Des
histoires de Noël
Le Poisson de Noël
Texte de Marie-Andrée Boucher-Mativat,
© éditions Héritage inc. (sous le titre Où est
passé Inouk), Saint-Lambert, 1991.
Une des activités hivernales
des Québécois est la pêche blanche, c’est-à-dire
la pêche sur la glace. Sainte-Anne-de-la-Pérade est la capitale
de cette pêche car c’est là, plus qu’ailleurs, dans la rivière
Saint-Anne, que le petit poisson des chenaux abonde au début de
l’hiver. En décembre, on y installe tout un village de cabanes de
bois où se réfugient les pêcheurs à l’abri du
froid mordant. Chaque maisonnette est garnie d’un mobilier rudimentaire
et même d’un poêle à bois ! Les pourvoyeurs sont ceux
qui louent ces cabanes d’un jour.
Cette histoire, racontant le sauvetage
d’un chien sur les glaces, est basée sur un fait réel.
Le matin du 24 décembre,
les enfants du monde entier sont excités. Mais sûrement pas
autant que Sophie Baril et son frère François !
En effet, pour la première fois cette saison,
François, Sophie et leur chien, Inouk, partent à la pêche
aux petits poissons des chenaux. Le poisson des chenaux, ou poulamon, est
aussi appelé « poisson de Noël », parce
qu’il remonte la rivière Sainte-Anne juste à temps pour être
servi au réveillon. Sur la rivière gelée, des centaines
de cabanes multicolores attendent déjà les pêcheurs.
Vu de la rive, on dirait un de ces villages miniatures qu’on pose sous
le sapin de Noël. Au pied de la descente, un panneau-réclame
souhaite la bienvenue à Sainte-Anne-de-la-Pérade, capitale
mondiale du petit poisson des chenaux.
À quelques mètres de là, Claude
Fournier fait les cents pas près de son hélicoptère.
Les enfants connaissent bien le pilote. En effet, Claude est un ami d’enfance
de leur mère et c’est avec lui que Marie a suivi des cours de pilotage.
- Comment ça va ? demande Sophie.
- Les affaires son plutôt tranquilles. Je n’attends
pas beaucoup de clients aujourd’hui. La veille de Noël, les gens sont
trop occupés pour s’offrir une promenade en hélicoptère.
- Nous, nous n’avons presque rien à faire,
laisse tomber, François.
Claude lui adresse un clin d’œil complice :
- Un de ces jours, je vous ferai faire une petite
balade.
Promis !
- Joyeux Noël ! crient les enfants.
Une activité intense règne sur la rivière
Sainte-Anne : automobiles, tracteurs et motoneiges se croisent en tout
sens. Inouk tire sur la laisse et aboie au passage de chaque véhicule.
Heureusement, François et Sophie sont arrivés !
La cabane des Baril est beaucoup plus grande que
les autres et sert de bureau pour accueillir la clientèle. En effet,
Pierre et Marie sont pourvoyeurs, c’est-à-dire qu’ils sont propriétaires
de plusieurs cabanes qu’ils louent aux touristes, généralement
pour une période de huit heures.
Les enfants entrent précipitamment :
- Bonjour papa !
Pierre est occupé avec un client. De grosses
mitaines de cuir sont posées sur une chaise. Discrètement,
Inouk se faufile tout près. Il flaire les mitaines puis, vif comme
l’éclair, en attrape une dans sa gueule.
- Sale bête ! Rends-moi ça tout de suite
! ordonne le client, en tirant sur sa mitaine.
- Inouk , sois gentil, supplient François
et Sophie.
- Espèce de sac à puces, je vais t’apprendre
à vivre ! grogne l’inconnu, en lui assénant un coup sur le
museau. Inouk pousse un cri de douleur et lâche prise.
- Il est jeune, plaide Sophie, en s’élançant
vers le chien, il voulait juste s’amuser.
- Drôle de façon de s’amuser ! éclate
le pêcheur en exhibant sa mitaine déchirée. Vous feriez
mieux de l’éduquer.
Les enfants voudraient protester mais Pierre leur
fait signe de se taire :
- Je conduis monsieur à sa cabane et je reviens.
Au retour de son père, François laisse
exploser sa colère :
- Il a frappé Inouk ! il n’avait pas le droit
!
- Vous feriez bien d’oublier tout ça et de
commencer à pêcher. J’ai hâte de voir lequel de vous
deux attrapera le premier poisson.
Sophie et François retirent manteaux, tuques*,
écharpes.
Pierre prend quelques bûches rangées
sous une large banquette et les enfonce dans le petit poêle en fonte
qui se met à ronronner.
