Légendes et traditions autochtones

À l'ombre d'un plant de framboises
vivait un pied de bleuets




Pied de bleuets avait vu d'un mauvais œil la venue du grand coton de framboisier qui poussait frénétiquement à ses cotés.

Plant de Framboises trouvait son voisin bien étrange.

- Ah ! un échevelé. A-t-on déjà vu une si grosse tête se dandiner ainsi sur un seul
pied ?

À la fin de l'été, pourtant, Plant de Framboises avait développé un petit faible pour le bleu, et, secrètement, Pied de Bleuets virait au rouge. L'un et l'autre se gardaient bien de le laisser paraître. Côte à côte, ils partagèrent des moments de grande réjouissance et endurèrent, résignés, les pires calamités : des tempêtes de neige à n'en plus finir, des bourrasques de vent dévastatrices, des orages de grêle impitoyables, des feux de forêt qui rasèrent tour à tour la bleuetière1 et le bosquet de framboisiers.

Maintes fois, Pied de Bleuets et Plant de Framboises, désespérés, s'étaient jetés un triste regard d'adieu, croyant leur dernier instant arrivé.

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Par une de ces rares nuits trop claires de lune et trop douces pour dormir, Pied de Bleuet, plus audacieux, se déclara enfin.

- Vous savez, chère compagne, je ne pourrais pas vivre ailleurs qu'ici.

Cramoisie, mademoiselle Plant de Framboises répondit, le souffle court :

- Pour moi aussi, le bonheur est ici.

Nos deux amis ignoraient que cette amitié allait bouleverser l'ordre des choses. Par un beau printemps, un petit bleuet rond, encore tout vert mais particulièrement précoce pour la saison, se mit à courtiser une framboise jaune pâle à peine ouverte.

- Il faut tout de suite faire cesser cette aventure avant qu'elle n'aille trop loin, chuchotaient certaines talles.

- Mais non ! Mais non ! répliquaient les progressistes, ils ont droit de vivre en paix !

- C'est une amourette de passage, déclarèrent les prudentes. Croyez-nous, ça ne durera pas. Vous vous affolez pour rien.

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Pendant que les aînés discouraient, les fruits mûrissaient. Le bleuet, dodu et juteux, bleuissait, et la framboise veloutée, gorgé de sucre, rougissait. Lorsque les feuilles frémissantes se tournaient nonchalamment vers le ciel pour se faire caresser le dos par le soleil, tous pouvaient voir les amoureux enlacés, étalant leur amour à tout vent.

Les framboisiers, secoués par l'affaire, s'agitèrent de plus belle.

- C'est de la provocation !

- Un bleuet et une framboise ! Ce n'est pas croyable !

- Séparez-les au plus vite, sinon...

- Mais quelle sorte de parents ont donc ces enfants ?

- Que c'est romantique ! soupiraient le rameaux.

- Vous parlez à travers vos feuilles, leur répliquait-on sur un ton sec pour leur clouer le bec.

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La pie jacasseuse, qui passait par là, avait entendu des bouts de phrases, quelques mots...

Elle s'empressa de rapporter l'histoire, à sa façon, aux feuilles du gros bouleau blanc, en leur faisant jurer, bien sûr, de ne rien répéter. Mais vent bavard, qui furetait dans le coin, fut témoin de la confidence. Il colporta l'histoire du bouleau de la plaine à l'épinette du marais, de l'épinette au pin des collines, du pin à l'érable de la haute montagne et de là, l'écho s'en mêla...

Le vieux castor de l'étang avait ouï dire que, quelque part au bout du champ, une sauterelle bleue et un gros taon jaune qui s'aimaient d'amour tendre s'étaient juré fidélité, et de ne jamais se séparer, quoi qu'il arrive, à la vie à la mort, et bla ! bla !
bla ! et bla ! bla ! bla ! Les gens d'eau n'en croyaient pas leurs ouïes.


1. Canadianisme. Terrain où poussent des bleuets.