Deux grandes oreilles
dans la lune
Un jeune montagnais décide
un matin d'automne de partir à la chasse. Il prend dans sa tente
son arc et son carquois, dans lequel il place soigneusement une belle flèche
empennée de plumes d'aigle.
- Je m'en vais chasser,
lance-t-il joyeusement aux gens de son village. Je serai de retour avant
le coucher du soleil. Vous verrez, ma gibecière sera remplie de
lièvres bien gras que j'aurai abattus avec cette seule flèche.
Le jeune chasseur, confiant en sa bonne étoile,
part en forêt. Ce qu'il n'a révélé à
personne, c'est qu'au cœur de la nuit, il a rêvé qu'il aurait,
ce jour-là, la surprise de sa vie. Dans un songe, il a vu, à
travers la brume matinale, un énorme lièvre qui sautait dans
un cerceau jaune.
- C'est sûrement un signe de chance, se dit-il,
il me faut chercher à comprendre...
Il enjambe un ravin, escalade une montagne, se fraie un chemin dans la
forêt, marche, marche jusqu'à ce que le soleil soit bien haut
au-dessus de sa tête. Mais il n'aperçoit pas le gibier recherché
!
Il y a bien tout autour des moineaux qui pépient,
des pies qui jacassent, des écureuils qui rouladent à se
fendre l'âme, une perdrix qui froufroute de temps en temps sous ses
pas pour l'impressionner FFFFRRRROOOOOUUUUU ! Mais pas un seul lièvre
à l'horizon.
- Pourtant, songe le chasseur, j'ai bien vu un lièvre
dans mon rêve. Me serais-je trompé ?
Tout à coup, au bout d'un sentier, entre les
roches moussues, à l'ombre d'une falaise sombre, dans un rayon de
soleil, le chasseur aux aguets croit entrevoir deux grandes oreilles...
un bout de queue, puis Pouf ! une touffe de poils brun terre qui s'évanouit
par enchantement...
- Ah ! Ah ! voilà enfin ma chance, se dit
le chasseur progressant à pas de loup, je serai plus rusé
que le renard, plus vif que l'aigle et j'aurai mon lièvre.
Il voit déjà sa gibecière s'appesantir,
se gonfler...
- Il est certainement très gros... motus !
Le rabatteur s'avance, s'arrête, observe, épie,
écarquille bien les yeux, écoute... fait deux pas, un pas,
scrute, tend l'oreille. Il traque le lièvre.
- Là ? peut-être... non ! pourtant...
Il bande son arc.
- Bon... Où est-il passé maintenant
?
Plus rien, silence. Que les CHCHCHCHCHHHH du vent
dans les têtes d'arbres qui s'agitent.
- POUF ! POUF ! CRAC ! CRAC ! SSSS !
- Là, dans les broussailles ? Non !
Le tireur attend le bon moment. Il lui faut agir
avec discernement. Il ne voit pas sa proie, mais la suit à l'oreille,
la pressant.
- Ouais, c'est un malin. Il est preste en diable.
Tiens, tiens, il doit être là derrière le gros pin.
Bon ! Voilà qu'il disparaît... non... non ! Il est toujours
là. Oh ! C'est un vrai magicien. Oh ! Oh ! je lui vois le bout du
nez. Encore un peu, un peu plus...
ZZZZZOOUUUMMM. Le chasseur décoche sa puissante
flèche meurtrière.
Le lièvre agile s'esquive d'un bond. La flèche
le rate de peu, file tout droit comme une étoile filante, percute
un gros caillou, dévie, et dans une nuée d'étincelles
se fixe à la cime d'un grand bouleau.
Humilié, furieux, rouge de colère,
le chasseur lance son arc en l'air, chicane à haute voix, maudit
tout autour de lui, piétine de rage les fines herbes.
La forêt avait rarement entendu un tel flot
d'injures. À ces mots, les castors plongent sous l'eau, les oiseaux
s'enfoncent la tête sous l'aile, les écureuils s'engouffrent
dans leur trou.
S'il veux récupérer sa flèche,
le chasseur n'a plus qu'une chose à faire : grimper dans le grand
bouleau. Il grimpe, grimpe, s'accroche à une branche, puis à
une autre, reprend son souffle...
- Ouf ! Quelle escalade éreintante. Encore
un peu et j'y serai enfin !
