Légendes et traditions autochtones

Shuk, le grand Inuk voyageur


Les temps ont bien changé ! se dit Qumak à cheval sur la puissante motoneige qui cahote dans les rues enneigées d'Akulivik.

Le vieux chasseur croise qui vrombissent, grimpent, piquent, pétaradent, contournent des maisons en bois, tirent kometiks1. Elles roulent au ralenti dans des montagnes russes.

Le village d'Akulivik s'éveille. Un gros camion-citerne avance à pas de tortue. Des camionnettes juchées sur leurs quatre roues motrices filent vers la piste d'atterrissage. Des dizaines d'enfants en grappes ou à la queue leu leu, enjoués, colorés, emmitouflés dans leurs anoraks à capuchon pointu et poilu montent vers l'école perchée sur les galets vifs du button rocheux.

Qumak plisse les paupières. Le vent brûle ses pommettes saillantes. Des cristaux se cramponnent aux longs poils de renard blanc qui bordent sa figure.

À six heures ce matin-là, la radio de Radio-Canada nordique annonçait : « Moins dix degrés Celcius à Montréal, moins quinze à Québec, moins vingt à Schefferville, de moins trente à moins quarante sur toute la côte est de la baie d'Hudson. » Cela, sans tenir compte du vent ! Et la commentatrice d'ajouter en inuktitut : « Le sculpteur Aisa Amittuk revient tout juste d'un voyage en France où il a exposé ses oeuvres avec beaucoup de succès ... »

Qumak plonge dans ses souvenirs. Un portrait de famille : ses grands-parents, son père, sa mère, ses frères et soeurs entassés dans un umiak, lui traverse l'esprit en coup de vent. Il revoit le dernier igloo qu'il s'est construit sur la banquise, son long kayak en peau de phoque, son traîneau et ses dix chiens, cadeau de son père lorsqu'il a eu douze ans.

L'école toute récente d'Akulivik. Est surchauffée. Elle aussi combat le froid, s'isole du vent mordant qui l'attaque de tous côtés. La fournaise gronde nuit et jour. Les murs en tremblent !

Qumak s'engouffre dans le vestibule, secoue ses pieds, enlève sans tarder son anorak givré et ses kamiks2 gelés. L'institutrice va au-devant du conteur. Elle le salue.

- Qumak Aïe !

- Siassie Aïe !

Siassie est la nièce de Qumak. Une fois la semaine, son oncle rencontre ses élèves. C'est un excellent conteur et il connaît bien l'histoire des Inuit.

Aïe ! Aïe ! Aïe ! Plusieurs enfants, les yeux vifs, les joues encore rougies, sont assis en cercle sur le tapis. Qumak allume la mèche de la lampe en pierre. Siassie tire les rideaux.

- On se croirait dans un igloo ! remarque une jeune fille.

Le conteur enchaîne de sa voix rauque et chaude que les enfants connaissent et aiment.

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Ce n'est pas d'aujourd'hui que nous, les Inuit, voyageons. Ah non ! Nos ancêtres et nos parents, des nomades, sillonnaient sans arrêt et dans tous les sens Nunavik3, notre immense pays nordique, à la recherche de leur nourriture. Nos familles se déplaçaient suivant les migrations des hordes de caribous dans les plaines glacées de l'intérieur, ou le frai des saumons dans les rivières, ou encore la couvée des phoques sur la banquise. L'été, nos ancêtres montaient leurs tentes près de l'océan. Les femmes pêchaient ; les hommes chassaient des baleines vingt... trente fois plus grosses que leurs légers kayaks.

S'il y avait un cours d'eau, ils voulaient visiter la rive opposée. Surgissait une montagne, ils étaient curieux de voir au-delà... encore plus loin. Toutes les îles les fascinaient, les attiraient.

Nos ancêtres inuit avaient la bougeotte dans le sang !

Voici ce qui arriva un jour, oh ! il y a de cela bien longtemps, à l'un de nos fameux ancêtres nommé Shuk.

Shuk n'a eu de toute sa vie qu'une seule et unique passion. Vous l'avez deviné : il aime voyager ! Il est hanté par les voyages jusque dans son sommeil. Il rêve souvent qu'il lui pousse des ailes, qu'il vole en formation comme des outardes ou les yeux dans le vague, fixés sur la mer, il s'imagine transformé en béluga ...

Tous les prétextes sont bons pour qu'il détale dans la nature : la chasse et la pêche, bien sûr, mais explorer, fouiner, visiter, voir de nouveaux paysages, interroger les aînés sur d'autres contrées l'enthousiasment. Il est toujours le premier à lancer des
« oui... oui... allons-y, partons ».

La toundra, la taïga, la mer, la banquise, il les connaît sur le bout de ses doigts. À pied, lourdement chargé, sur l'eau glacée assis dans son frêle kayak, à la course à côté de son traîneau, Shuk l'infatigable bat sans arrêt la terre, la mer, la neige, la glace de son coin de pays.

Il a la réputation à la ronde d'être un géographe émérite !

Mais un jour, dit Qumak sur un ton grave, c'est la surprise, la consternation. Les Inuit d'Akulivik sont de jour en jour plus intrigués. Ils en parlent d'abord le soir, à voix basse, dans la pénombre de l'igloo... puis enfin entre eux au grand jour.

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1. Traîneau

2. Longs mocassins d'hiver en peau de phoque ou de caribou

3. Pour les Inuit, « la terre que nous habitons » ; ce mot désigne la partie la plus nordique du Québec.