Fantômes
et revenants
Le Passager clandestin
Adapté d’un conte populaire. Il était fréquent, pour les voyageurs d’avant l’époque des autoroutes, d’avoir à traverser des forêts sombres en roulant sur des chemins isolés, dans des voitures tirées par des chevaux. Les voyageurs, la nuit tombée, étaient heureux de faire halte dans des auberges. Mais c’est là que, parfois, des farceurs et des joueurs de tours s’amusaient à leurs dépens. Je me doutais bien qu’un jour – ou plutôt une nuit – il se passerait quelque chose de terrible à cause de toutes ces âmes en maraude. Mais je ne pensais jamais que j’y serais mêlé de si près. Moi, Grégoire Bérubé, j’habite avec ma famille sur le Chemin Long près du cap Saint-Ignace. Mes parents sont aubergistes. Quand on vit dans une auberge, on ne s’ennuie jamais. Il y a toujours du monde. Avec ma sœur Adeline, je prends plaisir à conduire les chevaux à la remise quand les cochers nous les confient. Parfois, il y a dix voitures qui s’arrêtent chez nous en même temps. Le soir, cachés en haut de l’escalier, on écoute les conversations qui montent de la salle tandis que les hommes jouent aux cartes. Tous les placoteux* et les farceurs du canton se rencontrent ici. On en entend des commérages, des potins et des histoires de peur ! L’autre jour, Déodat, le cocher du docteur, a raconté une histoire terrifiante. Il paraît que, la nuit qui précède la Toussaint, ceux qui sortent après la tombée du jour peuvent être poursuivis par les âmes des pécheurs. Ces âmes toutes noires cherchent à s’emparer de celles des vivants pour essayer d’entrer au paradis. Elles suivent les voyageurs sur les routes désertes jusqu'à ce qu’elles les rattrapent... - Tu sais bien que ce sont des inventions, ces histoires-là, Déodat ! - Non, c’est vrai, je te le jure. - Eh bien, moi, je n’en crois rien. - J’ai entendu dire, a continué le gros Narcisse,
que si les âmes s’approchent assez près, elles peuvent te
jeter un sort ou te transformer en hibou pour le restant de tes - Voyons, voyons ! Et elles ont l’air de quoi, ces âmes ? À ce moment, la porte de la salle s’est ouverte et madame Bellavance est entrée avec son mari, Hector. Madame Bellavance est une dame corpulente et fort riche. Elle portait un curieux chapeau qui nous a fait pouffer de rire et un énorme manchon en peau d’ours qui, paraît-il, fait l’envie de toutes les dames des alentours. On était bien contents, ma sœur et moi, parce que le cocher des Bellavance est notre ami. Il s’appelle Roberge. Vite, on est sortis par-derrière pour le saluer après avoir chipé deux morceaux de sucre pour Bélise, la jument. Plus tard, les discussions à propos des âmes errantes ont repris de plus belle : - D’horribles bêtes noires, sans pattes ni bras, suivent les voitures sans relâche... expliquait le gros Narcisse. - Alors, demain, après le coucher du soleil, il ne faut plus sortir. - Et pourquoi donc ? demanda Roberge qui venait d’arriver. - C’est veille de la Toussaint. Si tu veux que les âmes te courent après... - Ha ! Ha ! Ha ! Je n’ai pas peur d’elles et je sais quoi dire pour les chasser : Rabistaqui Avec ça, rien à craindre. Pas une âme ne va me courir après ! s’écria Roberge. J’aurais pu passer encore des heures à écouter les histoires des gens d’en bas, mais maman nous a découverts en montant chercher les édredons de plume pour madame Bellavance, et il a fallu regagner notre soupente. Le lendemain, comme convenu, on a brossé Bélise, puis on s’est mis à explorer les carrosses et toutes les voitures stationnées dans la cour. Tonner e - c’est ma chienne - nous suivait partout en lançant des petits cris de joie. Vers la fin de l’après-midi, on a décidé de jouer à la cachette. Quand ce fut mon tour de me cacher, j’ai cherché un bon coin. J’ai trouvé : j’ai grimpé dans la berline des Bellavance avec Tonnerre et, tous les deux, on s’est enfouis sous la couverture de laine. On a attendu qu’Adeline nous cherche. Puis, j’ai entendu monsieur Bellavance dire à Roberge : - Attelle Bélise. Ma femme ne se sent pas bien. Il faut que tu ailles tout de suite chez l’apothicaire chercher des poudres de gingembre et de romarin. Quand ils ont entendu ça, les joueurs de cartes se sont écriés : - Tu ne vas pas sortir pendant la nuit des âmes, Roberge ? - Les mistigris vont t’attraper ! En effet, aucun d’eux ne voulait se retrouver dehors cette nuit-là. Mais Roberge avala son dernier verre de rhum et les salua en disant : - Bandes de peureux ! Deux lieues pour aller, deux lieues