Histoires de la nature



Le Courrier des îles



Texte de Cécile Gagnon, © éditions Héritage, Saint-Lambert (sous le titre Une lettre dans la tempête).

Ce qui est raconté dans cette histoire a eu lieu pour vrai. C'était en 1910. Tout a commencé à Havre-Aubert dans l'une des îles de la Madeleine, un archipel de sept îles dans le golfe du Saint-Laurent, à quatre-vingt-huit kilomètres de la côte la plus proche.

Nous voici en plein milieu du golfe du Saint-Laurent où les poissons et les homards abondent. À la belle saison, des bateaux de toutes sortes font la navette entre les îles de la Madeleine aux collines verdoyantes et le continent. Mais quand l'hiver arrive, la glace fige les havres et les baies. Les bateaux dorment, immobiles, le ventre sur les cailloux des grèves. Les pêcheurs attendent : la navigation ne reprendra qu'au printemps..

Les buttes rondes des îles sont couvertes de neige. Les maisons de bois aux toits penchés se serrent autour du quai et du magasin général où sont concentrées toutes les activités. Il fait froid ! Les cheminées lancent de longs rubans de fumée dans le ciel d'hiver.

Mais ce n'est pas la neige ni le vent glacé qui vont empêcher les Madelinots de sortir et de s'amuser. Oh ! non. En ce jour de janvier, tous les habitants de Havre-Aubert sont dehors. La course de traîneaux de chiens est sur le point d'aboutir. On s'étire le cou pour tenter d'identifier les premiers arrivants aux visages enfouis sous leurs capuchons..

- Tonnerre ! C'est Tonnerre ! hurle Augustin Bourque, qui reconnaît le chien tirant le traîneau qui viens en tête.

Il y a de quoi s'énerver ! Le vainqueur de la course est son ami François Chevarie, un gamin de neuf ans comme lui ! Les acclamations fusent :

- Hourra ! Bravo François !

Ça alors ! François a battu les grands, bien plus costauds que lui. C'est vrai que Tonnerre est un chien qui n'a pas peur de l'effort. Tout le monde se bouscule pour féliciter le vainqueur. Puis, son père, Léonard, vient vers lui et l'aide à retirer le harnais de Tonnerre qui reprend en jappant bruyamment sa liberté. Puis, le tenant par les épaules et plongeant son regard dans le sien, il dit :

- Je suis pas mal content de toi, fiston !

- Oh ! papa, dit François le souffle haletant, le traîneau a failli basculer quand j'ai tourné sur le chemin près des buttes...

Puis, sa voix devenant grave soudain il ajoute :

- On va envoyer un message à maman ce soir, hein ? Elle va être contente de savoir que c'est moi qui ai gagné...Tu penses...qu'elle est guérie ?

Léonard Chevarie sourit et dit :

- C'est promis, ce soir, on ira ensemble au poste.

- Ah ! si maman était là, dit François en baissant la tête. On aurait fait la fête ! Toi, papa tu sais faire des crêpes ?

- On va demander à grand-mère. Et puis, tu vas voir, quand maman saura que c'est toi le champion, ça va la faire guérir à toute vitesse, reprend Léonard.

Dans les regards du père et du fils qui se lient un moment s'est glissée une pensée commune. D'un seul coup, la course, le trophée, les bravos se sont effacés et le visage d'Évangéline Chevarie a surgi dans la tête de l'un et de l'autre. Ses grands yeux bleus, ses cheveux noirs attachés sur la nuque...Son mari, son fils tentent de l'imaginer là-bas, à l'hôpital de Québec où elle est partie depuis deux mois déjà faire soigner sa jambe malade.

François et Léonard savent bien que la navigation interrompue, le seul moyen qui les relie à la terre ferme c'est le câble sous-marin par où passe le télégraphe.

Léonard dit tout haut :

Allons, je paie la traite* à tous les jeunes !

Ah ! François ! dit sa grand-mère les larmes aux yeux. Je ne peux pas y croire. Tu les as battus ! C'est formidable. Si ta maman te voyait !...

Elle serre son petit-fils très fort dans ses bras et lui donne un gros baiser sonore qui le fait rougir.

- Qu'est-ce que tu dirais si on faisait des crêpes ce soir, hein ? lui dit-elle.