Prudemment, les enfants s’installent sur de vieilles
chaises alignées au bord de l’ouverture pratiquée dans le
plancher et se penchent au-dessus de l’eau noire.
En silence, chacun fixe attentivement les lignes
qui descendent du plafond. Inouk est intrigué. Assis entre les enfants,
il suit chacun de leurs gestes en martelant le plancher de sa queue. Soudain,
l’allumette de bois, fixée à une des cordes, se met à
remuer.
- Ça mord ! annonce joyeusement François.
En pêcheur expérimenté, il observe
les mouvements de la ligne :
- C’est sûrement un poisson énorme.
Regardez comme il tire sur le fil. S’il continue, il va tous nous entraîner
sous la glace.
- Tu exagères toujours ! déclare Sophie.
- Comme tous les pêcheurs, fait remarquer son
père.
D’un coup sec, François ferre sa prise et
remonte rapidement la ligne. Deux gros poulamons se tortillent au bout
des hameçons.
Inouk aboie joyeusement.
- Chanceux ! s’exclame Sophie. Un coup de deux !
D’une main assurée, son frère décroche
ses prises et les lance dans un seau.
Inouk y plonge aussitôt le museau et le renverse.
- Inouk ! proteste Sophie.
- Lâche ça ! crie François en
arrachant les poissons aux griffes du chien.
- J’ai une idée ! annonce Sophie. Nous n’avons
qu’à jeter les poissons dehors, au fur et à mesure que nous
les pêchons. Aussitôt dit, aussitôt fait. Sophie ouvre
la porte et François lance les poulamons sur la glace où
ils se recroquevillent et gèlent dans des positions cocasses.
Bientôt les prises se succèdent à
un tel rythme que les pêcheurs n’ont même plus le temps de
les décrocher. Ils les abandonnent sur le plancher, pour en remonter
une autre et encore une autre...
Inouk en profite pour fourrer son museau partout
et emmêler les lignes.
- Inouk, gronde François, tu ne pourrais pas
rester tranquille cinq minutes ?
- Quel méli-mélo ! soupire Sophie,
devant cet enchevêtrement de fils et d’hameçons.
Pierre se lève :
- Il faut que j’aille faire la tournée de
mes cabanes. Je vais attacher Inouk au poteau. Quand vous serez venus à
bout de ce casse-tête, vous le ferez rentrer.
Un peu plus tard, lorsque Sophie sort pour détacher
Inouk, elle ne le voit nulle part. Elle crie son nom dans toutes les directions.
En vain.
Alerté par les cris de sa sœur, François
sort à son tour :
- Inouk n’est pas là ?
- Je crois bien qu’il s’est sauvé, murmure
Sophie.
- Penses-tu ! Papa a dû l’emmener en promenade,
lance François en se frictionnant vigoureusement. Entre vite dans
la cabane si tu ne veux pas être transformée en glaçon.
Quelques instants plus tard, leur père rentre
à son tour.
- Inouk n’est pas ici ?
Les enfants se regardent, abasourdis.
- Nous pensions qu’il était avec toi, répond
François.
- Je savais qu’il avait disparu, murmure Sophie,
les yeux pleins de larmes.
- Pas de panique ! ordonne Pierre, calmement. Ce
n’est pas la première fois qu’Inouk se sauve. Allons interroger
les voisins. Quelqu’un l’a sûrement vu.
Les enfants enfilent leur anorak et se précipitent à l’extérieur.
Brusquement, Sophie s’immobilise, songeuse.
- À quoi penses-tu ? s’enquiert François.
- Au pêcheur de ce matin. Si c’était
lui qui avait détaché Inouk ?
À ces mots, François sent un grand
frisson lui parcourir le corps.
- Vous avez trop d’imagination, affirme Pierre.
- Allons le voir ! décide François.
Les enfants contournent rapidement la cabane et frappent
énergiquement à la porte. Pas de réponse. Pierre ouvre.
Personne. Le bruit d’une portière qu’on claque attire l’attention
de Sophie.
- Regardez, crie-t-elle, en pointant du doigt une
fourgonnette garée en face, c’est lui.
À grandes enjambées, François
et Sophie traversent la rue. En les voyant arriver, le pêcheur se
penche à la portière avec un sourire sarcastique :
- Je parie que vous cherchez votre chien.
- Comment le savez-vous ? demande François,
sur un ton à peine poli.
- Parce que je l’ai vu tout à l’heure. Il
courait comme un fou derrière une motoneige.
- Dans quelle direction allait-il ? questionne Pierre.
-Vers le fleuve, laisse tomber le conducteur en démarrant.
François et Sophie sont désemparés.
