À l'ombre d'un
plant de framboises
vivait un pied de bleuets
Pied de bleuets
avait vu d'un mauvais œil la venue du grand coton de framboisier qui
poussait frénétiquement à ses cotés.
Plant de Framboises trouvait son voisin bien étrange.
- Ah ! un échevelé. A-t-on déjà
vu une si grosse tête se dandiner ainsi sur un seul
pied ?
À la fin de l'été,
pourtant, Plant de Framboises avait développé un petit faible
pour le bleu, et, secrètement, Pied de Bleuets virait au rouge.
L'un et l'autre se gardaient bien de le laisser paraître. Côte
à côte, ils partagèrent des moments de grande réjouissance
et endurèrent, résignés, les pires calamités
: des tempêtes de neige à n'en plus finir, des bourrasques
de vent dévastatrices, des orages de grêle impitoyables, des
feux de forêt qui rasèrent tour à tour la bleuetière1
et le bosquet de framboisiers.
Maintes fois, Pied de Bleuets et Plant de Framboises,
désespérés, s'étaient jetés un triste
regard d'adieu, croyant leur dernier instant arrivé.
¤¤¤
Par une de ces rares nuits trop claires de lune et
trop douces pour dormir, Pied de Bleuet, plus audacieux, se déclara
enfin.
- Vous savez, chère compagne, je ne pourrais
pas vivre ailleurs qu'ici.
Cramoisie, mademoiselle Plant de Framboises répondit,
le souffle court :
- Pour moi aussi, le bonheur est ici.
Nos deux amis ignoraient que cette amitié
allait bouleverser l'ordre des choses. Par un beau printemps, un petit
bleuet rond, encore tout vert mais particulièrement précoce
pour la saison, se mit à courtiser une framboise jaune pâle
à peine ouverte.
- Il faut tout de suite faire cesser cette aventure
avant qu'elle n'aille trop loin, chuchotaient certaines talles.
- Mais non ! Mais non ! répliquaient les progressistes,
ils ont droit de vivre en paix !
- C'est une amourette de passage, déclarèrent
les prudentes. Croyez-nous, ça ne durera pas. Vous vous affolez
pour rien.
¤¤¤
Pendant que les aînés discouraient,
les fruits mûrissaient. Le bleuet, dodu et juteux, bleuissait, et
la framboise veloutée, gorgé de sucre, rougissait. Lorsque
les feuilles frémissantes se tournaient nonchalamment vers le ciel
pour se faire caresser le dos par le soleil, tous pouvaient voir les amoureux
enlacés, étalant leur amour à tout vent.
Les framboisiers, secoués par l'affaire, s'agitèrent
de plus belle.
- C'est de la provocation !
- Un bleuet et une framboise ! Ce n'est pas croyable
!
- Séparez-les au plus vite, sinon...
- Mais quelle sorte de parents ont donc ces enfants
?
- Que c'est romantique ! soupiraient le rameaux.
- Vous parlez à travers vos feuilles, leur
répliquait-on sur un ton sec pour leur clouer le bec.
¤¤¤
La pie jacasseuse, qui passait par là, avait
entendu des bouts de phrases, quelques mots...
Elle s'empressa de rapporter l'histoire, à
sa façon, aux feuilles du gros bouleau blanc, en leur faisant jurer,
bien sûr, de ne rien répéter. Mais vent bavard, qui
furetait dans le coin, fut témoin de la confidence. Il colporta
l'histoire du bouleau de la plaine à l'épinette du marais,
de l'épinette au pin des collines, du pin à l'érable
de la haute montagne et de là, l'écho s'en mêla...
Le vieux castor de l'étang avait ouï
dire que, quelque part au bout du champ, une sauterelle bleue et un gros
taon jaune qui s'aimaient d'amour tendre s'étaient juré fidélité,
et de ne jamais se séparer, quoi qu'il arrive, à la vie à
la mort, et bla ! bla !
bla ! et bla ! bla ! bla ! Les gens d'eau n'en croyaient pas leurs ouïes.
1. Canadianisme. Terrain
où poussent des bleuets.
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