Chapitre 6

Influences exogènes

Il existe une logique interne dans l'évolution d'une représentation qu'on peut retrouver par le changement de la situation, par l'urgence du défi et par le jeu renouvelé des forces en présences ; des influences venues de l'extérieur peuvent aussi prendre place dans l'explication. Pour ce qui est du mythe du Nord et de ses composantes les plus explicites : Terre promise et Mission providentielle, nous prétendons qu'un essayiste français, en formalisant le premier, avec une intense démonstration, la thématique nordique, assigna au Nord ce qui n'était qu'entrevu confusément par la plupart des idéologues. Nous entendons démontrer que la parution de son œuvre marque une étape très importante, non seulement dans l'histoire des idées au Québec et dans le mouvement de la colonisation, mais aussi dans l'histoire globale du pays ; en effet, pour la première fois, était rejetée la notion du Désert inhabitable, et surtout étaient énergiquement exprimés les justifications, les objectifs et les stratégies d'une conquête du Nord, considéré jusque-là comme territoire tabou. Rameau a été la tête pendante et l'initiateur, Labelle l'animateur principal, et une foule d'autres, par leur plume, les chantres de ce mouvements nordique. Tous doivent être considérés comme les constructeurs de mythe.

En 1859, paraît à Paris, un livre dont le retentissement au Bas-Canada bouleversera tellement la vie intellectuelle qu'on s'étonne que l'historiographie l'ait si peu retenu. Cette œuvre a pour but, avant tout, de faire connaître les anciennes possessions françaises en Amérique, et diriger l'émigration des Français vers des territoires de culture française et la détourner des terres neuves de l 'Amérique latine (Chili, Argentine, entre autres) qui attiraient fortement les migrants. La France aux colonies, porte un sous-titre explicite : Études sur le développement de la race française hors de l'Europe. Une phrase tirée de l'introduction précise le but avoué de l'auteur : « C'est donc s'occuper de l'avenir même qui peut être réservé à la race française, que d'appeler l'intérêt et les réflexions sur la question des colonies, sur le fait essentiel de notre expansion national » (p. 111). Ainsi, du moins, quand bien même les nationaux français ne se dirigeraient pas en masse vers les terres de l'Amérique septentrionale, des représentants de cette « race » y sont déjà implantés et peuvent accroître leur nombre et leur puissance. L'expansion française, un instant immobilisée par les échecs militaires (Conquête du Canada en 1760, perte de l'Inde) et les erreurs politiques (vente de la Louisiane par Napoléon), peut se poursuivre même à l'intérieur des pays étrangers. Edme Rameau de Saint-Père s'était tout d'abord intéressé à l'Algérie, nouvelle colonie française proche de ses côtes méditerranéennes et porte d'une expansion possible vers l'Afrique. Les gouvernements français s'éveillent davantage à l'idée coloniale et entament une course impérialiste avec l'Angleterre qui tendra à équilibrer les forces territoriales. L'Afrique sera partagée, l'Indochine sera conquise, la Chine « protégée », etc. L'impérialisme français retrouve ses beaux jours du XVIIe siècle. Rameau devient propriétaire terrien en Algérie et, donnant l'exemple, s'installe dans cette Nouvelle-France. Ayant entendu parler du Canada et des efforts d'une poignée d'anciens Français à demeurer fidèles à l'héritage de la France, il en profite pour écrire un long témoignage contemporain et historique sur la survivance d'un peuple, rappelant par la même occasion à la France, la grande puissance coloniale qu'elle avait été, à l'époque même où les avis se partageaient sur le bien-fondé d'une politique impérialiste. Rameau, élève et disciple de Le Play, passionné d'apostolat social, va mettre sa plume au service de l'Amérique française. Il écrira aussi sur l'Acadie, Une colonie féodale (1881), qui demeure un classique sur la population acadienne au XIXe siècle. Il correspond avec l'élite intellectuelle du temps, inquiète de l'avenir du groupe canadien-français : François-Xavier Garneau l'historien, Ulric-Joseph Tessier futur ministre et juge de la Cour suprême, Étienne Parent, Joseph-Charles Taché. Il lit les ouvrages parus sur le Canada, consulte les archiviste, sans mettre les pieds au pays, présente un tableau historique du pays ; mais il offre surtout, dans ses deux derniers chapitres, une stratégie géopolitique exposée avec précision, et sur laquelle il revient avec vigueur et dans les termes qui pouvaient tout à la fois enthousiasmer et rassurer notre élite. Grand succès au Bas-Canada ; Papineau écrit : « ...sous tous rapports un des meilleurs, un des meilleurs, un des mieux remplis de faits intéressants...des plus propres à faire chérir les vertus, à faire respecter l'énergie de nos pères . L'auteur vient au Canada, six mois après la parution de son livre, et élargit le cercle de ses relations, présents et futurs définisseurs de situations les plus écoutés de la première génération d'après 1837-38. En plus de ceux nommés plus haut : les abbés Ferland et Casgrain, A.-N. Morin, Denis-Benjamin Viger, Pierre J.-O. Chauveau, Papineau, Siméon Lesage, etc. Il donne des conférences avec beaucoup de succès, aux Instituts canadiens de Québec et de Montréal, où il rappelle son programme pour la survivance des Canadiens français. Le plus grand danger : l'émigration vers les État-Unis ; pour l'éviter : demeurer au Canada en se dirigeant vers l'Ouest mais en se gardant solidement ancré dans le Nord.

