à notre démonstration : Rousseau qui a lu Montaigne et Lafitau, en vient à l'idée du « bon sauvage », décrivant le monde primitif communiste et égalitariste. Que voltaire en ait ri et ait pu déclarer que lire Rousseau lui donnait l'envie de marcher à quatre pattes nous en dit plus long sur sa philosophie sociale que sur son ironie légendaire. Mais Rousseau, ce « sauvage » du XVIIIe siècle policé à l'excès, amateur de marche en forêts, savait par ses lectures que des hommes vivaient l'égalitarisme dans la « sauvagerie », et témoignaient qu'un autre mode de vie, même pas imaginaire, était possible. Pour ce qui est de la Nouvelle-France, Marc Lescarbot qui accompagne un groupe de Français venus s'installer en Acadie, en 1606-1607, décrit les mœurs des Souriquois (Micmacs), s'étonne de n'y point rencontrer de riches et de pauvres, et admire l'égalité qui règne entre les membres de la tribu. En plusieurs éléments de leur culture, l'auteur trouve les Amérindiens plus civilisés et plus vertueux parce que plus simples, plus innocents, plus « sauvage ». Son livre, paru en 1609, eut trois rééditions, et trouva une large diffusion autant en France qu'à l'étranger (une traduction allemande et deux traductions anglaises). L'idée du « bon sauvage » égalitariste était en germe dans les écrits de cet avocat-écrivain, témoin d'une vie sauvage. Montaigne avait lu Las Casas et en avait tiré l'enseignement du relativisme de nos valeurs dites les plus « naturelles » Le Jésuite Lafitau, qui vécut de 1712 à 1718 chez les Iroquois, décrivit avec force détails, l'organisation sociale de ces Amérindiens, en particulier l'apparente absence de notion de propriété. Il comparera les groupes iroquois aux premières sociétés antiques, et en arrivera à une critique implicite de la société aristocratique de la France du XVIIIe siècle. Plus tôt, la Hontan avait tiré, de ses rencontres avec les Amérindiens, une pensée pratiquement libertaire, en exagérant sans doute ce qu'il avait pu tirer de ses observations qui tiennent plus de la fiction que de l'ethnographie. Rousseau formulera explicitement les attaques voilées de Lafitau et reprendra, par l'exemple de sociétés primitives ignorant la propriété, la possibilité de construire une nouvelle société, avec un homme nouveau, un homme « dédomestiqué ». Nous pensons que Warwick insiste trop sur les étonnements-émerveillements du père Sagard, devant les mœurs sexuelles licencieuses en même temps qu'innocentes des Indiens, contradiction insoluble pour les croyances de l'univers clos du religieux. Il nous apparaît que la
« tradition libertine » auquel Warwick fait allusion n'a pas l'importance qu'il lui accorde et que l'influence culturelle du coureur de bois - nous le répétons - s'exprime mieux en termes sociaux qu'en termes moraux. Pour un représentant des classes subalternes d'Europe, la liberté des mœurs, si impressionnante qu'elle soit, ne peut peser plus que l'égalitarisme social, dans ce monde sauvage sans aristocrates, gardiens des titres de propriété, sans commis du seigneur et du roi collecteur d'impôt, sans clergé menaçant du feu de l'enfer tout contrevenant de l'ordre établi.

L'explication d'un homme nouveau en Nouvelle-France réside certes dans un espace immense et vide, sans confinement, permettant une grande liberté de mouvement ; elle se retrouve aussi dans la culture amérindienne. Cette dernière explication, pourtant plus pertinente, est absente dans l'hypothèse de Turner, et pour cause. Le pionnier américain n'entre en contact avec l'Indien qu'à la pointe du fusil, car un « bon Indien est un Indien mort ». Cette différence ou antagonisme entre les deux univers culturels, pratiquement absent dans l'univers canadien-francais, distingue déjà l'homme américain de la Frontière du Québécois de la forêt. Importance fondamentale déjà entrevue mais qu'il nous faut rappeler, d'autant plus que la vie partagée avec l'Indien et le métissage relativement fréquent ont marqué la culture québécoise. Cette culture ajoute aux valeurs dominantes orthodoxes, un courant hétérodoxe, en contradiction apparente, coexistant toujours, à la fois dans la société et dans le vécu quotidien.

