Légendes et traditions autochtones

Qumak, le sculpteur inuit
qui taille l'histoire




QUMAK s'installe au soleil près de son long canot. Assis sur une toile blanche, il sculpte minutieusement une grosse pierre grise coincée entre ses cuisses. Il travaille d'abord à petits coups de hachette. Il dégrossit, libère des formes. Les éclats volent ! Puis, tour à tour, il râpe, lime, arrondit, adoucit, ajoure, polit. À l'aide d'un couteau de poche, l'artiste sculpte les reliefs les plus délicats.


Qumak est un fameux sculpteur, un fin conteur, un chasseur remarquable. Lorsqu'il sculpte sur le pas de sa porte ou sur la plage, les Inuit de tous âges, s'assoient sur des cailloux ou s'accoudent à son embarcation, l'observent en silence. Finalement, un spectateur se décide.

- Qu'est-ce que tu sculptes, Qumak ?

Et voilà le conteur qui s'enflamme, se lance corps et âme dans un récit aux péripéties les plus déroutantes.

¤ ¤ ¤

- Au printemps, dit Qumak, nous chassons netsilik1 le phoque et nanuk2 l'ours polaire. Nous habitons des igloos construits sur une banquise qui s'avance profondément dans l'océan.

- Soyons prudents, conseille tous les matins Davidi, chef de notre clan, La glace peut céder à tout instant... Ce serait la catastrophe !

Mais les animaux sont abondants. Des phoques barbus, bien gras, se prélassent au soleil. Nos familles en profitent. Elles ont un pressant besoin de viandes fraîches pour se nourrir, de peaux neuves pour renouveler la garde-robe d'été, d'huile pour se chauffer, s'éclairer, cuire les aliments. Les chasseurs sont ambitieux. Le retour sur la terre ferme est remis de jour en jour.

La vie de nos ancêtres n'est pas sans danger ni de tout repos. Ils travaillent dur du matin au soir dans des conditions difficiles, souvent au risque de leur vie.

L'histoire que je dégage de ma pierre commence au temps ou cinglent3 les volées d'oies sauvages. Les longs rayons de soleil éclatent sur la neige, nous éblouissent, font miroiter la glace bleue. La banquise creuse, se tache de flaques... Davidi, aux aguets, s'inquiète.

- Ça suffit ! dit-il à la fin d'une fructueuse journée de chasse. Les troupeaux de caribous broutent les grandes plaines, les saumons vont bientôt frayer dans les rivières. Demain, nous déménageons sur la terre ferme. Nous y serons en sécurité. Il y aura à manger !

La nouvelle est bien accueillie. Les oies, le saumon, le caribou (MMMM... un nouveau menu à l'horizon) sont les bienvenus. Même les puissants huskies ont senti le signal. Ils aboient de joie ! Entre chien et loup, un faible vent d'est folâtre autour des igloos, frise la surface de l'eau, rode sur la banquise. C'est un mauvais présage. La brise soulève l'inquiétude des Inuit, donne des frissons dans le dos.

Le vent n'apporte jamais rien de bon ! bougonne Qumak entre deux vigoureux coups de râpe. Il aspire, souffle FFFFFF, soulève la poussière de pierre, examine sa sculpture, la caresse puis reprend son récit en ciselant.

La nature est toute puissante ! À la tombée de la nuit, le vent s'intensifie, prend des forces, s'affermit. Il bourrasse, agite les morceaux de glace qui s'entrechoquent, s'écrasent, prennent la banquise d'assaut. La rafale tourbillonne, tourne tout à coup au noroît ! Le pire est à craindre... La marée charge, gronde; la colère monte, la mer se démonte.

- CRAC ! crie Qumak d'une voix sèche.

Les cœurs, pris par surprise, se crispent.

- Debout ! appelle vivement Mina toujours sur le qui-vive. Debout !

Elle secoue tout le monde, les pousse... L'igloo ébranlé par le terrifiant raz de marée craque. Le plancher glacé vibre, gémit parmi les cris d'angoisse. La voûte s'effondre, les murs se lézardent. Les Inuit, transis, sont au bord du gouffre.

Qumak bondit, gris, couvert de poudre de talc4. Il se cabre, déploie largement ses mains au-dessus de ses épaules. On dirait un pilier de granit soutenant l'arc du ciel. Les Inuit éberlués interrogent l'obscurité. Des vagues gluantes s'écrasent à tour de rôle sur la banquise qui tangue. Elles roulent dans un train d'enfer, pètent, éclatent en coup de tonnerre, éclaboussent, gèlent jusqu'aux os. Ça crève les yeux, fige le sang. Usée, affaiblie, pourrie, la banquise s'est ouverte, béante sous leurs pieds. L'eau noire fume, écume. Davidi glacé retrouve vite ses esprits.

- Putuguk ?

Il procède à l'appel. Son cri sourd, hésitant, se noie, meurt étouffé dans les hauts hurlements du vent et le ressac incessant des vagues et des blocs de glace qui s'entrechoquent. Davidi, les mains en porte-voix, mugit comme une corne de brume.

- PUUUUTUUUUUUGUUUUK ?

- DAAAAAVIIIIIDIII ! OOOOOOHÉÉÉÉÉÉÉ !

- Ne bouge pas, hurle le chef entre deux rafales.

Encouragé, il lance un second signal.

- Luuuuuuucaaasssiiiiiii ?

L'attente est cruelle. Aucun signe de vie. Que les plaintes du vent. Ont-ils été engloutis dans l'eau glaciale de la crevasse ? Davidi lance plusieurs appels de détresse qui restent sans retour. Les femmes replâtrent tant bien que mal leur igloo et s'y réfugient avec les enfants.

Les chasseurs se dressent en sentinelles, impassibles dans la tourmente. Impuissants, ils prient pour que l'aurore chasse les mauvais esprits qui les harcèlent. Les deux vigies s'interpellent à intervalles réguliers pour se rassurer mutuellement. Davidi n'ose plus crier le nom du disparu.

¤ ¤ ¤

À l'aube, les deux silhouettes figées scrutent l'horizon, fouillent les environs. Davidi et Putuguk en sont aux mêmes constations : la banquise s'est disloquée sous la maison de neige de leur jeune frère, entraînant toute la famille dans la fosse. La cache de nourriture, les kayaks, les chiens sont emportés dans la débâcle. Le spectacle désolant les attriste profondément. Des peaux gisent dans l'eau, un traîneau est écrasé contre un igloo. Leur situation est précaire. Les deux familles sont prisonnières d'un radeau de glace assiégé par une mer de blocs menaçants qui tourbillonnent, plongent, culbutent...

- Réorganisons-nous sans tarder, décide Davidi. Et prions pour que le froid revienne et tienne bon, sinon...

Tac ! Tac ! Tac ! Les hommes piétinent, piquent la glace avec leurs harpons, sondent. C'est bon ! Les flaques sont gelées. Les femmes et les jeunes construisent un igloo communautaire à l'aide de matériaux récupérés des ruines. Il leur faut sans tarder se reloger à l'abri du vent mordant. À midi, Mina dépose à haute voix son bilan.

- Un demi-phoque, une épaule de morse, un restant de maktak5, une outre d'huile, trois poignées de thé. Pour l'eau, nous ferons fondre de la neige ou de la vieille glace6.


1. Phoque en Unuktitut.
2. Ours polaire en Unuktitut.
3. Aller vers le nord.
4. Poussière de pierre.
5. Nourriture de peau de baleine.
6. Il n'y a pas de sel dans la vieille glace.