Rameau connaissait bien l'histoire de la Nouvelle-France et, avec l'historien Garneau, il ne pouvait pas ne pas être frappé par la fragilité « existentielle » de ce « petit peuple » (Garneau), îlot catholique et francophone, dans un océan protestant et anglophone, en butte même aux Irlandais anglophones, pourtant catholiques, mais qui rivalisaient avec le clergé canadien-français pour s'assurer le monopole de la direction religieuse catholique. Rameau revient maintes fois sur le problème de l'animosité du clergé irlandais aux État-Unis (dans sa correspondance avec le curé Labelle, entre autres) ; il y voit un élément de plus pour un repli vers le Canada.

Il nous faut maintenant montrer l'apport de ce Français qui fut assurément l'étranger qui a le mieux saisi la problématique du Canada français de cette époque. Nous pourrions le comparer à cet autre Français, Crêvecoeur, aux États-Unis qui transcrivit, dans ses Lettres d'un cultivateur américain, les valeurs agrariennes et l'esprit de l Frontière de la nouvelle république à la fin du XVIIIe siècle . Rameau, sans avoir mis le pieds au pays, aidé de ses recherches et de ses correspondants, sut, avec une rare force de compréhension, saisir les besoins et aspirations de cette collectivité. Le premier, il imagina les éléments d'une stratégie géopolitique de conquête du Nord, en reprenant les thèmes mythiques de l'idéologie mais en les régionalisant, élevant donc, en même temps, un territoire au niveau mythique.

L'impérialisme de cet intellectuel rêvant d'un domaine colonial aussi vaste pour la France que celui qu'elle avait dissipé au XVIIIe siècle, rejoignait l'expansionnisme (ou l'impérialisme) des idéologues canadiens-français qui refusaient les frontières étroites du Bas-Canada. De plus, Rameau, catholique libéral, à la conception très idéaliste de l'histoire, et croyant en l'intervention divine dans le cours de l'histoire, reprenait le mythe originel de la Mission providentielle, celui autour duquel le clergé construisait l'idéologie (on pourrait employer ici idéologie dans le sens d'évaluation-cognition).

Nous citerons de large extraits de ce livre que l'élite « nordiste » vénérait à l'époque. Nous déborderons le thème de l a Terre promise, montrant comment Rameau fait dériver le mythe originel vers une direction géographique privilégiée. Ainsi les mythes de la Mission providentielle et de la Terre promise sont suffisamment explicites avec toute l'ampleur qui inspira les constructeurs de la nouvelle idéologie dans la seconde moitié de XIXe siècles. La première citation peut être considérée d'abord comme « mythoclaste » en balayant le mythe du Désert et plaçant les Pays d'en Haut, territoire traditionnel du coureur de Rameau à retenir parce qu'il fait fi de toute représentation collective entrée dans la culture. Cette citation est également « mythoplaste » car elle forme, des Pays d'en Haut, une nouvelle image et lui donne une nouvelle vocation : ils deviennent le territoire vrai de la Mission providentielle des Canadiens français. Rameau confondra l'appellation Pays d'en Haut et Nord canadien et québécois dans la même notion de Nord. Labelle poursuivra et d'autres.

« Au premier abord, les vastes régions désertes qui s'étendent au nord du Saint-Laurent, dans le haut bassin de l'Ottawa, et qui se prolongent au nord des grands lacs pour atteindre les immenses territoires du nord-ouest, semblent être des pays infertiles et glacés, qui se refusent à toute exploitation profitable. Il n'en est rien cependant : la limite où peut s'arrêter le travail utile de l'homme est encore bien reculée vers le nord. Deux races européennes seulement ont paru aptes jusqu'ici à cette colonisation : les Écossais et les Canadiens ; mais les premiers, que rien n'attire particulièrement dans ces contrées, au sud...Ces immenses espaces semblent donc être destinés à l'expansion des Canadiens français, et c'est le théâtre que la Providence paraît avoir réservé à leur action. Là pourront tranquillement s'étendre leurs enfants sans que de longtemps encore aucun émigrant étranger vienne se mêler à eux ; et jusqu'aux limites de la culture possible, ils pourront se développer en paix, avec leur langue, leur caractère propre et toutes leurs habitudes. Partant du Saint-Laurent comme d'une artère centrale, la race canadienne se répand donc au-delà des Laurentides, dans ses contrées froides et encore désertes qui seront probablement son domaine exclusif ».

Les citations qui suivent, précisent la signification du Nord. Il est un territoire consacré que la Providence a inscrit dans le destin collectif des habitants du Canada français du Sud trop exposé géographiquement ; les Canadien ont en effet reçu un « don spécial » (Rameau), c'est-à-dire « la revanche des berceaux » prêchée par un clergé vigilant à encourager la fécondité triomphante du « petit nombre ».