Mais François n'a pas le temps de répondre qu'arrive Augustin Bourque en tête d'une horde de gamins qui le hissent sur leur épaules en criant des hourras ! Ils foncent vers le magasin général en criant. Le magasin général est une solide maison de planches usées par le vent et bourrées de marchandises les plus variées. On y vend aussi bien des outils, des vêtements que du sucre et de la farine. C'est un lieu de rassemblement typique où tous les ragots, toutes les nouvelles dignes de mention sont colportés. Les vieux pêcheurs y passent leurs journées en silence tandis que sur le perron, les hommes discutent de tout et de rien. Le patron, qui gère l'entrepôt avoisinant et le commerce, est une figure respectée. Les gamins viennent dix fois par jour rôder autour de lui pour voir s'il n'a pas quelque tâche à leur confier. François et sa troupe de copains font irruption devant le comptoir, réclamant un gros sac de jujubes* de toutes les couleurs.

On entend distinctement tinter les grelots d'un attelage. Est-ce un voyageur ? Le bruit s'arrête devant la porte qui s'ouvre tout d'un coup.

Alors les regards se tournent vers Léonard Chevarie, qui se tient sur le seuil. Son visage est blême. Il dit d'une voix changée :

- Le câble téléphonique est coupé !

- Quoi ? Le câble coupé ?

Déjà sans journaux ni courrier, les Madelinots savent que leur seul moyen de communiquer, c'est le câble sous-marin.

Tant que dure l'hiver, c'est leur seul lien avec le monde.

Un silence consterné envahit le magasin général. Les jeunes cessent de mastiquer leurs friandises. François regarde son père, debout devant la porte qu'il a refermée sans bruit. Encore une fois, leurs regards se croisent et se lient...

Puis, une voix brise le silence. C'est celle du patron. Alcide Gaudet s'écrie :

- On ne peut pas rester trois mois sans nouvelles !

D'autres voix se joignent à la sienne :

- Comment avertir Alban Boudreault, dans son chantier de la côte Nord, qu'il est le père de jumeaux ? - Est-ce vrai que le câble ne peut se réparer, cette fois ?

- C'est juste. Il n'y a rien à faire.

- Il faut absolument trouver un moyen...

François s'approche de son père. Il le tire par la manche et chuchote à son oreille :

- Papa...et pour maman ?

Léonard hésite un moment puis, faisant signe à son compagnon de pêche habituel, Xavier Chiasson, il répond à la question de son fils tout en s'adressant tout haut aux villageois réunis autour du comptoir :

- Moi, j'appareille vers le grand'terre. On va se rendre à Chéticamp. C'est pas loin.

Xavier ajoute :

- Quelques morceaux de glace ne nous ont jamais fait peur !

Les vieux hochent la tête. Un murmure parcourt l'assemblée. Des paroles s'entrecroisent : " C'est risqué...Une tempête vient vite à cette saison...Les glaces... "

François sait bien que son père a la réputation d'être le meilleur navigateur des îles. Ah ! il en a déjà traversé des tempêtes. Et pourtant...D'un geste, son père fait taire les parleurs et dit d'un ton ferme :

- On n'a pas le choix. C'est notre seule chance. Je pars avec Xavier. Vous ne me ferez pas changer d'idée. Quelques instants plus tard la porte se referme sur deux silhouettes décidés qui descendent vers le quai. D'habitude, c'est plutôt calme sur le quai en hiver. Mais cette fois, on y sent une grande agitation. Un bateau va partir. François prend part à tous les préparatifs. Quand le jour tombe, il transporte avec Tonnerre les provisions que grand-mère a préparées pour le voyage.

- Grand-mère a dit de ranger les galettes à la mélasse dans un tonneau pour les garder au sec, dit-il.

- Ça c'est une sacrée bonne idée ! lance son père.

Enfin quand tout est prêt, François rentre à la maison, encadré par les deux pêcheurs. L'odeur des crêpes réjouit François mais il pense avec un petit serrement de cœur : " Elles n'ont pas tout à fait le même goût que celles de maman. "

Ah ! la journée a été bien rempli ! Épuisé, le champion n'arrive pas à combattre le sommeil qui le gagne petit à petit.

Avant de s'endormir, il demande à son père :

- Papa... si c'est gelé ?

- Ne t'inquiète pas, dit Léonard. Si on ne peut pas passer à cause des glaces, on reviendra. Tu peux dormir sur tes deux oreilles.

Comme prévu, l'Évangéline quitte Havre-Aubert aux petites heures du matin. Quand François s'éveille, le bateau est déjà loin.

