Heureux qui comme
la tortue...
La journée a été
particulièrement éreintante. Il a plu sans arrêt sur
la taïga, rendant la marche pénible et dangereuse sur les galets
mouillés et dans la mousse. Nous sommes trempés jusqu'aux
os ! Une toile tendue, un feu réconfortant, l'odeur du mélèze,
une bonne tasse de thé fumant dans un grand bol brûlant ravivent
rapidement la gaieté du groupe. Mentou, mon voisin montagnais, attise
le feu du bout de sa branche et commence ainsi un récit qu'il tient
de son père, le Grand Moïse.
- Un jour, Wapiti à
l'œil nerveux et au panache imposant, rencontre par hasard sur sa route
une tortue à grosse et lourde carapace.
- Ah ? j'écoute attentivement, sachant par
expérience que la suite sera captivante.
Le wapiti, intrigué, s'arrête et observe
cette curieuse bête. Puis, il lui lance, hautain, du haut de ses
longues pattes sèches :
- Ho ! Ho ! Ma belle... tu es lente sans pareil ce
matin. Tu piétines. Bouge-toi un peu, sinon tu ne feras rien qui
vaille de ta journée !
- Ouais ! Je suis peut-être lente, lui répond
la tortue de sa voix traînante. Mais moi, Wapiti, tu sauras que je
finirai toujours par aller plus loin que toi. Tiens-toi-le pour
dit !
Et vlan ! La vive réplique de la tortue a
l'effet d'une mornifle sur le museau sensible.
- Mais, pour qui te prends-tu ? Je suis prêt
à te gager... ce que tu veux que je cours plus vite que toi !
Le coursier pense bien avoir raison d'une petite
bête.
- Bon ! Bon ! D'accord, dit le reptile le long cou
tendu. Je te prends au mot, mon grand. Nous partirons d'ici, pas plus tard
que demain matin à l'aube. Marchons pour
l'honneur ! Celui de nous deux qui ira le plus loin sera le grand vainqueur.
C'est se montrer bien téméraire. Mais,
elle a la réputation d'avoir la tête aussi dure que son dos.
Alors...
Ce midi-là, Tortue tient un important conciliabule
avec des congénères appelés des marais des alentours.
Les tortues échangent rapidement quelques mots. Puis, elles disparaissent
lentement en pressant tout de même le pas un petit peu. Elles savent
ce qui les attend. Il n'y a pas de temps à perdre !
À la barre du jour, le mammifère piaffant
et le reptile d'apparence calme comme une eau dormante sont à la
ligne de départ, prêts pour l'épreuve.
- Allons vers la montagne, s'empresse de suggérer
la tortue, mine de rien.
- Elle donne ainsi la direction de la course. Pour
elle, ce choix est décisif...
- Ça me va. Là ou ailleurs... Je sais
que j'arriverai avant toi, se vante d'une voix forte la bête à
poils en riant dans sa barbiche.
Le cervidé pense expédier cette affaire
et passer à autre chose au plus vite.
- Que celui qui ira le plus loin l'emporte, se contente
de marmonner la tortue entre ses dents serrées et pointues.
Tous les animaux, les nocturnes comme les lève-tôt,
sont présents au fameux départ. Tel que convenu la veille,
Écureuil roux, la queue en roue, sonne le coup de son sifflet strident.
- TCHROOOOOOOOOUUUUUUUIT !
- VRRRRRRRRRRUSH...
Le cerf décampe subitement, pique vers la
forêt, les bois hauts dans les airs.
- OUFFF !
La touffe de sa courte queue blanche en drapeau s'évanouit
dans les feuillages verts. Puis, plus rien. La tortue, chargée comme
une mule, se met résolument en branle vers la montagne bleue encore
recouverte des vapeurs de l'aube. POUF ! POUF ! POUF ! POUF ! Chaque pas
lourd compte et la rapproche de son but. Mais la route est encore longue.
Qu'à cela ne tienne. C'est connu, la tortue est têtue !
Le soleil s'étire encore, emmitouflé
dans ses couvertures de brume grise, sa figure joufflue, bouffie de sommeil,
que Wapiti déjà loin ralentit sa course effrénée.
Il tend l'oreille pour juger de son avance. N'attendant rien de son ouïe
fine, il stoppe net, renifle l'air de son long museau humide.
La course serait-elle finie ?
-SNIF...SNIF...
Pourtant. Il dresse ses oreilles en pavillon pour
capter un son...
Silence !
- Où peut-elle bien être rendue ? se
demande-t-il, intrigué. J'ai peut-être déjà
gagné ? Le cervidé curieux revient sur ses pas, écoute,
scrute, fouille entre les branches, avance encore un peu... un peu plus
loin, trottine, cherche des yeux, du nez, des oreilles.
- CRAC ! -Oh... là ! La voilà !
Son cœur bondit. À sa grande surprise, il
aperçoit une tortue progresser allègrement. Pouf ! Pouf !
Pouf ! En chantonnant, comme si de rien n'était. Elle file droit
devant. Sans gaspiller un seul autre instant, Wapiti se cabre à
nouveau, se précipite sauvagement, tête baissée, dans
une course folle. Il s'élance droit comme une flèche, les
muscles tendus, bondit à droite, à gauche, saute, contourne,
grimpe, descend, bifurque, zigzague... Rien ne le décourage, même
les sentiers les plus tortueux ! Pour lui, tout cela n'est qu'un jeu.
- Voilà, se dit-il enfin, confiant. Je peux
respirer un peu maintenant. Ouf ! je l'ai suffisamment distancée
pour me reposer. Il est inutile d'humilier davantage cette pauvre bête.
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