« C'est pourquoi nous pensons qu'il serait d'une grande importance pour les Canadiens de se prémunir contre ce péril [l'émigration aux État-Unis], en établissant dès maintenant, par des sacrifices intelligents, un courant d'émigration vers quelque point déterminé qui pût fournir plus tard à leurs enfants une partie nouvelle ».

« Le Saint-Laurent appartient incontestablement aux Canadiens, les territoires vastes mais un peu sévères qui s'étendent au nord, ne leur seront non plus disputés par personne ; eux seuls peuvent coloniser ces contrées montagneuses, rudes et seuls peuvent coloniser ces contrées montagneuses, rudes et froides... » ( L'Ouest aussi peut être colonisé, à condition d'y arriver les premiers et « il est nécessaire de bien choisir une direction pour concentrer ses efforts »).

Le Nord-Ouest fait partie de la tradition des coureurs de bois et des voyageurs : « Ils ont donc sur tout les autres émigrants vers ces contrées d'immenses avantageuses ».

« Le terme des privilèges de la compagnie d'Hudson va nécessairement placer ce territoire[Le pays d'Assiniboia] dans de nouvelles conditions, et ils pourraient dès aujourd'hui songer à y préparer le but de leurs émigrations ultérieurs. Qui pourrait dire d'ailleurs que la population canadienne, après avoir remonté l'Ottawa, se poussant de proche en proche, ne gagnera pas par la rivière Française, le haut des lacs, pour arriver un jour à se rattacher ainsi par une chaîne de colonies à celle que l'émigration aurait déjà solidement établie au nord-ouest ? La race franco-canadienne se trouverait alors avoir pour domaine tout le nord de l'Amérique, ainsi que sa situation et ses aptitudes peuvent très bien lui permettre d'y prétendre ».

Et Rameau, après cette exposition de plusieurs pages, dans son chapitre « De l'avenir des Canadiens, du développement matériel de leur population », poursuit sur des problématiques qui se rejoignent, celle du « petit peuple » et de l'expansionnisme. Cette contradiction, dangereuse selon l'élite, se résorbera par la canalisation de l'expansion spontanée et de l'expansion forcée vers une région protégée, vers une Terre promise. Se construira ainsi, autour du Nord, une mythologie inscrite dans une idéologie de survivance, réaction à un défi et à des conditions objectives, qui proposera des objectifs et les moyens de les atteindre. Le mythe de la Mission est au cœur de l'idéologie dominante : le mythe général du Nord visera à l'orientation de l'expansion, pour la survie du groupe et perpétuation de son homogénéité. La signification fondamentale de ce mythe réside dans une volonté de canaliser un mouvement séculaire anarchique, stratégie adaptative dans une période perçue comme cruciale pour la collectivité.

« Cette question de la conservation et de l'extension de tous leurs éléments nationaux est d'une haute importance pour les Canadiens, plus grave encore que celle de la possession du gouvernement et de la direction des affaires ».

« Rien ne peut donc empêcher les Franco-Canadiens de mettre à profit l'accroissement si notable de leur population pour l'expansion de leur race. L'émigration qui tôt ou tard sera la conséquence nécessaire de cette rapide multiplication doit être non pas étouffée, mais réglée par eux en un cours méthodique nationalité... C'est ainsi que, soulevées par l'essor de l population, soutenues par la croyance, ces humbles tribus canadiennes occuperont les déserts, et comme les nombreuses familles bénies du ciel pourront couronner la faiblesse de leur origine par la grandeur de leur fortune dernière .

L'angoisse de Garneau et de l'élite intellectuelle pouvait s'estomper. Le petit nombre, le danger de l'assimilation, l'immigration anglo-saxonne envahissante, le capital étranger, les terres surpeuplées, les terres déjà occupées par l'Anglais et tous les problèmes de la collectivité se résolvaient par la solution proposée. Elle était clairement, en même temps que lyriquement exposée par Rameau qui appuyait ses dires non seulement sur la présence d'un immense territoire vierge, mais aussi sur les « aptitudes » et la mission des Canadiens français en Amérique. Nous reviendrons sur cette mission plus loin.

Un trait culturel doit beaucoup sinon toute sa spécifié à l'emprunt. Il peut en être du mythe comme les études structuralistes le montrent, les hommes possédant une même structure fondamentale de pensée qui leur fait répéter les mêmes structures à défaut des mêmes formes dans leurs créations intellectuelles. Le mythe du Nord, nous l'avons vu, semble avoir été formalisé en grande partie par Rameau de Saint-Père. L'influence de cet essayiste peut être mesurée indirectement par les emprunts de rhétorique. Nous pourrions citer maints exemples où l'œuvre de Rameau paraît démarquée par ses emprunteurs reprenant presque mot pour mot les notions de l'auteur. L'abbé Proulx que nous avons déjà cité, s'inspirait assurément du discours de Rameau lorsqu'il écrivait certaines pages. Sans l'exemple suivant, il est vrai qu'il rappelle le souvenir d'un « conférencier prophétique », sans doute l'auteur de La France aux colonies.