Conclusion (suite)

La contradiction

Cet auteur justifie un état de fait en constatant que nombre de nationaux travaillent à la saison d'hiver comme bûcherons, ou bien il ne constate pas la prolétarisation d'un monde que lui-même souhaitait avant tout agricole. La Terre promise, très tôt aux mains des compagnies (CIP, McLaren) dont le siège social n'était même pas en territoire québécois, est devenue région aux forêts contrôlées par l'étranger qui exportait pour sa transformation le produit brut en Ontario . Le colon colonisé défrichait la terre qu'on lui abandonnait. Que de nombreux défricheurs n'aient pas eu la motivation agricole et la sédentarité comme aspiration change peu le phénomène. La coupe de bois est un succédané de nomadisme, un échappatoire plus qu'un genre de vie désiré. Et ce ne furent même pas des Canadiens français qui vinrent exploiter la forêt. Force fut faite aux Élus de partager leur Terre promise avec l'étranger dispensateur d'emplois salariés. La dépendance s'était infiltrée dans une région qui devait assurer « l'asile inexpugnable de la nationalité ». Labelle et d'autres avaient voulu que le capital fût au moins français ou belge, ou mieux, canadien-francais, mais l'expansion des compagnies anglo-saxonnes, déjà rompues à la pénétration du Nord par les vallées de l'Outaouais et de la Gatineau, ne put être enrayée. Des milliers de Québécois entrèrent au service de l'Anglais et si une fraction de l'élite s'en félicita parce qu'au moins les nationaux échappaient à l'influence néfaste des villes, d'autres s'inquiétèrent de voir se prolétariser un peuple qu'on avait voulu protéger de l'assimilation en l'installant et l'isolant dans des régions neuves. De la prolétarisation urbaine on passait à la prolétarisation rurale...

La représentation d'une région neuve provenait surtout d'une représentation négative de la ville. C'est une constante de la pensée québécoise tant dans l'idéologie que dans l'œuvre littéraire que l'opposition campagne-ville traduite en opposition manichéenne de bien et de mal. Cette pensée se traduit aussi en termes de survivance, entre tradition/conservation et progrès/assimilation, donc double opposition éthique et sociale.

« Si au lieu de se tasser dans les villes où cet encombrement cause des crises si sérieuses et où la fabrication exagérée inonde les marchés, les gens se lançaient dans la forêt pour y tailler des héritages à leurs enfants, combien l'agriculture en profiterait et combien s'augmenterait le bonheur du peuple... En effet, c'est travailler à la moralité du peuple que de l'éloigner des grands centres où il s'étiole, pour le fixer sur des terres où il conserve les traditions de sa race » .

Des constructeurs du mythe inscrivent leur œuvre idéologique dans le Nord comme soupape de sûreté, tout le moins comme déversoir. Les malaises sociaux s'amplifiaient en cette fin de siècle ; avec l'industrialisation et l'exploitation quelquefois forcenée d'une main-d'œuvre pourtant docile fraîchement arrivée en ville, des grèves sauvages avaient inquiété le patronat et les notables bourgeois. Le clergé, qui pourtant ne reniait pas le développement industriel, ne put trouver une adaptation de la paroisse rurale à la ville, c'est-à-dire un encadrement adéquat du nouvel arrivant laissé dans l'anonymat et l'individualisme générateurs de maux personnels et sociaux. Des prêtres encouragèrent la colonisation agricole comme politique économique malthusienne.

« Aujourd'hui on s'aperçoit que le moyen le plus sûr de mettre un peuple à l'abri des crises financières, c'est de coloniser et de faire des familles de cultivateurs... Les avantages offerts aux colons auraient pour effet de faire revenir des centres manufacturiers et des villes, où ils sont agglomérés, les travailleurs qui ont déserté la vie des champs...