pour revenir ; je serai de retour avant que vous n’ayez fini votre partie ! J’ai entendu des pas près de ma cachette : j’ai pensé que c’était Adeline qui me cherchait, alors j’ai retenu mon souffle. Puis, tout d’un coup, la berline a bougé et j’ai compris que Bélise trottait sur le chemin. Fallait-il rester caché ou sortir ? J’ai soulevé la couverture : la berline était vide. Roberge tenait les rênes. Alors j’ai souri : ça me plaisait bien de faire une petite promenade en secret. J’ai songé : « Je vais lui faire une jolie surprise ! Et Adeline va me chercher un fameux bout de temps ! » On roulait à vive allure et Roberge sifflotait. Tonnerre s’était endormie. On s’est arrêtés à la maison de l’apothicaire. J’ai murmuré tout bas : - Dans trois minutes, je sors de ma cachette. Quand Roberge est revenu avec un paquet dans les mains, j’ai montré ma tête et j’ai crié : - Coucou ! - Qu’est-ce que tu fais ici ? Petit coquin, va... Nous avons bien ri tous les deux et j’ai pris place auprès de lui. - Heureusement, je ne vais pas bien loin. Dans une petite heure, nous serons de retour à l’auberge. On a fait demi-tour. La neige a commencé à tomber : il faisait presque nuit. Roberge m’a laissé conduire Bélise et j’étais bien content. Tout à coup, au carrefour, on a entendu un curieux grognement. Roberge a sursauté : - Qu’est-ce que c’est ? Je me suis souvenu de Tonnerre. - C’est Tonnerre ; je l’ai emmenée, elle aussi. Tonnerre grognait de plus belle. Derrière la berline, on a vu... une grosse bête toute noire qui nous suivait. Tonnerre s’est dressée puis s’est mise à japper comme une folle. Roberge, malgré ses fanfaronnades, tremblait comme une feuille. Il m’a arraché les guides des mains et a lancé Bélise à toute vitesse sur le chemin désert. Son visage était blême. Il se retournait sans cesse. J’ai regardé à mon tour derrière la voiture et j’ai constaté que l’énorme bête noire se rapprochait de plus en plus. Jamais je n’ai eu aussi peur... Est-ce que j’allais être transformé en hibou ? Est-ce que l’âme noire allait m’emporter au royaume des morts ? J’ai crié à Roberge : - Vite, dis la formule ! Il a bafouillé : Rastaquouère Il mélangeait tout et répétait tout de travers. Moi, je ne me souvenais plus de rien. La berline roulait à fond de train, et Tonnerre hurlait plus qu’elle ne jappait. Bélise était couverte de sueur. Tout à coup, Roberge s’est écroulé sur moi. Est-ce que l’âme noire lui avait jeté un sort ? Il ne bougeait plus. La porte de la berline s’est ouverte avec fracas. La couverture de laine traînait par terre. Je ne pensais qu’à une chose : rentrer à la maison. J’ai aperçu à travers les arbres du bois les lumières de l’auberge. J’ai employé tout ce qui me restait de force pour saisir les rênes des mains inertes de Roberge. C’est Tonnerre qui m’a sauvé. Elle se moquait bien des histoires de fantômes et de revenants, elle. D’un énergique coup de reins, elle a bondi hors de la voiture et s’est jetée sur la bête qui nous poursuivait. Bélise a henni de frayeur et s’est cabrée. Moi, j’ai fermé les yeux. Je crois bien que Bélise est entrée dans la cour toute seule. Quand j’ai réalisé où j’étais, j’ai traîné Roberge jusqu'à la porte. Les curieux se massaient aux fenêtres et n’osaient pas ouvrir. C’est mon père qui a ouvert. À travers mes sanglots, j’ai essayé de raconter notre aventure, de décrire la bête monstrueuse qui nous avait poursuivis. On avait étendu Roberge sur un banc mais il n’avait pas repris conscience. Soudain, ça s’est mis à gratter à la porte. Un silence glacial s’est abattu sur nous. - N’ouvrez pas ! chuchota quelqu’un. C’est l’âme qui revient. La porte, mal verrouillée, s’est ouverte en grinçant : on a vu entrer Tonnerre qui tenait dans sa gueule... le manchon en peau d’ours de madame Bellavance, tout crotté, tout enneigé. J’ai vu, enfilée dans le gros manchon noir, une longue corde qui avait dû se casser quand Tonnerre s’était jetée sur la « bête ». Dehors, sur les montants à l’arrière de la berline, pendaient des bouts de corde. Je me souviendrai toute ma vie de cette nuit des âmes. À l’auberge, on en parle encore. Jamais on a su qui, parmi les farceurs et les joueurs de tours, avait manigancé cette affaire-là. Et on ne revit jamais Roberge passer par ici. Madame Bellavance n’a plus voulu porter son manchon. On l’a laissé dans la remise : Tonnerre dort dessus. Justement, elle vient de donner naissance à deux jolis chiots noirs comme le poêle. Je les ai appelés Gripette et Mistigri. |