- Au moins, nous savons dans quelle direction chercher,
conclut Pierre. Pour le moment, retournons à la cabane.
Devant la porte, les enfants trouvent la motoneige
de Marie. En quelques mots, Sophie et François racontent à
leur mère l’escapade de leur chien.
- Qu’allons-nous faire ? demande anxieusement François.
- Le retrouver ! réplique fermement Marie.
Venez !
- Où ça ? demandent les enfants en
prenant place sur la motoneige.
- Au fleuve, voyons !
Marie zigzague habilement entre les cabanes jusqu’au
restaurant Chez Jean-Eudes. Là, elle tourne à gauche
et file vers le fleuve.
La température s’est adoucie. La neige tombe
dru. Les enfants rentrent la tête dans les épaules pour se
protéger des flocons qui leur griffent le visage.
- Votre bonhomme n’a pas menti, crie soudain Marie.
Inouk est là. Regardez ! Il dérive sur une plaque de glace.
- Pauvre Inouk, soupire Sophie, comme il doit se
sentir seul !
- Comment est-il arrivé là ? demande
François.
- Il s’est sans doute aventuré trop près
de l’eau, répond Marie. Il a alors suffit d’une vague plus forte
pour que la glace casse et qu’Inouk soit emporté par le courant.
Soudain, Sophie pousse un cri horrifié :
- Il y a un bateau qui arrive ! Il va faire chavirer
Inouk.
Il n’y a pas une minute à perdre ! déclare
Marie. Allons voir Claude ! Lui seul peut nous aider.
Cramponnée à son guidon, Marie fait
demi-tour et fonce vers son point de départ. Heureusement, Claude
est encore à son poste. Marie explique brièvement la situation.
En quelques secondes, tous se retrouvent à bord de l’hélicoptère.
Les enfants n’ont qu’une idée en tête
: retrouver Inouk. Toutefois rien n’est moins sûr. En effet, par
moments, les bourrasques rendent la visibilité pratiquement nulle.
Plus le temps passe, plus les enfants désespèrent.
À bord, personne ne dit mot.
- Je le vois ! hurle soudain François.
- Où ça ? Où ça ? réplique
vivement Sophie.
- Là, à droite... Regardez !
- Tu es sûr ? s’informe Claude.
- Sûr et certain ! Même qu’il lève
la tête vers nous et qu’il aboie !
- Il doit croire que nous l’avons abandonné,
pense tout haut Sophie.
- J’y vais ! lance Claude. Votre mère va prendre
les commandes.
- Attache-toi bien, recommande Marie, en amorçant
la descente.
Claude ouvre la porte et réussit à
se glisser hors de l’appareil. Malgré le vent, il parvient à
s’installer à califourchon sur l’un des patins de l’hélicoptère.
Doucement, l’appareil plonge à moins d’un mètre de l’eau.
Tout près, Inouk tourne en rond sur son refuge flottant. Il est
complètement paniqué. Claude se penche, tend le bras et l’agrippe.
Hélas, plutôt que de se blottir contre lui, le chien se débat
et... tombe dans le fleuve.
- Il va se noyer ! crient les enfants.
Heureusement, au contact de l’eau glacée,
Inouk comprend vite où est son intérêt et nage énergiquement
vers Claude. Marie manoeuvre de telle façon que l’hélicoptère
vole maintenant à fleur d’eau. Claude étire de nouveau le
bras. Cette fois, le chien se laisse attraper sans résister.
Sauvé ! Claude hisse immédiatement
Inouk à bord de l’appareil. Il était temps ! Claude est frigorifié
! Ses bottes sont remplies d’eau et il est trempé jusqu’aux cuisses.
Inouk, lui n’en finit plus de s’ébrouer. Il est couvert de neige
de la pointe des oreilles jusqu’au bout de la queue.
- Claude ! Inouk !
François et Sophie les enveloppent dans des
couvertures et les embrassent l’un et l’autre avec fougue.
- Mes compliments, lance joyeusement Marie, à
l’adresse de Claude.
Cette nuit-là, chez François et Sophie,
le réveillon est particulièrement animé. Tous les
invités veulent connaître les moindres détails du sauvetage.
Quant à Inouk, il récupère devant le foyer. Allongé
sur le tapis, il suit des yeux le clignotement des ampoules dans le sapin
tout en grignotant une vieille pantoufle de cuir dont les enfants lui ont
fait cadeau.
- Aujourd’hui, Inouk, tu nous as causé bien
des soucis, constate affectueusement Sophie.
- En tout cas, affirme François, c’est décidé
: l’an prochain, nous irons seuls, pêcher le poisson de Noël
!
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