Fantômes et revenants


Le Fantôme de l’avare



Adapté d’un conte populaire.

Dans les contes populaires du Québec les fantômes sont très présents ; ils sont ces êtres mystérieux condamnés à revenir sur la Terre pour racheter une faute commise avant leur mort. Ici, dans cette histoire transmise par Honoré Beaugrand en 1875, on rencontre Jean-Pierre Beaudry qui, ayant refusé l’hospitalité à un voyageur en détresse qui mourut gelé, doit accomplir sa pénitence en accueillant un autre voyageur s’il veut avoir droit à la vie éternelle.

On était le 31 décembre. Sur l’ordre de mon père, j’étais parti de grand matin pour Montréal afin d’aller y acheter divers objets pour la famille. Et surtout une magnifique dame-jeanne de rhum de la Jamaïque qui nous était absolument nécessaire pour traiter dignement les amis à l’occasion du nouvel an. À trois heures de l’après-midi, j’avais fini mes achats et je me préparais à prendre la route de Lanoraie. Mon berlot* était assez bien rempli et, comme je voulais être rentré avant neuf heures, je fouettai vivement mon cheval qui partit au grand trot. À cinq heures et demie, j’étais déjà au bout de l’île mais le ciel s’était couvert peu à peu et laissait présager une fort bordée de neige.

Je m’engageai sur la route tracée sur le fleuve gelé, et avant d’avoir atteint Repentigny, il neigeait à plein ciel.

Je ne voyais ni ciel ni terre, à peine pouvais-je suivre le chemin du roi devant moi ; les balises n’étaient pas encore posées car l’hiver venait de commencer. Une poudrerie* se mit à me fouetter la figure et m’empêchait d’avancer. Je n’étais pas bien certain de la localité où je me trouvais, mais je croyais être aux environs de la ferme du père Robillard. Je ne crus pouvoir faire mieux que d’attacher mon cheval à un pieu de la clôture et me diriger à l’aventure à la recherche d’une maison.

J’errai pendant quelques minutes et je désespérais de réussir quand j’aperçus, sur la gauche de la route, une masure à demi ensevelie sous la neige et que je ne me rappelais pas avoir encore vue. Je me dirigeai, en me frayant avec peine un passage dans les bancs de neige*, vers la cabane, que je crus tout d’abord abandonnée. Je me trompais cependant : la porte était fermée mais je crus apercevoir par la fenêtre la lueur rougeâtre d’un bon feu de bois qui brûlait dans l’âtre.

Je frappai et j’entendis aussitôt les pas d’une personne qui s’avançait pour m’ouvrir.

- Qui est là ? fit une voix d’homme.

- Un homme qui a perdu sa route, répondis-je en grelottant.

J’entendis aussitôt le loquet se lever. On ouvrit la porte à moitié pour empêcher autant que possible le froid de pénétrer, et j’entrai en secouant mes vêtements, qui étaient couverts d’une épaisse couche de neige.

- Soyez le bienvenu, me dit l’hôte de la masure en me tendant une main qui me parut brûlante, et en m’aidant à me débarrasser de mon capot*.

Je lui expliquai en peu de mots la cause de ma visite et après avoir accepté un verre d’eau-de-vie qui me réconforta, je pris place sur une chaise boiteuse qu’il m’indiqua de la main au coin du foyer. Il sortit, me disant qu’il allait sur la route quérir mon cheval et ma voiture pour les mettre dans une remise, à l’abri de la tempête.

Je ne pus m’empêcher de jeter un regard curieux sur l’ameublement de la pièce où je me trouvais. Dans un coin, un misérable banc-lit, sur lequel était étendue une peau de bison, devait servir de couche au vieillard voûté qui m’avait accueilli.

Un ancien fusil, datant de l’époque des Français, était accroché aux soliveaux de bois brut qui soutenaient le toit de chaume. Plusieurs têtes de cerfs, d’ours et d’orignaux* étaient suspendues comme trophées de chasse aux murs blanchis à la chaux. Près de l’âtre, une bûche de chêne solitaire semblait être le seul siège vacant que le maître de céans eût à offrir au voyageur qui frappait à sa porte pour lui demander l’hospitalité.

Je me demandai quel pouvait être l’individu qui vivait ainsi en sauvage sans que je n’en aie jamais entendu parler ? Je me torturai en vain la tête, moi qui connaissais tout le monde, depuis Lanoraie jusqu'à Montréal, mais je ne trouvais pas. Sur ces entrefaites, mon hôte rentra et vint, sans dire un mot, prendre place en face de moi, à l’autre coin de l’âtre.

- Grand merci de vos bons soins, lui dis-je. Voudriez-vous m’apprendre à qui je dois une hospitalité aussi franche ? Moi qui connais les paroisses comme ma main, j’ignorais jusqu'à aujourd’hui qu’il y eût une maison située à l’endroit qu’occupe la vôtre et votre figure m’est inconnue.