- Heureusement qu'il fait beau, dit François à sa grand-mère.

- Oui, heureusement. Si ça peut durer ! dit-elle.

Mais à midi, le ciel s'assombrit. Il commence à neiger.

Augustin arrive chez son ami et propose :

-Tu viens glisser sur les buttes ?

Mais François n'a pas envie d'aller glisser. Il convainc son ami d'aller aider à faire du rangement pour Alcide Gaudet. Ils s'en vont tous les deux au magasin sous les flocons qui tombent de plus en plus fort. Le vent tourbillonne. À quatre heures, une vraie tempête de neige se déchaîne sur l'archipel.

- Augustin, viens souper à la maison ! fait François, joyeusement.

- Si je restais coucher chez toi ? propose Augustin. Je pourrais te montrer mon fameux tour de cartes.

- Ça c'est une idée de génie ! proclame François, tandis qu'Augustin charge un voisin d'avertir ses parents. Chez Chevarie, le repas avalé, François et Augustin jouent aux cartes dans la cuisine. On entend les rafales de neige qui fouettent les carreaux et le vent siffler autour de la maison. Grand-mère s'occupe et se tait pour ne pas laisser paraître son inquiétude. Les garçons s'amusent beaucoup et finissent par aller dormir à l'étage.

Dans son lit, François écoute chaque craquement de la maison, chaque bourrasque du vent. Mille pensées le tourmentent : « Qui sait s'il y a aussi une tempête sur la mer ? Est-ce qu'il vente comme ici ? Xavier et papa ont-ils froid ? »

Augustin ronfle mais François n'arrive pas à dormir. Tout à coup, il lui semble que le vent diminue d'intensité. La tempête est-elle finie ? N'y tenant plus, il se lève et va à la fenêtre. Les carreaux sont complètement givrés. « Il faut que j'aille voir en bas, dans la fenêtre qui donne sur la mer », se dit-il. Sans faire de bruit, il se lève dans le noir. Arrivé au bas de l'escalier, il voit la porte s'ouvrir. Une bouffée d'air glacé envahit la maison. Une forme apparaît sur le seuil.

François ne bouge plus. Son cœur se débat comme un fou. Qui vient chez lui, en pleine nuit ? Soudain, il reconnaît son père dont les vêtements lourds sont couverts de neige. Il lance un grand cri de joie et de stupeur qui réveille les autres. Cette nuit-là, chez les Chevarie, personne n'a plus dormi.

- Les vagues avaient quatre mètres de haut. La neige nous aveuglait et s'engouffrait sous nos capuchons. Mes mains étaient raides comme des glaçons. Je me demande encore comment on a réussi à rentrer... Dix fois, vingt fois, Léonard et Xavier racontent leur équipée. Les conversations s'animent. Le magasin se remplit un peu plus chaque jour. En plus des employés et des clients, des curieux, des ménagères qui s'inquiètent des approvisionnements, grossissent l'assemblée. Tout le monde se demande comment se sortir de l'isolement où ils sont plongés.

- Il faut qu'on envoie une lettre au député...crie l'un.

- On doit avertir le ministre...dit un autre.

- Sans le télégraphe, comment pourrai-je faire les commandes pour le printemps ? soupire Alcide Gaudet. Il va manquer de la farine....

- Ça fait cinq jours qu'on n'a plus de nouvelles. Qui sait ce qui se passe sur le continent...

Tout à coup, François lance en plein milieu des conversations.

- Nous, il nous faut des nouvelles de Québec...et de maman !

Tous les visages se tournent vers ce petit bout d'homme. Sans se laisser intimider par tous les regards sur lui, François poursuit :

- Pourquoi on n'envoie pas un message dans une bouteille ?

Un éclat de rire salue sa proposition. Puis, quelqu'un dit :

- Hé ! ce n'est pas réussi, peut-être qu'un petit y arriverait ?

Alcide Gaudet s'écrie :

- Et pourquoi pas un tonneau à mélasse, un ponchon* comme ça On pourrait le gréer...

Tout le monde se met à parler en même temps. L'idée d'envoyer un ponchon* sur la mer est accueillie avec enthousiasme. Chacun y va de ses suggestions.

Enfin, le patron choisit un tonneau solide qu'on empresse de nettoyer, Puis, Léonard
dit :

- Il faut fabriquer une quille.

- Et un mât avec une voile, ajoute Xavier.

- Ce n'est pas difficile. Je vais vous en coudre une, dit grand-mère Painchaud.