Mais il est tellement essoufflé et heureux
d'atteindre le sommet qu'il laisse échapper un long soupir de soulagement.
OOOOOUUUUFFF ! Et par mégarde, il souffle sur sa flèche qui
se soulève, tourbillonne dans l'air comme une plume, virevolte,
monte, pour aller s'accrocher au-dessus de sa tête, encore plus haut
!
Le chasseur, désemparé, est tout surpris
d'avoir soupiré si fort.
Sa flèche, là-haut, moqueuse, se balance
au gré du vent. Elle ne tient que par le bout d'un aileron.
Le jeune chasseur reprend rageusement son ascension
et grimpe, grimpe, monte, se hisse toujours plus haut, en équilibre
sur une branche, puis sur une autre. Cette fois-ci, il prend mille précautions.
Il s'arrête, retrouve son souffle, soupèse ses chances, tend
prudemment la main, frôle l'objet convoité du bout des doigts
mais il ne peut l'atteindre. Alors, il s'étire, essaie à
nouveau, précairement juché... rien à faire, elle
reste inaccessible
- Ah ! si j'étais écureuil ou perdrix...
Mais il n'est qu'un chasseur exaspéré,
que l'idée de revenir bredouille au village pousse à accomplir
des prouesses dangereuses.
- Je t'aurai ou bien j'y laisserai ma peau, crie-t-il
avec hargne à la flèche.
Il décide de souffler dessus tout doucement
pour la faire retomber sans sa main tendue.
- Un tout petit coup. PFFF...
Elle oscille, les branches vibrent.
Encouragé, il recommence, mais un peu plus
fort.
- PFFFFFFF... Elle bouge... les branches s'agitent.
Bon, ça s'en vient. Allons-y de nouveau avec plus d'énergie.
PPPPFF... rien à faire. Malheur, elle semble même s'éloigner.
Alors, le chasseur perd patience, prend une longue
inspiration, gonfle ses poumons d'air, plisse ses yeux et expire de toutes
ses forces.
- PFFFFFFFFUUUUUUUUUOOOOUUU !
Il libère brusquement l'air qui s'échappe
en trombe de sa bouche arrondie, comme une tempête sortie du fin
fond d'une caverne.
Sous l'impulsion, la tête de l'arbre s'étire,
s'élance, pique vers le ciel en crevant les nuages, emportant avec
elle la satanée flèche et le chasseur.
La surprise occasionnée par la poussée
de son expiration manque de faire dégringoler le chasseur éberlué.
Soudain, celui-ci aperçoit des pistes géantes
de lièvre. Intrigué, il se hisse sur les nuages, prend pied
sur un autre monde et suit pas à pas ces étranges traces.
Au bout de la terre, le soleil se couche déjà
et la pleine lune s'apprête à prendre la relève dans
le ciel flamboyant.
- Il fait noir et notre chasseur n'est pas revenu
! Lui serait-il arrivé malheur ? s'inquiètent les habitants
du village.
Il se préparent à partir à sa
recherche lorsqu'un veillard s'écrie :
- Regardez, là-haut dans la lune !
- Oh ! il y a des ombres dans la lune, s'exclament
les villageois. Ça ne s'est jamais
vu ! Que se passe-t-il ?
- Oui ! Oui ! J'aperçois la silhouette d'un
chasseur avec un arc... oui, c'est bien un arc.
- Je vois une longue flèche emplumée,
lance un autre.
- Là-bas, regardez, on dirait des flammes
qui se découpent. Non ! Non ! On dirait plutôt des herbes
ou... mais oui, ce sont des oreilles de lièvre, des oreilles géantes!
Il étaient tous si consternés qu'ils
passèrent la nuit entière à observer la lune.
Depuis ce soir-là, les Amérindiens
affirment qu'ils voient dans la lune, lorsqu'elle est ronde, un jeune chasseur
avec son arc et sa flèche à la poursuite d'un lièvre
dont les longues oreilles se profilent derrière des rochers.
Ont-ils trop d'imagination ? Chose certaine, le jeune
chasseur n'est jamais revenu. Aurait-il eu honte de se montrer la gibecière
vide ? Certain croient l'avoir vu la nuit canotant dans le long reflet
argenté de la lune lorsqu'elle se mire dans les eaux du grand lac.
Mais en vérité, ils ne sauraient le jurer. Qui sait où
se cache la vérité ?
Qui connaît la fin de l'histoire ?
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