Quand le nombre des ouvriers sera diminué dans les villes et réduit à des proportions convenables, ils trouveront plus facilement un salaire suffisant, et les grèves auront moins de raisons d'être qu'aujourd'hui. C'est donc une politique extrêmement sage pour un gouvernement que de porter le plus haut intérêt à l'agriculture et à la colonisation. La question ouvrière, au moins dans ce pays, trouverait là une solution qu'il sera difficile de rencontrer ailleurs » .

Le député conservateur du comté de Terrebonne, G.A. Nantel, embrasse la même profession de foi en un Nord-soupape, persuadé que l'essor industriel a atteint son maximum et qu'il doit tendre à un équilibre. L'expansion canadienne-francaise ne se conçoit pas par la croissance démographique à l'intérieur des villes. S'y mêlent chez Nantel autant les valeurs morales individuelles que les valeurs sociales si tant est qu'on peut les séparer, les unes appuyant les autres.

« C'est donc aujourd'hui une œuvre nationale que protège notre dévoué clergé, l'épiscopat en tête ; c'est donc un mouvement général vers la forêt, qui devra soulager nos villes d'un surplus embarrassant et même nuisible de population ouvrière ; c'est donc une preuve nouvelle de notre vitalité, de notre force d'expansion... ».

· Même rappel à l'équilibre sinon à l'Harmonie de Montigny, qui reprend une thématique de Labelle, tout aussi méfiant à l'égard de la ville. Sans vouloir prendre parti ni juger, il est certain que des observateurs un peu attentifs et soucieux du bien-être de la collectivité ne pouvaient pas ne pas voir quel habitat accueillait les migrants ruraux en ville, et quelle forme de travail remplaçait le travail de la terre. Selon un auteur dont nous ne nions pas le talent d'écrivain, la colonisation prêchée par les prêtres-colonisateurs tel que Labelle, aurait été une « forme d'exploitation de l'homme par l'homme » 19. Cette opinion ne se vérifie pas dans les faits. L'ouverture du Nord, visait entre autres à retenir au pays ceux qui étaient attirés par les emplois des manufactures de la Nouvelle-Angleterre, là où effectivement l'entreprise capitaliste exploitait et aliénait le « cheap labor » canadien-francais. Quand Labelle parle du développement du Nord, il l'entrevoit aussi bien industriellement qu'agricolement; on peut le décrire autant comme un propagandiste du capitalisme industriel que d'une agriculture de subsistance. Mais l'aliénation de l'homme n'est certes pas dans le défrichement et les essais agricoles plus ou moins féconds ; elle se fonde dans la prolétarisation de ces défricheurs par les compagnies forestières et les compagnies minières. Une des conséquences objectives de la colonisation nordique a été de pourvoir en main-d'œuvre bon marché le capitaliste étranger. L'expansion territoriale par la colonisation assure l'expansion du capitalisme dans les régions périphériques. Si le prélat penche par sentiment du coté du défricheur, maître de son temps et n'ayant pour régulateur que la nature, et incarnant les valeurs antinomiques réconciliées de l'aventure et de la terre, il sut préparer une infrastructure économique tant pour faire entrer le Canada français dans l'industrialisation que pour assurer un débouché aux produits de l'agriculture.

Arrivé au terme de cette étude et reprenant une de nos propositions sur le mythe du Nord bâti pas l'élite, nous nous posons la question : le mythe, élitiste à l 'origine, est-il entré dans la conscience populaire ? Est-il devenu mythe populaire comme l'Ouest américain, par exemple ? Notre analyse s'étant tenue aux écrits des notables du pouvoir et des lettres, nous ne pouvons pas répondre d'après ces documents, mais des indices recueillis à diverses sources nous aident à émettre quelques idées.