En quelques jours, le tonneau est gréé comme un vrai petit navire en miniature.

- Ta voile est superbe, grand-maman ! dit François.

- Bon ! Maintenant, fait Léonard, il faudrait s'occuper des lettres qu'on va mettre dedans. Alcide, tu écris au ministre ?

- C'est déjà fait. Voici la lettre prête à partir ! dit le patron sortant une enveloppe de la poche de son tablier.

- Parfait ! Alors, vous autres, apportez vos lettres ici demain. On les mettra dedans, on bouchera le tonneau comme il faut et puis, il ne restera plus qu'à le mettre à l'eau ! dit Léonard.

- Tu vas envoyer une lettre à ta mère par le ponchon* ? demande Augustin.

- Oui monsieur, fait François prenant un air important. Il faut que j'aille l'écrire tout de suite. Tu viens ? dit-il à son ami.

- Ah ! t'es chanceux ! soupire Augustin plein d'admiration. Il regarde son ami tracer les lettres avec application. Léonard plie déjà son feuillet et grand-mère prépare l'enveloppe. Puis, tout à coup, elle fixe l'encrier et s'écrie : - Mais...si l'eau rentre par les fentes du tonneau, les lettres vont être mouillées. Et l'encre... François arrête d'écrire et lève les yeux.

- Grand-mère a raison, dit Léonard. Je n'y avais pas pensé.

François regarde les mots qu'il vient de tracer : « J'ai gagné la course de traîneau avec Tonnerre et puis, papa... »

L'eau pourrait vraiment tout effacer ? Alors ça n'aurait servi à rien...

- Un tonneau, ce n'est pas aussi étanche qu'un bateau... continue grand-mère, surtout qu'il n'y aura personne pour écoper à bord...

Mais Léonard l'interrompt en lançant d'une voix joyeuse :

- Eh bien ! c'est simple ! On va mettre les lettres en conserve, comme le homard !

- Ah ! oui, comme le homard ! approuve François soulagé. Et termine rapidement sa lettre, en échangeant des coups d'œil complices avec Augustin qui tamponne ses lignes avec le buvard.

Les deux garçons suivent Léonard qui rouvre la conserverie. Alcide et Xavier les rejoignent avec le ponchon* gréé. Comme le trou du tonneau est petit, on fait des boîtes sur mesure. Ah ! qu'elles ont de drôles de formes ces boîtes. On n'en voudrait pas dans le commerce ! Mais pour y insérer des lettres roulées, elles sont épatantes !

Enfin, les boîtes sont toutes à l'intérieur. Léonard pose un bouchon solide et étanche. Ça y est ! tout est prêt.

François et Augustin transportent ensemble le tonneau au magasin avec Tonnerre, qui accompagne le cortège de jappements joyeux.

Quand ils arrivent, on les salue avec chaleur. Depuis quelques jours, tous les Madelinots attendent ce moment.

- Oui, le vent est stable. C'est un nordet, fait un vieux pêcheur.

- Il va durer plusieurs jours, affirme un autre en scrutant pour la millième fois l'horizon.

- Ah ! C'est justement ce qu'il nous faut ! jubile Léonard.

- On met le ponchon* à l'eau ! annonce Xavier à la ronde.

- On y va ! crient François et Augustin, entraînant toute la bande de copains vers la dune.

Une bonne partie des villageois s'y rend aussi.

Léonard, tenant fièrement le tonneau, enjambe les glaces amoncelées sur le bord. Il avance dans L'eau glacée avec ses grandes bottes. Puis, il dépose le ponchon* Toute l'assemblée retient son souffle. Xavier pousse la frêle embarcation à l'aide d'une gaule. Puis, le vent gonfle la petite voile et hardiment, le petit tonneau s'en va vers le large.

- Hourra ! Bravo ! crient les gens.

Tonnerre aboie comme un fou et soudain il se lance à la poursuite du tonneau, nageant avec ardeur dans l'eau glacée.