Le courant hétérodoxe a été entretenu par les hommes de la forêt. En effet, la Nouvelle-France, de l'Acadie au Mississippi et de Québec aux Grands lacs, est d'abord une immense forêt ; du moins les hommes porteurs de la part nomade ont tous vécus dans et de la forêt, depuis le trafiquant de fourrure jusqu'à l'ouvreur d'abattis. La part nomade a été exploitée par la littérature québécoise en moindre quantité que la part sédentaire (il s'agissait là surtout d'œuvre de propagande), mais les types créés demeurent dans la conscience populaire comme auréolées du même mystère que celui de la fotêt d'où ils viennent et où ils retournent le plus souvent. Le Survenant, une création littéraire, est entré dans le langage courant. Il pourrait être un homme de chantier ou défricheur, peu importe, il est l'homme que la forêt a fait naître ou plutôt régénéré, qu'elle a transformé, a ensauvagé, a rendu nomade. Le défricheur, qu'on nous a tant de fois représenté dans le roman rural québécois comme le héros stoïque de la colonisation, comme celui qui s'installe, se fixe à la terre, se
« sédentarise » en devenant cultivateur, appartient fondamentalement à la galerie nomade et doit être enlevé du portrait de famille agricole. L'agriculture est faite pour et par le sédentaire. La terre comme l'usine attache l'homme ; le vagabond se détourne des deux entraves. Il s'enfonce dans le bois ou il erre sur la route et sur le rail. Le défricheur ne monte pas dans le Nord « faire de la terre ». Sans qu'il le sache, coule en ses veines le même sang que celui du coureur de bois, son aïeul, et si ce n'est pas par atavisme qu'il s'attaque à la forêt, c'est que les veillées de sa jeunesse s'illuminent des histoires et « menteries» sur la vie libre et aventureuse de celui qui part. Très tôt, dans sa vie, le jeune rural entend exprimer par les anciens, avec la même foi sinon la même intensité, l'attachement à la terre et l'attirance du départ ;
on lui offre deux modes de vie institutionnalisés dans la culture et non vus comme antagonistes, qu'on accorde souvent selon les saisons : l'hiver le chantier et l'été la ferme. C'était faire la part à deux tendances fondamentales qui avaient divisé autrefois les peuples en nomades et sédentaires et que l'homme québécois pouvait satisfaire de façon saisonnière.

Il est « monté » au Nord un type d'homme qui avait choisi plutôt le départ que la domestication des manufactures américaines ou celles des terres plus sûres... Nous n'affirmons pas que tous ceux qui ont suivi les appels des curés Labelle, Hébert et Brassard obéissaient davantage à leur goût de la vie sauvage qu'à leur désir d'installation agricole ; néanmoins nous pensons que beaucoup participaient à l'esprit nomade, et nous en avons le témoignage. Le Nord permettait d'échapper à la culture laurentienne et peu s'empressèrent de la recréer au-delà des Laurentides. Nous pourrions en dire autant des Appalaches québécoises, autre foyer antilaurentien (contraire à l'esprit sédentaire) où beaucoup sont demeurés colons. Le vocabulaire technocratique actuel les étiquette comme cultivateurs marginaux. Mais le colon n'est pas un agriculteur. C'est l'homme des bois qui tire subsistance de l'environnement de façon hétéroclite et qui agrémente son ordinaire par l'assistance gouvernementale aliénante. L'État, qu'il soit inca, monarchique occidental, libéral ou soviétique, laisse pas place au refus domestique. Le Père Alexis saisit bien ce phénomène, même s'il ne l'explique pas lorsqu'il le constate dans la région outaouaise.

« L'état de pionnier chez certains hommes est une vocation. On les voit aller toujours de l'avant, enfants perdus de la civilisation. On dirait que le succès et le bien-être les laissent indifférents. Après dix années d'un travail acharné, ils vendent pour quelques centaines de piastres leur terre à un fermier plus aisé, et tout heureux de leur marché, ils s'enfoncent de nouveau dans la forêt pour recommencer leur rude existence. Telle est la vie du colon. Aucun Européen n'y peut tenir. Il fera, s'il est sage, comme notre riche fermier, et au lieu de s'établir sur une terre neuve, il achètera à bon marché un lot déjà ouvert et bâti ».