Il ne s'est pas développé, au Québec, un folklore du Nord équivalent à celui que l'Ouest a fait naître aux États-Unis. Demeurent quelques chansons reliées au travail forestier comme « Les draveurs de la Gatineau », Le folklore a peu conservé ce qui n'est pas entré dans la culture populaire. C'est que le Nord n'était pas une direction privilégiée pour les partants ; le Sud et l'Ouest pour parler géographiquement attiraient tout autant, comme nous l'avons rapporté, des centaines de milliers de Québécois sont devenus employés en Nouvelle-Angleterre, bûcherons autour des Grands lacs, chercheurs d'or et de fourrures dans les deux Ouest canadien et américain. Le Nord avait toujours été le Nord-Ouest, c'est-à-dire en fait l'Ouest. Mais le mouvement nordique existe par une volonté élitiste de canaliser une partance devenue problème social mettant en cause la survivance de la collectivité et le pouvoir du clergé et de la petite bourgeoisie. Le choix du nord n'en est pas un. Il ne demeurait que cette orientation vue sans limites et intouchée ; ce qui n'était qu'en partie vrai car l'entrepreneur anglo-saxon capitaliste avait précédé le pionnier : dans les années 1810, Wright dans l'Outaouais et Price, dans les années 1840, au Saguenay.

Le mythe au XIXe siècle n'est pas entré dans la conscience populaire, mais le XXe siècle lui a donné plus de force avec l'occupation de l'Abitibi et les percées missionnaires et étatiques au Nouveau-Québec. Le grand succès de l'émission « Les belles histoires des Pays d'en Haut » d'abord radiophonique puis télévisée serait peut-être l'indice que le nord captive le public populaire. Émission tirée du roman Un homme et son pêché, cette œuvre, qui se déroulait à la fin du siècle dernier dans la région de Sainte-Adèle, montrait à coté d'un cultivateur avare enrichi surtout par l'usure et l'épargne forcenée, des types de colons assez peu enclins à la réussite agricole. Les auditeurs et téléspectateurs pouvaient également voir le curé Labelle et Arthur Buies parler de leurs projets nordiques dans leur vie quotidienne. Également, des indices tirés de la production artistique depuis les années 1960, montrent ce mythe entré dans l'épaisseur culturelle du Québec (voir les chanson de Gilles Vigneault).

De toute façon, il y aurait une étude à faire qui démontrerait assez facilement la pérennité du mythe. Les propagandistes de la colonisation en Abitibi (parmi d'autres, l'abbé Ivanhoé Caron) reprennent les mêmes thèmes mythiques dans leur perception et description de la nouvelle région à ouvrir. Les gouvernants s'associent officiellement au mouvement et le prennent en main. Leurs discours s'inspirent de la même thématique. L'État, lors de la décision de faire entrer la Côte-Nord dans le modernisme avec l'ouverture de la mine de Scherfferville et la construction des barrages de la Manicouagan, inscrit son choix dans le mythe de développement.. La régionalisastion nordique de ce mythe progressiste lui fait retrouver la thématique labellienne, peut-être plus discrètement mais de façon tout aussi intense. Le défi de la Manicoiagna enthousiasme les Québécois,par la coïcidence que sait faire le gouvernement libéral du début des années 1960 des idéaux nationaliste, progressiste et du développement. Le projet hydro-électrique de la baie de James des années 1970 engendre une rhétorique elle aussi inscrite dans le même mythe mais elle aussi tout inspirée du mythe du Nord.

Le mythe agit comme modérateur des angoisses collectives. L'élite d'abord et maintenant l'État s'en servent comme d'un ferment capable de maintenir l'espérance. Aux heures de crise politique ou économique, les projets de l'État, des entreprises capitalistes et des notables ont besoin d'être présentés avec la thématique mythique, qui leur donne la part de transcendance et d'affect que la collectivité attend des réalisations même les plus matérielles.

Et puis surtout, dire le mythe, c'est faire écran à la contradiction. Cette parole ne porte pas la contradiction en elle. Elle la nie. Elle a fonction d'espérance. Elle répète aussi la foi en l'harmonie retrouvée. Les sociétés humaines ont besoin du mythe. L'époque actuelle le recherche aussi avidement que les autres époques. Sera-t-il construit ou spontané ? Venu des notables ou du peuple ? Notre société doit l'inventer pour nourrir sa recherche d'horizons signifiants et d'un futur de promesse.