François a toutes les peines du monde à le faire revenir sur la grève sans qu'il ramène le ponchon* avec lui. Maintenant, il reste à savoir si le petit tonneau rempli de mots précieux va se rendre à bon port. Tous le suivent des yeux jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'un petit point sur l'eau grise. Quand la foule commence à se disperser, Simon dit à son père :

- Quatre-vingt-huit kilomètres ce n'est pas si loin, hein papa ? Cette fois, crois-tu que ça va marcher ? Léonard regarde longuement son fils. Ils savent bien tous les deux que le succès de cette mission leur tient plus à cœur qu'à tous les autres. Quoi répondre ? Seuls le vent et la mer pourraient le faire à sa place. Alors, Léonard prend la main de son fils dans la sienne et ils rentrent à la maison en silence. Une dizaine de jours plus tard, sur le continent, la mer dépose un bien curieux bateau sur la plage de galets. Le maître de poste s'empresse de distribuer les lettres qu'il contient.

Quelques jours plus tard, dans un hôpital de Québec, une infirmière dit :

- Évangéline Chevarie, il y a une lettre pour vous.

- Pour moi ? fait la jeune femme étonnée.

- « Ma chère femme, si tu lis cette lettre, c'est que le ponchon* aura réussi son
voyage », lit la malade.

Bientôt, l'histoire du courrier d'hiver et de la débrouillardise des Madelinots fait le tour du pays. L'exploit est sur toutes les lèvres, même les journaux racontent les détails de l'arrivée du tonneau sur le rivage de Port Hastings. Mais les gens des îles, là-bas, ne savent pas que leurs voix ont enfin été entendues. Alors la vie continue sans nouvelles de la « grand'terre ». Chacun attend que l'hiver finisse tout en conservant un petit coin d'espoir dans son cœur. Puis, un matin, le premier jour de mars en se rendant à l'école avec Augustin, François voit une fumée au loin de la mer.

- Hé ! Regarde ! Un bateau ! s'écrie-t-il.

- C'est bien le premier depuis trois mois, fait Augustin.

- Penses-tu qu'il vient ici ? demande François soudain excité.

- J'en sais rien. Peut-être...

Vite, les deux gamins courent au magasin avertir la compagnie. Ils crient :

- Un bateau ! Un bateau en vue !

- Venez voir ! Alcide Gaudet attrape ses jumelles et descend au quai.

- C'est un vapeur, annonce-t-il.

Soudain le bateau modifie sa course pour se diriger droit sur Havre-Aubert. Les gens sont fébriles.

- Ça ne peut être que le gouvernement qui l'envoie...Si tôt dans la saison, dit Xavier.

- Alors, dit Léonard, c'est que le ponchon* est arrivé...

- Papa ! s'écrie François. Penses-tu qu'on aura des réponses aux lettres... des nouvelles... de maman ?

Le bateau s'approche de plus en plus. Alcide ne quitte pas ses jumelles et bientôt il dit :

- Attention, je vois le nom sur la coque. C'est écrit...H...a...Harlow. C'est le Harlow ! Un gros navire !

François ne tient pas en place. Il se fraye un chemin au premier rang des curieux en trépignant d'impatience malgré les appels au calme de sa grand-mère et de son père. Ah ! qu'il met du temps à arriver ce vapeur !

Le Harlow se rapproche de plus en plus. François examine, en plissant des yeux, les silhouettes qu'on distingue à peine sur le pont du bateau. Elles sont emmitouflées de gros manteaux et leur haleine les entoure de nuages blancs. L'une d'elles aura-t-elle une lettre pour la famille Chevarie ?

Le navire est très près d'accoster. François n'en peut plus d'attendre. Puis, tout à coup, l'une des silhouettes sur le pont crie son nom en découvrant son visage. Le cœur de François ne fait qu'un bond dans sa poitrine. Il vient de reconnaître le visage qui se cachait sous le gros capuchon fourré. Il crie :

- Maman ! Maman !

Quelques minutes plus tard, les passagers descendent à terre. Jamais un bateau n'a été aussi bien accueilli aux îles. Et dans la foule de ceux qui sont venus accueillir les passagers, la famille la plus comblée est sans contredit la famille Chevarie. Toute leur angoisse et leur inquiétude s'est évanouie en voyant sur la passerelle Évangéline guérie et souriante.

François, blotti dans les bras de sa maman, ne se lasse pas de l'entendre répéter :

- Alors, mon petit champion...ne pleure plus...Je ne partirai plus jamais !

Jamais plus les Madelinots ne restèrent isolés comme en cet hiver de 1910. Sur le vapeur qui ramenait Évangéline Chevarie vers les siens, il y avait aussi l'envoyé du ministre. Il venait préparer l'installation d'une station de télégraphie sans fil qui commença d'opérer l'automne suivant. Dorénavant l'archipel perdu au milieu du golfe était en permanence avec la « grand'terre ».