En disant ces mots, je le regardai en face et j’observai pour la première fois les rayons étranges que produisaient les yeux de mon hôte. On aurait dit les yeux d’un chat sauvage. Je reculai instinctivement mon siège sous le regard pénétrant du vieillard qui me regardait en face mais qui ne me répondait pas.

Le silence devenait fatigant et mon hôte me fixait toujours de ses yeux brillants comme les tisons du foyer.

Je commençais à avoir peur.

Rassemblant tout mon courage, je lui demandai de nouveau son nom. Cette fois, ma question eut pour effet de lui faire quitter son siège. Il s’approcha de moi à pas lents et posant sa main osseuse sur mon épaule tremblante, il me dit, d’une voix triste comme le vent qui gémissait dans la cheminée :

- Jeune homme, tu n’as pas encore vingt ans et tu demandes comment il se fait que tu ne connaisses pas Jean-Pierre Beaudry, jadis le richard du village ? Je vais te le dire, car ta visite, ce soir, me sauve des flammes du purgatoire où je brûle depuis cinquante ans. Je n’ai pu, jusqu'à ce jour, remplir la pénitence que Dieu m’avait imposée. Je suis celui qui, jadis, par un temps comme celui-ci, avait refusé d’ouvrir sa porte à un voyageur épuisé par le froid, la faim et la fatigue.

Mes cheveux se hérissaient, mes genoux s’entrechoquaient et je tremblais comme la feuille du peuplier pendant les fortes brises du nord. Mais le vieillard, sans faire attention à ma frayeur, continuait toujours d’une voix lente :

- Il y a de cela cinquante ans. C’était bien avant que l’Anglais eût jamais foulé le sol de ta paroisse natale. J’étais riche, bien riche et je demeurais alors dans la maison où je te reçois ici, ce soir. C’était la veille du jour de l’an, comme aujourd’hui, et seul près de mon foyer, je jouissais du bien-être d’un abri contre la tempête et d’un bon feu. Le froid dehors faisait craquer les pierres de mes murs. On frappa à ma porte ; j’hésitai à ouvrir. Je craignais que ce ne fût quelque voleur qui, sachant mes richesses, ne vînt pour me piller et, qui sait, peut-être m’assassiner !

Je fis la sourde oreille et après quelques instants, les coups cessèrent. Je m’endormis bientôt pour ne me réveiller que le lendemain au grand jour, au bruit que faisaient deux jeunes hommes du voisinage qui ébranlaient ma porte à grands coups de pied. Je me levai à la hâte pour aller les châtier de leur impudence quand j’aperçus en ouvrant la porte le corps inanimé d’un jeune homme qui était mort de froid et de misère sur le seuil de ma maison. J’avais, par amour pour mon or, laissé mourir un homme qui frappait à ma porte. J’étais presque un assassin. Je devins fou de douleur et de repentir.

Après avoir fait chanter un service solennel pour le repos de l’âme du malheureux, je divisai ma fortune entre les pauvres des environs, en priant Dieu d’accepter ce sacrifice en expiation du crime que j’avais commis.

Deux ans plus tard, je fus brûlé vif dans ma demeure et je dus aller rendre compte à mon créateur de ma conduite sur cette terre que j’avais quittée d’une manière si tragique.

Je ne fus pas trouvé digne du bonheur des élus et je fus condamné à revenir, à la veille de chaque nouveau jour de l’an, attendre ici qu’un voyageur vînt frapper à ma porte afin que je puisse lui donner cette hospitalité que j’avais refusée de mon vivant à l’un de mes semblables.

Pendant cinquante hivers, je suis venu, sur l’ordre de Dieu, passer ici la nuit du dernier jour de l’année sans que jamais un voyageur de détresse ne vînt frapper à ma porte. Vous êtes enfin venu ce soir et Dieu m’a pardonné. Soyez à jamais béni d’avoir été la cause de ma délivrance des flammes du purgatoire. Sachez que, quoi qu’il vous arrive ici-bas, je prierai pour vous là-haut.

Le revenant – car c’en était un – parlait encore quand, succombant aux émotions terribles de frayeur et d ‘étonnement qui m’agitaient, je perdis connaissance.

Je me réveillai dans mon berlot*, sur le chemin du roi, vis-à-vis de l’église de Lavaltrie. La tempête s’était apaisée et j’avais sans doute, sous la direction de mon hôte de l’autre monde, repris la route de Lanoraie.

Je tremblais encore de frayeur quand j’arrivai ici à une heure du matin et je racontai aux convives assemblés ma terrible aventure. Quelques jours plus tard, j’eus l’occasion de raconter mon histoire au curé de la paroisse. J’appris que les registres de son église faisaient en effet mention de la mort tragique d’un nommé Jean-Pierre Beaudry, dans sa maison incendiée, survenue il y a cinquante ans.

En parcourant, en hiver, la grande route qui longe la rive du fleuve, je frissonne encore à la pensée de ce voyage que je fis la veille du nouvel an, même si certains de mes amis prétendent que j’avais rêvé en chemin. Jamais je n’oublierai le regard de feu du fantôme de l’avare.