Histoires
de la nature
Jules Tempête
Texte de Cécile Gagnon, ©
éditions Héritage, Saint-Lambert, 1991.
Quand arrive une tempête de
neige, les machines qui déblaient les routes et les chemins se mettent
en branle. Elles sont énormes et font beaucoup de bruit. Les opérateurs
des souffleuses et des chasse-neige font figure de héros au même
titre que les pompiers ou les astronautes. Jules Tempête, au volant
de sa souffleuse, est l'un de ces héros.
Moi, Prosper, j'ai toujours
vécu dans la maison Lépinard sur la colline.
J'aime le silence et la vie tranquille au coin du
feu. Mais depuis la mort de mon maître Gédéon Lépinard,
les choses se sont affreusement gâtées. D'abord, Gédéon
a laissé en héritage sa maison à ses deux fils Omer
et Onil. Ils s'y sont donc installés avec femmes et enfants.
Omer Lépinard et sa femme, Reine, et leurs
deux rejetons : Rose et Roch.
Onil Lépinard avec sa femme, Line, et leurs
deux rejetons : Lise et Luc.
Pensez donc ! Huit personnes vivant ensemble sous
le même toit. C'est intenable ! Alors la chicane a pris. Parce que
chacune des familles avait décidé de déloger l'autre.
Je ne savais plus où aller me cacher pour
échapper aux coups et aux hurlements.
Un jour, au début de l'hiver, la neige s'est
mise à tomber. Une véritable tempête s'est élevée.
Mais, dans notre village, heureusement, habite Jules Tempête.
Jules Tempête c'est un homme important : l'hiver,
c'est lui qui passe la souffleuse. Il n'y a pas un banc de neige à
son épreuve.
Ce jour-là, Jules est parti, tout content,
dégager les routes du canton. La tempête augmentait et bientôt
on n'y voyait plus rien.
Les écoles ont fermé, les magasins
aussi. Le village vivait au ralenti. Ah ! je croyais bien avoir un peu
de répit, mais chez Lépinard, les batailles n'arrêtaient
pas. Loin de là !
Au contraire, on aurait dit que la tempête
les encourageait.
Ça criait, ça piochait, ça fracassait
la vaisselle. Du matin au soir et du soir au matin ce n'était qu'une
pluie d'injures :
- Saligauds ! Cruchon fêlé !
- Pots de colle !
- Torchon puant !
- Guenille ! Vieux chameau !
Sur les chemins, Jules Tempête, sûr de
lui, continuait de diriger sa souffleuse à travers les tourbillons
blanc.
Les tempêtes de neige, c'est toujours un peu
mystérieux : on ne sait pas trop quand ça commence et quand
ça s'arrête. Et surtout, qui peut dire d'où ça
vient au juste ?
Madame Scribien s'est mise a crier :
- C'est à cause des chamailles continuelles
des Lépinard !
- Un châtiment du ciel !
- Jules avait beau avoir mis ses lunettes, il était
ébloui par la blancheur des flocons qui tourbillonnaient autour
de lui. Il tournait, tournait dans trop savoir où il était
rendu.
- Et moi, dans la maison Lépinard, j'essayais
de survivre en me bouchant les oreilles. On était justement au plus
fort de la chicane.
- Toute la famille d'Omer avait les cheveux violets
! Eh oui, Lise et Luc Lépinard avaient trafiqué la bouteille
de shampooing. C'était le coup numéro dix-huit de leur liste
de supplices garantis pour faire déguerpir les indésirables.
- Chiure de mouches !
- Cornichons !
- Ordures ! criaient ceux qui s'étaient fait
prendre.
Mais la famille d'Omer n'allait pas quitter les lieux
pour autant. Tous se sont consultés et ont comploté pour
trouver une riposte qui chasserait à coup sûr la famille D'Onil.
Occupés comme ils l'étaient, ils ne
s'étaient même pas rendu compte de ce qui se passait au dehors.
On peut affirmer sans hésiter que la température était
le dernier de leurs soucis.
Jules Tempête avait perdu son chemin et il
était à la veille de perdre la boule. Il parlait et riait
tout seul. Rencontrant un bonhomme de neige abandonné par les enfants,
il lui cria :
- Hé ! le gros, qu'est-ce que tu fais dehors
? C'est pas un temps pour se promener !
- Puis, au moment où Omer et Reine Lépinard
comprenaient qu'ils venaient de se brosser les dents avec de la colle folle
au lieu du dentifrice, la souffleuse et Jules Tempête fonçaient
vers le village.
- Papa et maman ne pourront plus jamais ouvrir la
bouche, gémissait Roch.
- Ils vont mourir de faim ! ajoutait Rose en pleurant.
Jules Tempête n'entendait rien, ni les cris
ni les coups de bâton. Dans un immense tourbillon de neige il se
dirigea vers la maison Lépinard et la trancha en deux.
Si vous aviez entendu le vacarme ! Moi, j'ai filé
dehors malgré le froid et la bourrasque, parce que je n'en pouvais
plus.
Le vent et la neige se sont engouffrés dans
les trous. Les Lépinard se sont tus et, sans plus attendre, se sont
mis à rafistoler les murs déchiquetés. Le bruit des
marteaux et des scies a remplacé celui des cris. Et à la
fin du jour, tout était réparé.
Les maisons étaient refermées. Oui,
les maisons. Parce qu'au lieu d'une seule maison, eh bien, il y en avait
deux ! Deux maisons Lépinard.
Alors la famille d'Omer en a pris une. La famille
d'Onil a pris l'autre.
Et, tenez-vous bien, on n'a plus entendu un seul
éclat de voix, une seule petite injure sortir de la bouche des Lépinard.
- Enfin ! ai-je soupiré.
Mais je suis resté dehors parce que j'avais
trop peur que ça recommence.
Aussitôt après, la tempête s'est
calmée. La neige a diminué et le ciel s'est dégagé.
Madame Scribien a fini par rentrer chez elle en bougonnant toujours. Mais
l'affaire ne s'est pas arrêtée là. Oh ! non.
La nuit venue, on attendait le retour de Jules Tempête.
Les heures passaient et il ne rentrait pas. Deux jours plus tard, il n'était
toujours pas revenu. Bien sûr, on avait beaucoup parlé du
pays mystérieux où se créent les tempêtes de
neige. Est-ce là que Jules était parti ? On a retrouvé
la souffleuse au bord de bois, sans Jules...
Puis, on a raconté que tout le temps qu'avait
duré la tempête, une forme étrange voyageait dans le
ciel. Une forme qui allait et venait, semant rafales et poudrerie.
Madame Scribien l'avait bien dit que les tempêtes
étaient des phénomènes mystérieux reliés
au comportement des gens...
Mais elle n'a pas su, cette fois, expliquer la disparition
de Jules Tempête.
Le personnage blanc a-t-il emporté Jules dans
son pays magique ? C'est possible. Moi, ce que j'ai retenu de cette histoire
de tempête et de chicane, c'est que tout va toujours beaucoup mieux
quand on habite chacun chez soi.
Je me suis fait un petit coin, juste à moi,
et je compte y passer des jours heureux, à l'abri de toutes les
sortes de tempêtes, le reste de cet hiver.
Le calme règne autour des maisons Lépinard.
Plus de cris ni de coups.
Des bruits ordinaires, de la musique, et souvent
les cousins jouent ensemble dans la neige. Ils échangent en riant
leur fabuleuse collection de gros mots et de jurons. De quoi faire pâlir
d'envie tous les gamins du village.
Si Jules Tempête ne revient pas, je me demande
qui va dégager les routes lors de la prochaine tempête.
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